Le conflit qui oppose la République d’Haïti et sa voisine, la République dominicaine, à propos du creusement d’un premier canal sur la rivière Massacre, alors que les dominicains en disposent déjà de onze, en vérité, ne date pas d’aujourd’hui.
Ce qui arrive maintenant est la conséquence exacte de la non continuité de l’Etat dans la poursuite des travaux et des décisions prises en Haïti par les régimes antérieurs. Il vient aussi du laxisme des autorités haïtiennes face à leurs homologues dominicaines qui ont pris goût à un avantage qu’elles n’ont pas sur le plan juridique ou sur les Traités internationaux régissant le partage des rivières et cours d’eau servant de frontières entre les deux Etats.
Mais, ce semblant avantage s’explique surtout par l’absence d’autorité et la décadence de l’Etat haïtien qui ne peut ou ne veut plus administrer le territoire et par ricochet laisser la population à l’abandon. La construction de ce canal du côté haïtien sur la rivière Massacre a donné le prétexte tant attendu aux élites et dirigeants dominicains d’humilier une fois de plus leurs homologues haïtiens qui, par leur incapacité à poser les bases du développement national, ont permis à la République dominicaine de se hisser au rang de grenier et de garde-manger d’Haïti.
Dès le lancement de la deuxième phase du creusement du canal par les paysans de la plaine du Maribaroux, en septembre 2023, le ton était donné du côté des autorités de la République dominicaine qui ont carrément lancé un ultimatum au gouvernement haïtien de suspendre les travaux tout en mettant en avant l’incapacité des dirigeants de la Transition à Port-au-Prince à gérer le territoire haïtien.
Le Président Luis Abinader qui est en campagne pour sa réélection, avait créé en 2021, le « Conseil de Sécurité Nationale (CSN)», une structure étatique tout à fait normale pour un Etat qui entend coordonner et structurer sa sécurité et sa défense nationale. Il avait convoqué cet organisme en charge de conseiller l’Exécutif dominicain sur tout ce qui est relatif à des politiques publiques et de sécurité. Rappelons qu’en 2020, le défunt Président Jovenel Moïse avait lui créé « l’Agence Nationale d’Intelligence » (ANI), sorte de service de Renseignement et de Sureté pour le pays. Mais, la première décision du Premier ministre Ariel Henry a été de rentrer le décret et tuer dans l’œuf cet organisme public de l’Etat.
Revenons au conflit du canal. Pour montrer qu’il n’a aucun respect pour les dirigeants haïtiens, avant même de tenter de trouver un accord à travers des pourparlers entre les deux Etats, Abinader sollicitait les recommandations de son Conseil de Sécurité Nationale. Sans surprise, après délibération, cet organisme a préconisé sans prendre l’avis du Comité binational, organisme par lequel les deux gouvernements gèrent leurs différents « (…) Le Conseil de Sécurité Nationale a décidé ce qui suit : Suspendre définitivement l’entrée de toutes les personnes impliquées dans le conflit et cesser de délivrer des visas aux citoyens haïtiens jusqu’à nouvel ordre ; maintenir la fermeture totale de la frontière à Dajabón et, si le conflit n’est pas résolu d’ici jeudi, fermer complètement la frontière pour le commerce terrestre, maritime et aérien (…) Ce projet viole clairement l’article 10 du Traité de Paix, d’Amitié et d’Arbitrage entre la République dominicaine et la République d’Haïti.
Il ne fait aucun doute que ce projet unilatéral est promu par des acteurs haïtiens dans le but de nuire à leur propre gouvernement et de créer un conflit avec notre pays (…) Les autorités haïtiennes affirment qu’elles ne soutiennent ni ne participent au projet et ont réitéré à plusieurs reprises leur désaccord avec sa construction. Les promoteurs de ce projet sont des entrepreneurs et des politiciens cherchant à garantir l’approvisionnement en eau à des fins commerciales. Le gouvernement haïtien a admis à plusieurs reprises qu’il n’a pas la capacité de résoudre les conflits internes en raison de la perte du monopole de la force de l’État haïtien aux mains d’organisations criminelles (…) Nous ne pouvons pas permettre à des personnes incontrôlables dans un pays de faire ce qu’elles veulent.
des autorités de la République dominicaine ont carrément lancé un ultimatum au gouvernement haïtien de suspendre les travaux tout en mettant en avant l’incapacité des dirigeants de la Transition à Port-au-Prince à gérer le territoire haïtien.
