Depuis 1987, l’institutionnalisation du pouvoir d’État telle que prescrite par la nouvelle Constitution n’a jamais pu être véritablement réalisée. Toutes les voies d’accès au pouvoir – élections, révoltes, coups d’État et diktats de la communauté internationale, négociations, accords, compromis et expédients – ont été essayés sans qu’on puisse parvenir à la normalisation démocratique, voire à une stabilisation politique du pays. Plus de trente ans plus tard, il importe d’interroger de toute urgence l’histoire récente, celle qui met en perspective le parcours de cette transition post dictatoriale.
I – Rappel
1 – Aux premières élections fondatrices du nouveau régime, noyées dans le sang le 28 novembre 1987, ont suivi celles de janvier 1988 organisées sous la supervision des militaires qui ont vite fait de renverser quatre mois plus tard le nouveau Président, M. Leslie Manigat. Suite à de nouvelles élections générales en décembre 1990, une phase de normalisation est enclenchée à l’avènement de M. Jean-Bertrand Aristide à la présidence. Il en sera éjecté à son tour en septembre 1991 par les militaires.
2 – Dans une projection critique sur le moment historique de la transition amorcée en 1988, il est bon de faire le relevé des présidences issues de la rupture de la norme constitutionnelle. Aux deux ans de gouvernement militaire des généraux Henry Namphy (juin-septembre 1988) et Prosper Avril (septembre 1988-avril 1990), il faut ajouter les quelques mois de la présidence provisoire de Ertha Pascal Trouillot (avril 1990-février 1991) et les années du coup d’État du général Raoul Cédras (1991 à 1994), lequel s’est résumé d’un côté en un gouvernement local de facto accaparant tous les pouvoirs et de l’autre en la présidence légale d’Aristide gérant les missions haïtiennes à l’étranger grâce au soutien de la communauté internationale. Puis, l’Exécutif intérimaire d’Alexandre-Latortue (2004-2006) et, plus récemment, la présidence de Jocelerme Privert (2016-2017).
3 – Des sept quinquennats dont l’histoire débute en 1988, de Leslie Manigat à Jovenel Moïse, un seul, celui du deuxième mandat de René Préval (2006-2011), aura été épargné par les turbulences politiques :
– coups d’État en1988 et en 1991
– restauration de la légalité constitutionnelle en 1994 grâce à une intervention militaire étrangère, mais la priorité étant aux élections législatives et présidentielles, le contenu du retour à l’ordre constitutionnel (CEP, collectivités territoriales, Commission de conciliation, forces de sécurité, etc.) n’est vraiment pris en compte que dans le cadre du rapport des forces entre les principales formations politiques engagées dans le processus électoral 1994-1995 ;
– crise électorale en 1997 débouchant sur un grave dysfonctionnement institutionnel : le chef de l’État entré en fonction le 7 février 1996, M. René Préval, au départ du Premier ministre Rosny Smarth démissionnaire et faute d’un remplaçant dûment confirmé, est contraint de jouer le rôle de chef de gouvernement de facto pendant six mois (octobre 1997-mars 1999) tandis que M. Jacques-Édouard Alexis, le PM choisi et ratifié en décembre 1998 par le Parlement exerce la fonction de chef de gouvernement non moins de facto (mars 1999-février 2001) pour n’avoir pu présenter sa déclaration de politique générale, la Chambre des députés étant reconnue caduque à la fin de son mandat le 11 janvier 1999;
– coups de force en 2004 contre le Président Aristide et deuxième intervention militaire étrangère au terme de fortes contestations politiques générées par les mises en cause des élections législatives de mai 2000 et de la présidentielle qui a suivi en novembre ;
– nouveau gouvernement provisoire issu d’un arrangement à l’initiative d’un comité tripartite de crise où se retrouvent un représentant de Lavalas, celui de l’opposition regroupée sous la dénomination de Convergence démocratique et le représentant-résident du PNUD en Haïti;
– nouvel Exécutif et nouvelle législature légitimés par les élections de 2006, mais le président Préval (2006-2011) et le Parlement ne parviendront pas à compléter la mise en place des institutions destinées à l’équilibre des pouvoirs d’État et à créer des conditions de la bonne gouvernance : les juges, sauf ceux de la Cour de cassation, ne sont pas nommés en vertu des prescriptions constitutionnelles, le CEP est toujours provisoire, la Commission de conciliation n’est pas normée, tous les organes des collectivités territoriales ne sont pas constitués;
– cafouillage en 2011-2012 de la révision constitutionnelle introduite par Préval en 2009 et débouchant sur une faille constitutionnelle dont le nouveau président déclaré élu, Michel Martelly a du mal à sortir.
