J’admettrai volontiers que je suis peu enclin à parler, je veux dire à converser, sauf bien entendu si les circonstances m’y obligent. Même alors, c’est au compte-gouttes que tombent les mots, en une sorte de degoute tak du verbe. C’est sans doute un trait de famille, sou bò papa m, mais au fil du temps, j’ai pris goût, même un grand goût à parler le moins possible. Je me suis réfugié dans la pratique d’écouter parler les autres et d’observer, ce qui du reste est devenu pour moi une sorte de seconde nature, même un culte. Point n’est besoin de vous dire que si d’aventure je me trouve en compagnie de quelqu’un pratiquant le même culte que moi, alors là nou nan ka. C’est un vrai dialogue de… muets. Ce ne pourrait être un dialogue de sourds puisqu’il n’y a pas vraiment d’interlocuteurs.
Cette tendance (soigneusement cultivée) à observer les autres s’avère intéressante lorsque je suis en groupe, à huit, dix, douze ou plus, surtout lorsque tout un chacun est antyoutyout pour placer un mot, une phrase, quelques considérations, parfois même un mini discours. Je me sens alors vraiment dans mon élément. Mentalement je me mets en chute libre, au ralenti s’il vous plaît, et puis j’écoute, m ap koute. Je me sens alors dans une sorte de Nirvana (intérieur), prolongement de mon silence (extérieur). Tout alors repose andedan m. Je suis sur la nébuleuse d’une parole muette. Mwen lwen, men mwen la, je suis là, j’observe, j’écoute, je souris, je fais parfois une moue discrète d’ennui, je glisse un clin d’œil jouda à un camarade en zing de contrariété de prendre la parole, bref, j’enregistre surtout.
Tandis que les autres sont sous une certaine tension, même une tension certaine, tension de la parole qui doit être libérée, parce que presque chaque participant est intimement persuadé que son intervention va être percutante, intéressante, stimulante, peut-être passionnante et, surtout, importante, de mon côté, bien relax, je vogue la galère d’une grande nonchalance intérieure; bien calé dans mon siège, dans mon Nirvana, je continue d’écouter, d’observer. Cela me procure une sensation extrêmement reposante, nirvanale, impossible à imaginer, de même qu’un non-initié ne peut pas s’imaginer l’immense et charnel plaisir éprouvé à vivre le grandiose de la 9ème de Beethoven, la discrète et moelleuse sensualité de la trompette de Mile Davis ou encore le velouté magique d’un air de guitare joué par Amos Coulanges.
J’ai plusieurs raisons de garder cette attitude de silence (seulement extérieur). D’abord, mon expérience m’a montré qu’au cours d’un débat, presqu’invariablement quelqu’un aura une même idée ou opinion que moi. Je le sais, alors m pe. Je me cale au fond de mon siège et jouis de mon Nirvana. D’abord, selon Confucius, ça allonge et ça allège l’existence. Je me range donc à la sagesse millénaire de ”Confu”. Ensuite, et sans m’y attendre parfois, c’est l’occasion pour moi de découvrir un rare échantillon de personnalité. Ce peut être, par exemple, un cactus dans un jardin d’opinions nourries de bonne sève, men sa w vle. Sous la peau d’un animal à deux pattes, je découvre un végétal plen pikan. Et qui s’y frotte s’y pique. Et ce n’est pas moi k ap s’y pique parce que dans mon Nirvana nan pwen pikan.
Vous avez sans doute participé à ces réunions « sérieuses » surtout si yo politik. On est tous assis en rond, enfin ça peut être aussi autour d’une table rectangulaire ou carrée, auquel cas on n’est pas « en rond ». Mais qu’importe, ce n’est pas là l’essentiel. L’important c’est de débattre rondement et d’exprimer carrément ses idées, même si on doit longtemps tourner en rond pour ne rien dire. D’habitude, avant de commencer les débats, il est d’usage de passer l’agenda de la rencontre. Quelqu’un, discipliné, ordonné, s’est donné la peine d’indiquer les différents points à l’ordre du jour, histoire de donner un sens au déroulement des discussions. Voilà qu’on démarre, nou derape, ça a l’air de bien aller.
