« C’est Joséphine qui me l’a fait faire, c’est ma plus grosse faute comme administrateur ; j’aurais dû traiter avec Toussaint Louverture et le nommer vice-roi à Saint-Domingue. » Ainsi s’exprime l’empereur déchu Napoléon 1er, en exil à Sainte-Hélène.
L’hommage rétrospectif à l’homme que Bonaparte avait fait déporter au fort de Joux (dans le Doubs), où il est mort, est d’autant plus significatif qu’avant de décider une expédition contre Saint-Domingue en 1801, celui qui était alors le Premier consul de Napoléon Bonaparte disait : « Si j’eusse été à la Martinique, j’aurais été pour les Anglais, parce qu’avant tout il faut sauver sa vie. Je suis pour les Blancs, parce que je suis blanc, je n’ai pas d’autre raison, et celle-là est la bonne. Comment a-t-on pu accorder la liberté à des Africains, à des hommes qui n’avaient aucune civilisation, qui ne savaient pas seulement ce qu’était une colonie, ce qu’était la France ? Croyez-vous que si la majorité de la Convention avait su ce qu’elle faisait, et connu les colonies, elle eût donné la liberté aux Noirs ? Non sans doute. »
« Spartacus noir »
Outre ce revirement spectaculaire de la part d’un empereur peu enclin à l’autocritique, le « Spartacus noir » a inspiré des figures importantes de l’Histoire dans le monde entier : Fidel Castro lors de la révolution cubaine, des militants pour l’égalité des droits civiques aux États-Unis, des combattants contre les colonisations. Il a aussi été célébré par le chantre de la négritude Aimé Césaire… Mais qui est vraiment le leader de la lutte contre l’esclavage à Saint-Domingue, objet d’une fascination qui traverse les siècles ?
L’historien britannique Sudhir Hazareesingh donne de la substance au mythe dans Toussaint Louverture, une biographie riche et passionnante. Le professeur en relations internationales à l’université d’Oxford a déjà écrit sur de grandes figures françaises, comme Napoléon et de Gaulle. Un tropisme qu’il explique ainsi : « Je suis né à l’île Maurice, et j’y ai vécu jusqu’à la fin de mon adolescence en 1980. C’est une ancienne colonie française. La culture et la vie intellectuelle françaises comptaient et comptent encore beaucoup, avec des écrivains comme Le Clézio et Ananda Devi. Mon père, Kissoonsingh Hazareesingh, était un historien et un ami de Malraux et de Senghor : la culture francophone est donc un héritage familial. »
Peindre un tableau cohérent
Un héritage familial qui se double d’une inclination personnelle : « J’ai toujours été intéressé par la tradition révolutionnaire et républicaine. Napoléon est issu de cette tradition, même s’il l’a pour l’essentiel abandonnée plus tard, en rétablissant l’esclavage et en créant un empire. Ce ne sont pas les grands hommes en eux-mêmes qui m’intéressent, mais les idées et les valeurs qu’ils incarnent, et qui sont ensuite portées par des peuples. J’ai toujours voulu étudier de manière plus approfondie les grands mouvements internationalistes de l’ère antécoloniale. Voilà qui est fait avec Toussaint. »
Une ambition qui se heurte à un obstacle : « Le plus grand défi pour l’historien qui veut raconter la vie de Toussaint est de peindre un tableau cohérent de ses valeurs politiques. On n’a retrouvé aucun document permettant de le relier de manière fiable à un événement, une sensibilité ou un groupe particulier avant 1791, et beaucoup de ses déclarations ultérieures sont clairement construites pour cadrer avec son rôle d’éminent chef révolutionnaire français », nous raconte l’auteur.
Recoller les morceaux de la vie d’un homme qui a fait du secret un art de vivre est une gageure. Toussaint Bréda, du nom de la plantation où il est né, s’est évertué toute sa vie à semer des informations contradictoires. Une stratégie de survie dans une île où nombreux étaient les ennemis étrangers et les rivalités internes. Elle a aussi fait peser des soupçons sur les véritables intentions de Toussaint, adepte du double langage et des coups de billard à multiples bandes.