4 – Depuis 1986 donc, il n’y a pas eu de transmission du pouvoir dans des conditions normales, c’est-à-dire d’un président élu à un élu : de Namphy à Manigat, de Ertha Trouillot à Aristide, d’Alexandre à Préval 2, de Privert à Jovenel Moïse. À trois exceptions : d’Aristide à Préval 1, de ce dernier à Aristide 2, de Préval 2 à Martelly, mais dans ces trois cas, la passation de la présidence a lieu précisément soit dans les conditions considérées équivalentes à une occupation étrangère, soit au terme de vives contestations électorales.
5 – Qu’est-ce à dire des autres institutions étatiques, en particulier du Parlement dont la Charte de 1987 fait le poteau mitan du nouveau régime politique ?
Sept législatures – de la 44e à la 50e – se sont succédé sans laisser un bilan législatif à la hauteur des exigences de leur mission et des ambitions de la génération des utopies démocratiques qui s’est laissé persuader que le parlementarisme hybride de la Constitution de 1987 enfanterait l’État de droit démocratique et préviendrait le retour du monstre. Dans l’ensemble, plongées dans les turbulences politiciennes, elles ont été happées par des combines et des crises institutionnelles qui ont compromis le travail législatif et ruiné leur autorité morale et politique. Leur contribution à la faillite de l’État est non moins considérable. Les manœuvres sont parfois tellement dégradantes au cours de la 50e de triste mémoire qu’elles favorisent les tentations autoritaires et inconstitutionnelles du chef de l’État actuel. « Sans la vigilance du droit, rappelle Erik Orsenna, la démocratie devient une comédie où élus et mafieux se tiennent par la barbichette et s’enrichissent les uns les autres. Encore faut-il que ce droit soit voté par un parlement sain et dit par une justice indépendante ».
6 – Qu’est-ce à dire de la décentralisation qui repose sur des collectivités à trois paliers territoriaux (la section communale, la commune, le département) dont la Constitution fait les organes essentiels de la gouvernance locale ? On a observé que les nouvelles institutions porteuses du projet démocratique local n’ont jamais pu se former et fonctionner adéquatement au point de n’avoir pu remplir leur mandat. Celles qui, tant bien que mal (les CASECS et les ASECS), ont survécu aux contrecoups des crises politiques à répétition ont fonctionné pour la plupart dans des conditions de gouvernance éprouvantes. De l’incapacité à mettre en place les assemblées locales dont l’architecture est conçue pour assurer la cohérence des rapports entre les différents niveaux de pouvoir, il résulte que des pans entiers de leur mandat (participation à la nomination des juges et à la formation du CEP) se sont effondrés.
Cette énumération non exhaustive peut être complétée par l’apport de chacun à partir de ses propres observations sur le dysfonctionnement institutionnel depuis 1988. Il y aurait en effet beaucoup à dire des Chambres législatives pratiquement inopérantes, du Pouvoir judiciaire branlant, du cafouillage de la décentralisation. Beaucoup à dire du Conseil Électoral, importante création constitutionnelle à vocation de rempart contre toutes les tentatives d’accaparement des pouvoirs ; le Permanent n’a jamais pu être formé après plus de 30 ans, on n’en a eu que des Provisoires sans lendemain ou frappés d’indignité. On n’en compte plus, tellement la transition en a consommé. La présidence dont le mandat s’est achevé le 7 février 2016 en a englouti 5 à elle seule.