S’ils sont incontrôlables là-bas, nous devons les contrôler d’ici ! (…)» On l’a compris, les dirigeants dominicains ne cherchaient point à trouver une solution à l’amiable mais voulaient un conflit long et couteux pour les deux Etats dans la mesure où le Président dominicain a mis le gouvernement haïtien au pied du mur tout en cherchant habilement à les dédouaner de la construction du canal.
Or, il se trouve que la construction de ce premier canal sur cette rivière frontalière est loin d’être préjudiciable pour les dominicains qui en disposent déjà de près d’une douzaine, (11 pour être exact) sur la même rivière depuis des années. Des canaux qui permettent aux industries agro-alimentaires dominicaines d’avoir des terres irriguées toute l’année et une agriculture en abondance pour inonder le marché haïtien. Abinader avance que la construction n’est pas l’œuvre du gouvernement haïtien mais d’individus cherchant à déstabiliser les autorités de la Transition qui n’arrivent pas à avoir le contrôle du territoire. Et de fait, il met au défi les Haïtiens de continuer les travaux sous peine de sanction. Des sanctions qu’il a d’ailleurs imposées immédiatement à des citoyens haïtiens qu’il estime être les promoteurs du projet. En réalité, le Président dominicain a tout faux.
D’abord, le projet d’élever un canal sur la rivière Massacre ne date pas du mois de septembre 2023. C’est un très long processus comme l’a expliqué avec raison l’ancien sénateur du Nord-Est, Jacques Sauveur Jean, qui est l’un des premiers Notables de la région disposant d’une usine de riz dans la plaine de Maribaroux à avoir initié ce projet depuis la présidence de feu Président… René Préval. Restant dans l’état de projet, l’ancien chanteur Jacques Sauveur Jean a une nouvelle fois relancé le dossier du canal et l’arrosage des terres sous la présidence de Michel Joseph Martelly, musicien, chanteur comme lui et de surcroit son ami. Le projet est donc engagé. C’est l’entreprise Agritrans de Jovenel Moïse, alors entrepreneur qui est chargée de réaliser la construction du canal. Mais, nous sommes en Haïti. Pour une raison ou une autre, tout est arrêté net après quelques mois de travaux. Sans jamais perdre espoir, les paysans de la zone et Jacques Sauveur Jean, devenu entretemps sénateur de la République, encouragés par le Mouvement des agriculteurs de la plaine de Maribaroux, reviennent à la charge après l’élection à la présidence de la République de Jovenel Moïse.
Tout bonnement, le nouveau sénateur, les paysans de la plaine de Maribaroux et d’autres Notables de Ouanaminthe et du Nord-Est en général intègrent le dossier du canal sur la rivière Massacre parmi d’autres grands projets régionaux de la nouvelle Administration: Centrale électrique à Sainte-Philomène au Cap-Haïtien, Barrages sur la rivière Marion, Canal sur la rivière Massacre, Panneaux photovoltaïques dans les communes de Ferrier, Capotille, Usines d’asphalte, etc, que le nouveau chef de l’Etat, natif du Nord, voudrait faire construire dans la région. C’est ainsi que, outre le Barrage Marion, les travaux du canal sur la rivière Massacre ont été repris par une entreprise de génie civile cubaine. Malheureusement, dès l’arrivée du gouvernement de la Transition quelques jours après l’assassinat du Président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, la totalité des projets en cours de construction, voire sur le point d’achèvement, a été stoppé net, abandonné et est tombé en ruine.
Oubliés par les autorités de Transition à Port-au-Prince, les habitants de Ouanaminthe et les paysans d’autres communes avoisinantes se sont réveillés. Ils ont fini par comprendre qu’ils devaient bouger s’ils ne voulaient pas mourir de faim alors qu’ils possèdent des terres fertiles capables de leur fournir ce dont ils ont besoin pour vivre et s’occuper de leurs enfants. Encouragés par des promoteurs locaux, de certains Notables et d’anciens élus, notamment, les ex-sénateurs Jacques Sauveur Jean et Jean-Baptiste Bien-Aimé, les paysans de la plaine de Maribaroux, à travers leur organisation, ont décidé de reprendre la construction du canal le 30 août 2023 là où les travaux s’étaient arrêtés. En résumé, la construction de ce premier canal sur la rivière Massacre face aux onze que possèdent les industriels de l’agro-alimentaire en République dominicaine n’est pas un projet individuel ou entrepris par des femmes et des hommes politiques qui seraient dans l’opposition au Premier ministre Ariel Henry, le chef de la Transition.