« Louverture », le nom qu’il s’est donné en 1793, est lui-même sujet à débat : « Certains ont suggéré que les officiels français avaient commencé à utiliser le mot pour décrire les talents de conciliateur de Toussaint, ou, à l’inverse, son incroyable capacité à leur arracher des territoires. »
Le destin de Toussaint est frappé du sceau de l’exception très tôt. Adolescent, il se bat avec un jeune homme blanc de deux ans son aîné. Quelques années plus tard, devenu cocher de la plantation grâce à ses qualités de cavalier hors pair, il tient tête au gérant. Ces actes peuvent lui valoir la peine de mort, en ces temps où le Code noir dicte les lois de l’esclavage. Cette bravoure, il la démontre plus tard sur les champs de bataille. Souvent en infériorité numérique face à des armées mieux équipées, il compense par une « adaptation créative » qui en fait un maître tacticien.
Il est habité par une vision politique, celle d’un républicain convaincu, et place au cœur de ses engagements la fraternité. Même si, pour y parvenir, il doit d’abord servir aux ordres de l’Espagne, en guerre contre la France après l’exécution de Louis XVI en 1793. Ainsi, déclare-t-il, plein de panache : « Je suis Toussaint Louverture, mon nom s’est peut-être fait découvrir jusqu’à vous. J’ai entrepris la vengeance de ma race, et je veux que la liberté et l’égalité règnent à Saint-Domingue. »
Plus que des mots, il s’agit d’une vraie profession de foi, qu’il applique sur les champs de bataille, où il répugne à la cruauté gratuite et punit sévèrement les pillages commis par ses troupes, composées de Blancs, de Noirs, de métis. Au contraire d’autres chefs hostiles aux Blancs, dont Jean-Jacques Dessalines, qui proclamera le nouvel État d’Haïti en 1804. Pour Louverture, « l’intégrité et la compétence sont des considérations plus importantes que l’idéologie ou la race ».
Graphomanie
Pendant ces années où les batailles se succèdent, on découvre un Toussaint hyperactif, dormant très peu, capable de parcourir des distances inouïes à des vitesses folles pour rallier les champs de bataille, frôlant la mort, dictant des lettres à la pelle.
Sa graphomanie est une mine d’or pour l’historien : « J’ai pleinement utilisé les archives de Toussaint : ses lettres, rapports, discours, etc. La grande contribution de mon livre est de lui redonner la voix : analyser sa manière de penser, répertorier ses expressions préférées, apprécier son sens de l’humour, sa force. Les documents révèlent aussi des choses importantes et nouvelles sur son action et des idées, notamment sur son art militaire, son système de gouvernement à l’échelle locale, ses rapports avec les envoyés français, sa politique étrangère, et sa pensée constitutionnelle. Je pense aussi avoir élucidé le rôle de Toussaint dans la révolution de 1791, sujet autour duquel les historiens étaient jusqu’à présent divisés. »
Ainsi, Sudhir Hazareesingh va à l’encontre des « récits traditionnels français » selon lesquels « la révolution haïtienne, l’abolition de l’esclavage, est généralement décrite comme une conséquence du “vent stimulant” de la Révolution française ». Preuves à l’appui, il montre le rôle central de la rébellion, qui a conquis ses droits au prix du sang. Il avance aussi que, dès le début, Toussaint, que certains historiens considéraient comme indécis du fait de son statut de « privilégié » dans la plantation Bréda, était un fervent partisan de cette abolition.