II- Où en est-on aujourd’hui ?
Les élections de 2010-2011 réalisées dans des conditions chaotiques ont mis en évidence les interventions grossières de la communauté internationale, les États-Unis et Hilary Clinton en tête, pour torpiller les résultats et imposer Michel Martelly à la présidence. Tout s’est passé comme si, le chaos dévastateur du séisme du 12 janvier 2010 mis à profit par les prédateurs, les travaux préalables du groupe de travail sur la Constitution, qui ont mobilisé divers secteurs en 2009, n’ont servi qu’à introduire un nouveau cafouillage au terme de la réforme constitutionnelle en 2011-2012.
Les crises institutionnelles se sont multipliées. C’est reparti avec la révision constitutionnelle enclenchée en septembre 2009 à la fin de la 48ème législature. Poursuivie en 2011 sous la 49e législature et proprement bâclée, elle aboutit en 2012 à une calamité procédurale au point où des juristes et observateurs s’accordent pour dire que la Constitution de 1987 n’a jamais été amendée. Qu’à cela ne tienne, le pouvoir d’État est reconstitué. L’ère Tèt Kale inaugurée par la présidence de Martelly n’est jamais sortie du bourbier institutionnel. Le rythme du renouvellement du Sénat constitue, avec la formation du CEP, la principale pierre d’achoppement du système électoral et donc de la structuration constitutionnelle des pouvoirs indispensable à leur fonctionnement régulier et pérenne. Bien entendu, compte non tenu ici du comportement des élus, de tous les dirigeants chargés de veiller au respect des règles de droit, et plus généralement de leur incapacité à juguler les crises multiformes de la longue période de transition.
Ce que j’ai analysé sous le titre « l’embrouillement électoral 2007, 2008, 2009 » (La question électorale, CIDIHCA, 2015, pages 183-211), ne va pas tarder à se reproduire. Faute d’un CEP dûment constitué, le non renouvellement du tiers du Sénat en 2012 et des organes de la gouvernance locale en 2014, ouvre un nouveau chapitre de ce casse-tête récurrent. Le déficit électoral étendu à tout le mandat de Martelly donne la mesure de la gravité de la crise sociétale haïtienne. Les dirigeants seront obligés de recourir, à l’intérieur même d’une structure étatique constitutionnelle, à des procédés de sortie de crise hors normes. Au fait, médiations, dialogue politique, conférences, recours à des accords entre les représentants des pouvoirs de l’État, accords entre ces derniers et des formations politiques ou des consultations auprès d’organisations de la Société civile semblent devenir la norme.
En voici quelques-uns :
Accord El Rancho du 14 mars 2004. Précédé d’un dialogue politique et interinstitutionnel inter haïtien animé par la Conférence épiscopale d’Haïti du 24 janvier au 14 mars 2014, l’accord d’El Rancho fut le résultat de plusieurs rencontres entre l’Exécutif, les membres du Parlement et des partis politiques.
Accord tripartite du 29 décembre 2014 entre les représentants des trois grands pouvoirs de l’État autour de la crise préélectorale, soit le Président Michel Martelly, les Présidents du Sénat (Simon Dieuseul Desras), de la Chambre des députés (Jacques Thimoléon) et le Président de la Cour de cassation (Anel Joseph).
Accord politique du 11 janvier 2015 pour une sortie durable de la crise politique entre le Président Martelly et des partis politiques. Accord signé en vue de la confirmation du Premier ministre désigné Evans Paul.