Il s’agit bien d’un projet de l’Etat haïtien, commencé le 2 avril 2021 soit trois mois avant l’assassinat du Président de la République, Jovenel Moïse, qui, d’ailleurs, suite aux contestations des autorités dominicaines, avait envoyé le 26 mai 2021 une délégation haïtienne dans la capitale dominicaine pour leur présenter officiellement le projet du canal sur le plan technique. Après constat, les dominicains ont reconnu qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter d’une déviation éventuelle de la rivière Massacre. Ainsi, le 27 mai 2021, les deux capitales se sont mis d’accord à travers une Déclaration commune reconnaissant, comme le veut le Traité de Paix, d’Amitié et d’Arbitrage signé le 20 février 1929 entre les deux Etats à Santo Domingo, « (…) Qu’il est établi le droit qu’ont les deux Nations d’utiliser les eaux des rivières qui se trouvent dans la zone frontalière de manière juste et équitable (…) »
Cet Accord pour la construction du canal avait donc été obtenu après discussions entre les deux gouvernements et officialisé par le Protocole conjoint signé le 27 mai 2021. Donc, à part le côté technique qu’il faut naturellement toujours surveiller dans la réalisation de ce genre d’ouvrages, il n’y a rien d’anormal à ce que font les paysans du Nord-Est sur la rivière Massacre du côté haïtien. Les autorités dominicaines mentent effrontément quand elles disent, selon le Rapport du Conseil de Sécurité Nationale, que « Ce projet est en violation du Traité de paix signé entre les deux pays en 1929 ». Justement, regardons ce que dit ce fameux Traité de Paix, d’Amitié et d’Arbitrage, plus précisément, l’article 10 traitant des cours d’eau et autres rivières servant de frontière entre les deux Etats. Que dit cet article 10 ? « En raison de ce que des rivières et autres cours d’eau naissent sur le territoire d’un des deux États, traversent sur le territoire de l’autre ou leur servent de limites, les deux Hautes Parties contractantes s’engagent à ne faire ni consentir aucun ouvrage susceptible soit de changer le cours naturel de ces eaux, soit d’altérer le débit de leurs sources.
Cette disposition ne pourra s’interpréter de manière à priver l’un ou l’autre des deux États du droit d’user d’une manière juste et équitable, dans les limites de leurs territoires respectifs, desdits rivières et autres cours d’eau pour l’arrosage des terres et autres fins agricoles et industrielles ». C’est clair, précis et sans aucune ambiguïté. Il faut être de mauvaise foi ou cherchant des confrontations pour interpréter différemment cet article 10 du Traité de paix. D’ailleurs, c’est en le respectant scrupuleusement qu’à aucun moment, depuis la signature de cet accord entre les deux Etats, la République d’Haïti n’a jamais contesté ni fait la moindre remarque ou obstacle vis-à-vis de la République dominicaine qui a construit onze canaux sur cette même rivière Massacre dont aujourd’hui les dirigeants contestent la construction d’un premier canal du côté haïtien. En vertu de quel droit, au nom de quel Traité, Santo Domingo conteste-t-elle le droit des Haïtiens d’utiliser la même rivière que les Dominicains qui jouissent de leur droit comme le veut le Traité de 1929 ?
On n’est pas souvent d’accord avec l’agronome Jean André Victor, mais l’honnêteté impose qu’on reconnaît qu’il a raison et surtout qu’il était l’un des premiers hommes politiques à avoir posé la problématique de l’utilisation de la rivière Massacre de manière abusive par les Dominicains et à dire que les Haïtiens étaient dans leur bon droit aujourd’hui de construire un canal sur la rivière Massacre. L’agronome Jean-André Victor, dès le 12 septembre, a dénoncé l’attitude arrogante du Président Luis Abinader quand celui-ci a imposé quasiment un blocus à Haïti en fermant la totalité des frontières dominicano-haïtiennes. Le mardi 12 septembre 2023, sur la radio Magik9, il était interrogé sur ce conflit et la menace d’Abinader contre Haïti.
« Les mesures annoncées par le Président dominicain Luis Abinader n’ont aucune base juridique valable. Ce sont des menaces pour forcer l’arrêt de la construction du canal du côté des Haïtiens. Bien qu’en retard, les autorités haïtiennes devraient alerter la Communauté internationale vu l’ampleur du conflit. On devrait constituer un dossier solide pour faire valoir nos droits et exiger la régularité. Les Dominicains ont violé, de façon sauvage, tous les accords en ce sens. Sur la rivière Massacre, le République dominicaine a déjà effectué plusieurs prises irrégulières dans le silence total des Haïtiens. Aujourd’hui, nos voisins pensent qu’ils ont affaire à un État inexistant qui ne peut pas faire valoir ses droits, ne comprend pas ce qui se passe et n’est pas non plus à la hauteur de la gestion des cours d’eau internationaux », répondait l’homme politique.
(A suivre)