Dans la Lettre originale des chefs nègres révoltés de 1792, signée Jean-François, Biassou et Belair, l’historien voit la main cachée de Toussaint Louverture. « La Lettre, appel explicite à fonder une communauté de citoyens égaux, est notre premier aperçu de la vision d’une Saint-Domingue multiraciale développée plus tard par Toussaint. » Ce qui fait dire à l’auteur : « Sa pensée était en avance sur son entourage et ses contemporains : sa conception de la fraternité était beaucoup plus radicale que celle de la Révolution française, car elle incorpore pleinement l’égalité raciale. Et sa vision de l’autonomie coloniale ne sera comprise par la France qu’au milieu du XXe siècle. »
Si son action politique est si difficilement lisible, c’est parce qu’il a dû louvoyer pour l’imposer. Renversant des alliances, trahissant parfois des secrets militaires, il sert avant tout ce qu’il considère comme les intérêts suprêmes de Saint-Domingue : « Il poursuivrait implacablement l’idéal d’une Saint-Domingue qui resterait partie intégrante de la République française, tout en étant suffisamment libre pour défendre ses intérêts spécifiques – même si ces intérêts allaient à l’encontre des objectifs politiques et des alliances diplomatiques avec la France. »
Il croit encore défendre « son pays », comme il appelle Saint-Domingue, en proclamant la Constitution de 1801. Même si Toussaint Louverture réaffirme son attachement à la République française, Napoléon y voit une provocation et envoie sur l’île son beau-frère, le général Leclerc, à la tête d’une armée de 20 000 hommes.
Dérive vers l’autoritarisme
Un sentiment de toute-puissance a non seulement conduit Toussaint Louverture à faire ce pas de trop, mais aussi à dériver vers un exercice du pouvoir autoritaire à la fin de sa vie. Bannissant le culte vaudou, il va jusqu’à interdire les divorces et à exiger des militaires qu’ils lui demandent son autorisation pour se marier ! Symbole le plus cruel de ce glissement : il y a plus de cultivateurs qui fuient les plantations en 1800 qu’en 1791, avant l’abolition de l’esclavage, à cause des mauvais traitements qui leur sont infligés. Selon Toussaint, « il faut malgré elle contraindre cette classe d’homme à être utile à la société ». Obsédé par la reprise économique, il s’aliène le peuple.
Une position que Sudhir Hazareesingh explique, mais ne justifie pas : « En 1800 et 1801, il subit une forte pression : la sédition du général rebelle Rigaud, la tentative de coup d’État de son neveu Moyse, la montée en puissance du lobby colonial en France, et les demandes persistantes d’un retour à l’esclavage forcent Toussaint à gouverner de manière dure, et à pousser les cultivateurs à produire pour que la révolution survive. Cela n’excuse pas ses dérives autoritaires mais, encore une fois, il faut mettre son action en contexte. »
Pied de nez de l’Histoire, son parcours est parfois comparé à celui de son grand ennemi, Napoléon, qui le fera capturer pendant une trêve. Séparé de sa famille, qu’il ne reverra jamais, trahi par ses généraux dont Dessalines, il meurt au fort de Joux.
L’auteur évoque en conclusion le déboulonnage de statues, sujet qui n’était pas encore d’actualité en France au moment de son écriture : « En général, je ne suis pas en faveur du déboulonnage : c’est mieux de faire de la vraie pédagogie. Napoléon était un grand homme, mais il a aussi commis des crimes épouvantables, en premier lieu le rétablissement de l’esclavage. On ne peut pas mettre sur le même plan un génie comme Bonaparte, et Rochambeau [successeur de Leclerc à la tête des troupes d’invasion à Saint-Domingue], qui est un simple criminel de guerre. Sur ces questions, ce sont les pouvoirs locaux, en concertation avec les citoyens, qui doivent statuer. Et je suis évidemment en faveur de l’érection de monuments [dédiés] aux héros des luttes contre le colonialisme. »
De fait, des statues de Toussaint ont été érigées en France et il est même entré au Panthéon en 1998. Cette biographie picaresque est un hommage à un républicain mort pour ses idéaux qui a montré les lumières de la liberté, de l’égalité et de la fraternité à une patrie très peu reconnaissante.
Jeune Afrique 13 octobre 2020