Accord politique du 6 février 2016 pour la continuité institutionnelle à la fin du mandat du Président de la République en l’absence d’un président élu et pour la poursuite du processus électoral entamé en 2015. Accord signé le 6 février 2016 entre le Président Martelly, le président du Sénat, Joelerme Privert, le Président de la Chambre des députés, Cholzer Chancy
Ce dernier accord aboutit à « l’élection » par l’Assemblée nationale de Jocelerme Privert. Président provisoire, ce dernier doit faire face à son tour aux accrochages politiques, aux failles et avatars électoraux en sorte qu’il n’a pu mener son mandat à terme qu’au mois de novembre de 2016, date de confirmation de l’élection de Jovenel Moïse.
Avec ce nouveau président assermenté le 7 février 2017 débute une deuxième phase de l’ère Tèt Kale. Un peu plus d’un an après son arrivée au pouvoir, la situation du pays dégénère en des crises multiples (économiques, sociales, sécuritaires, institutionnelles, politiques, etc.). Ses réponses, inconsidérées, dérogatoires aux normes, accélèrent la dégradation de la gouvernance. En août 2017, il se permet une première dérogation lorsqu’à la demande du CEP il refuse de publier dans Le Moniteur les résultats des élections indirectes en vue de la formation des assemblées municipales. (Voir Le Nouvelliste du 28 août 2017). De là on s’est acheminé vers la faillite retentissante de l’État. Au point que depuis le deuxième lundi de janvier 2020, le Parlement disparu faute de nouvelles élections pour le renouvellement de la Chambre des députés et des deux tiers du Sénat, un gouvernement de facto opère sans contrôle. Au bout de ces manœuvres et de nouveaux avatars électoraux, des mairies sont transformées en boites d’accueil d’agents intérimaires exécutifs. Aujourd’hui, il n’y a plus de retenue, le pays est abasourdi par les promulgations débridées des décrets du Président faisant éclater l’ordonnancement juridique existant. En fin de compte, la présidence de Jovenel Moïse est aujourd’hui l’aboutissement calamiteux de la dégradation accélérée de la gouvernance à tous les niveaux considérés.
III – Que dire ? Que n’a-t-on pas dit ?
L’histoire immédiate invite à revisiter cette exigence d’institutionnalisation située au cœur de la transition post Duvalier qui, d’échecs en échecs, s’est transformée en une grave crise nationale.
Aux crises politiques fréquentes il n’y a jamais eu de solution politique satisfaisante ni de réponse institutionnelle adéquate. Depuis 1987, je ne sais plus combien de fois il est question de restaurer (instaurer ?) un gouvernement constitutionnel. Le pays aujourd’hui continue de vivre dans un tel danger de déséquilibre institutionnel et les pouvoirs publics sont dans une si flagrante inconstitutionnalité qu’il bascule dans l’arbitraire dictatorial et l’anarchie. Le clou de la dérive gouvernementale est la reconstitution misérable d’un CEP fantoche auquel est confiée la haute mission non seulement d’organiser des élections – ce qui serait conforme, en temps normal, à sa fonction – mais d’organiser un referendum sur un nouveau projet constitutionnel. Élaboré par qui?
Quelques observations:
1- « Un gouvernement démissionnaire qui expédie les affaires courantes est un gouvernement à qui le Parlement a retiré sa confiance, qui ne peut donc s’appliquer qu’aux tâches relevant de la gestion journalière. Ce concept ne peut couvrir des choix politiques nouveaux. Prendre des décrets, contresignés par tous les membres du gouvernement, c’est légiférer. Légiférer consiste à concevoir ou mettre en œuvre des politiques nouvelles, légiférer modifie l’ordonnancement juridique et engage l’avenir du pays. Ceci sort manifestement du cadre de la liquidation des affaires courantes et ne peut donc émaner d’un gouvernement démissionnaire…. Pour toutes ces raisons, la Chaire estime que le Président Moïse, assisté d’un gouvernement démissionnaire gérant les affaires courantes, ne dispose pas de la légitimité nécessaire pour légiférer par décrets. » (Déclaration du 7 février 2020 de la Chaire LJJ)
2 – « Le disfonctionnement ou la non opérationnalisation du Parlement n’autorise pas ipso facto le chef de l’État à adopter des décrets présidentiels. L’État dispose d’un ordonnancement juridique composé de la Constitution, des traités internationaux, des lois et des décrets promulgués avant la Constitution qui ne lui sont pas contraires. Ainsi, un chef d’État est en mesure, pendant l’absence de courte durée du Parlement, de diriger valablement avec l’ordonnancement juridique existant, sans recourir à des décrets » (Joseph Léon Saint-Louis, juriste, professeur à l’UniQ et membre de la Chaire LJJ)
3- Et tout récemment l’apostrophe de Bernard Gousse, membre de la Chaire et Doyen de la Faculté des sciences juridiques et politiques de l’UniQ, au Président de la République, laquelle apostrophe « surgit de l’urgence qu’il y a à protester contre une machine qui semble s’être délestée de tous les freins et autres mécanismes de sécurité… ».
Il constate que « La société s’est émue de la publication de l’arrêté du 18 septembre 2020 mettant sur pied le Conseil électoral provisoire et indiquant parmi ses missions celle d’organiser un référendum pour l’adoption d’une nouvelle Constitution… »
Il développe :
« Un arrêté figure au plus bas de l’échelle des normes et n’est valide que pour autant qu’il se réfère et respecte les normes qui lui sont supérieures, la loi et la Constitution. L’on peine à trouver une loi régissant le référendum constitutionnel que le CEP serait chargé d’organiser. Constitution du corps électoral, majorité requise, prise en compte ou non des votes blancs, etc., rien, niet, nada. En l’absence de loi, le CEP agirait dans la plus complète illégalité et remplirait une mission qu’un simple arrêté ne saurait lui confier…
Et Bernard Gousse conclut :
« Passer outre à la Constitution, alors que l’ordre constitutionnel n’est pas renversé et que le consensus n’existe pas dans le corps social sur la nécessité et les modalités d’une révision constitutionnelle, frappe cet arrêté d’une inconstitutionnalité radicale. »
(Le Nouvelliste, 28 septembre 2020)
Mentionnons :
1- La Résolution 2020-06 de la FÉDÉRATION DES BARREAUX D’HAITI (FBH) portant sur les décrets pris par le Pouvoir Exécutif, adoptée à l’unanimité par le Conseil d’Administration réuni à l’extraordinaire le 17 juillet 2020.
« La Fédération des Barreaux d’Haïti (FBH) :
« Rappelle au Président de la République et à son Gouvernement que la Constitution ne confère pas au Pouvoir Exécutif le pouvoir de se substituer au Pouvoir Législatif pour adopter des Décrets ayant force de loi ;
Demande en conséquence au Président de la République de faire retrait des Décrets adoptés en violation de la Constitution ; »
2- La Déclaration commune en date du 22 juillet 2020, d’une dizaine d’organisations de la société civile, dont Jurimédia, ACEEH, RECIDP, … ) contre la publication des décrets
« Cette contestation des décrets s’explique également par le fait qu’ils sont signés d’un gouvernement de facto, et nommé sans le moindre consensus politique. De plus, pour avoir refusé toute consultation, les organisations estiment que tout débat sur le fond des décrets les légitimerait, ainsi que le gouvernement qui concentre tous les pouvoirs, au détriment des autres pouvoirs qui sont codépositaires de la souveraineté nationale (art. 59 et 60 de la Constitution). »
3- À ce compte, ce que je considère comme l’un des plus grands outrages infligés à la Charte de 1987 réside dans le décret du 22 août 1995 sur l’organisation du Pouvoir judiciaire. La promulgation dudit décret par le Président Aristide est intervenue à la toute fin du scrutin pour le renouvellement du Parlement (septembre 1995). Qu’à cela ne tienne, la Cour de Cassation, statuant sur un recours en inconstitutionnalité, a confirmé cette indignité dans l’arrêt du 23 juin 2000 selon lequel « le Président de la République, comme chef du Pouvoir Exécutif, a été amené à promulguer le Décret du 22 août 1995 relatif à l’Organisation Judiciaire, en lieu et place du Pouvoir Législatif parce que ce pouvoir n’existait pas à l’époque, et parce que l’Exécutif avait mandat pour ce faire, en vertu de l’article 136 de la Constitution qui l’habilitait à assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État » et que, de ce fait, « le décret est donc conforme aux prévisions de la Constitution. »
L’article 136 était justement en train d’être appliqué, si je peux m’exprimer ainsi, puisque les élections en cours étaient destinées à rétablir le Parlement, un des trois pouvoirs d’État auxquels le peuple délègue l’exercice de la souveraineté nationale (articles 58 et 59).
4– J’ajoute, en me citant, des extraits de mon dernier ouvrage Les trois âges du constitutionnalisme haïtien, Éditions du CIDIHCA, Montréal, 2019, page 353 :
Des décrets et de la distorsion constitutionnelle
– Le décret, comme on l’a connu dans des Constitutions antérieures (1935, 1964, 1983, par exemple) est absent du texte de 1987. Du reste, le recours aux décrets est fréquent dans des périodes de transition où le pouvoir est exercé en dehors des normes constitutionnelles. Il en résulte un grand nombre de textes dits décrets ou décrets-lois intégrés dans le patrimoine législatif. Compte tenu de l’usage que les nombreux gouvernements provisoires en ont fait depuis 1987, il y aurait grand intérêt à ce que des chercheurs, professionnels du droit, en proposent une mise à jour, un bilan critique et une mise en perspective…
– Dans la Constitution de 1987 cependant, le terme décret est utilisé dans trois cas pour rendre une décision : 1) par la Haute Cour de Justice (article 188-1), 2) par L’Assemblée nationale pour ratifier des Conventions, Accords et Traités internationaux (article 276-1), 3) par le CNG « autorisé à prendre en Conseil des ministres, conformément à la Constitution, des décrets ayant force de loi jusqu’à l’entrée en fonction des députés et sénateurs … » (article 285-1)
IV- Que faire ?
On relève d’année en année des interventions de milieux politiques, associatifs ; des études de spécialistes ; des initiatives officielles et citoyennes visant à repenser la question constitutionnelle dans le cadre des demandes répétées de refondation de la nation.
Aujourd’hui, on peut dire que celle-ci fait l’unanimité au sein de toutes les organisations de combat œuvrant dans ce sens, et la proposition de repenser le cadre de l’organisation de la gouvernance du pays est inscrite en bonne place dans tout projet de pacte national, de conférence nationale ou de transition de rupture.
Ma réponse à la question que faire ? Elle réfère d’abord à un engagement citoyen et intellectuel et, dans les circonstances actuelles, à mon appartenance à la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le constitutionnalisme haïtien.
Le 15 juin 2012, le Recteur de l’Université Quisqueya, Jacky Lumarque, a adressé à quelques collègues et à moi une longue lettre dont je reproduis ici des extraits rappelant le sens de nos fréquents échanges et les préoccupations de certains d’entre nous quant à notre responsabilité d’intellectuel et d’enseignant.
« Beaucoup parmi nous sommes de la génération sortante, comme beaucoup d’autres éminents Haïtiens qui depuis plusieurs décennies, par leurs travaux d’écriture ou leurs actes d’engagement citoyen, ont essayé et essaient encore de dire qu’il est possible qu’Haïti soit autrement, que le sous-développement chronique n’est pas un verdict sans appel, que la médiocrité dans la conduite des affaires publiques n’est pas une fatalité, que nos grands tenanciers du secteur des affaires ne sont pas condamnés à regarder Haïti comme à la fois le marché de la Croix des Bossales où l’on fait, durant la semaine, du commerce sans valeur ajoutée et Miami le pays où l’on vit sa vraie vie de famille en week-end, que la société civile n’est pas nécessairement réductible à des agences de gestion de petits projets définis en fonction des paradigmes des bailleurs de fonds, que les leaders d’opinion peuvent échapper à la captivité du « zen » politique journalier qui réduit l’information à des échanges de « sons de cloche » récurrents entre des politiciens incultes et à moralité douteuse, que les partis politiques et le Parlement ne sont pas condamnés à vivoter dans l’orbite du pouvoir exécutif à la recherche de restes, de miettes en provenance des ressources publiques dans l’usage desquels il est facile pour l’Exécutif de se montrer généreux parce que ces ressources n’appartiennent pas en propre aux gestionnaires.
Mais il est possible aussi – et c’est le sens de cette interpellation – que les universitaires ne restent pas silencieux. Il est possible qu’ils arrêtent de ruminer et de rugir en cercles fermés en acceptant le fait accompli d’une société haïtienne en déconstruction durable sous l’effet combiné des médiocres et des étrangers.
C’est peut-être le moment de produire sur toutes ces questions un discours de fond, serein, scientifique pour éclairer les jeunes et témoigner, pour l’histoire de notre passage sur cette terre, à ce moment précis où notre pays se trouve dans une situation difficile et complexe au point que les jeunes ne puissent plus rêver. »
En décembre 2013, consciente de sa mission de service à la communauté nationale, soucieuse « … de ne pas séparer le travail savant de l’inquiétude citoyenne, d’ouvrir l’horizon des possibles en clarifiant et en ordonnant le champ du pensable » (Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Points, Seuil 2011),), l’UniQ, sur proposition de son Recteur, a créé la Chaire Louis-Joseph-Janvier sur le constitutionnalisme haïtien. Étant déjà engagée dans plusieurs initiatives d’analyse et d’éclairage des questions sociétales, l’UniQ a offert sa contribution en vue de repenser la Charte de 1987, en mettant à contribution la Chaire LJJ certes, mais en s’ouvrant aux initiatives engagées, aux spécialistes divers, aux gens de terrain pour une concertation large, analytique et propositionnelle. À notre niveau, dans notre sphère d’activité, cet investissement dans la Chaire se veut un engagement intellectuel et citoyen responsable. Il devrait donc se traduire par des démarches auprès de groupes ou personnalités ciblés auxquels on proposerait le concept, des objectifs et des modalités d’action.
Deux points me paraissent d’emblée visés : a) Une étude critique de la Charte de 1987 englobant son contenu et ses tribulations ; un relevé de ses faiblesses, contradictions, embûches qui la rendent inopérante, en somme un bilan documentaire qui prendrait appui sur ce qui a déjà été fait, y compris les travaux de la Chaire b) La projection d’une refonte de la Charte ou d’une nouvelle Charte, qui nécessiterait la création d’une assemblée constituante. Celle-ci, dont les principaux mouvements revendicatifs font une condition essentielle de l’élaboration d’une solution de sortie de crise, ne pourrait être en aucun cas l’œuvre de la prochaine législature. Encore moins de l’Exécutif de facto, dont seul le Président de la République jouit d’un statut constitutionnel jusqu’à la fin de son mandat et dans la mesure où il reste fidèle à son serment solennel de respecter et de faire respecter la Constitution.
Il ne saurait donc être question que des élections générales aient lieu dans la situation de débâcle actuelle de la gouvernance du pays. Ce qui a fait dire à notre collègue Monferrier Dorval, lâchement exécuté le 28 août dernier, que « le pays n’est pas gouverné, n’est pas administré … et qu’avant toute chose il faut une nouvelle Constitution. ». En résonnance avec lui, convaincue qu’au cœur de la grave crise nationale se situe la question constitutionnelle, la Chaire ne peut que réaffirmer sa détermination d’apporter sa contribution à l’élaboration d’un projet patriotique d’une gouvernance démocratique haïtienne.
Claude Moise