Mais à peine a-t-on commencé à débattre du premier point à l’agenda qu’un hurluberlu ou une hurluberlute (pardonnez l’entorse hurluberlutante à la grammaire) décide de faire une intervention inopportune qui renvoie au dernier et douzième point sur l’agenda. Et quand on fait remarquer à l’écervelé ou à l’écervelette (pardonnez encore) qu’il/elle est en train de brûler les étapes et semble vouloir venir jeter la gangrène dans l’opéra du jour, il/elle vous coupe un koutje tranchant à vous filanguer en plusieurs morceaux, comme du ti sale; ou bien ça vous dédie une de ces moues tuipantes à vous dégoûter à jamais de venir à une réunion…sérieuse. Même, li ka vle bat ou. Moi, je m’en bats l’oeil et le flanc gauche, parce que déjà bien détendu, à l’aise comme Blaise dans mon Nirvana, j’observe, je prends note, je ris sous cape.
De mon Nirvana, je note qu’il y a différentes façons de commencer une intervention. Il y a par exemple le type qui débute ainsi sa tirade «monchè, m dakò avè w 100%». Puis, il prend une pause, soit pour «un gros respire» – c’est une expression canadienne – soit pour tirer un nuage de sa cigarette. L’espace d’un nuageux cillement, il/elle se sent ragaillardi(e) et reprend: « m dakò wi, men». Un «men» de malheur qui va tout torpiller. En fait, l’intervenant(e) n’est même pas d’accord à 10%, mais cette technique de conjurer son «100%» d’accord lui donne une sorte de bonne conscience pou l ka voye monte. La plupart des participants se rendent compte de l’astuce, s’irritent (à des degrés divers), sa k ap babye, sa k tuipe, sa k voye pye, mais je n’en ai cure. De mon Nirvana, j’observe.
D’autres techniques de débuter une intervention sont un peu comiques. Ainsi: «sa m te gen pou m di a, m kwè fò m ta di l». Une formule radotarde en réalité. La personne n’a rien de bien solide à dire, men fò l pale. Simplement parce qu’il lui a poussé une dent radote dans la bouche. Telle participant(e) se croit obligé(e) de prévenir: « sa m sot di a, li klè ». Comment peut-on se laisser aller à une telle affirmation prétentieuse, vaniteuse, présomptueuse du reste ? C’est plutôt aux autres de juger si ou te klè ou bien si vos propos étaient d’une rare opacité. Qu’à cela ne tienne, monsieur est la clarté même, mademoiselle est la clarté même, la clarté faite homme ou femme. Personne ne soupçonne que de mon Nirvana j’observe clairement ce qui se passe.
Personne, ou presque, ne fait une remarque, une analyse qui ne soit pas « très zenpòtan ». Pour certains, il s’agit presque de béquilles à leurs pensées. Quelle que soit l’intervention, ils doivent commencer par préciser: « sa k pi enpòtan an» ou bien «sa a de très grande importance ». Et si par malheur un Saint Thomas dans la salle s’avise d’une façon quelconque – une subite quinte de toux, un rictus sous cape, un gloussement un tantinet gouailleur, un bâillement un peu bruyant – d’exprimer un léger doute sur le propos, zòt se reprend: «oui, sa a, très, très zimportant, fò n pa betize». Et quand l’intervenant(e) finit par mettre bas son «analyse» très, très importante, on se rend compte que la montagne a accouché d’une souris, yon ti zuit sourit.
La technique oratoire et dilatoire que j’aime observer le plus, c’est celle qui consiste, en cours d’intervention, à demander à plusieurs reprises: «eske n konprann kote m ye la a avè n? ». Bien sûr que personne ne comprend la bouillie vidée en cours de cuisson. Qu’à cela ne tienne, cette question reviendra cinquante fois de suite, car justement une intuition souterraine avertit l’individu que son intervention n’a ni queue ni tête. La personne s’en tient à un virewon qui fait perdre du temps. Et, malheur à vous si vous ne comprenez pas ! Car vous êtes alors un adversaire, sinon un ennemi en puissance.
Au bout du compte, il y a tellement de palabres, de voyemonte oiseux et de virewon étourdissants que l’on n’arrête pas de reprendre ce qui avait été déjà débattu. Finalement, au lieu de couvrir tous les douze points prévus à l’ordre du jour on n’en couvre que deux ou trois (avec beaucoup de chance). Puis commence la débandade : celui-ci ne veut pas manquer le train ou l’avion pour s’en retourner chez lui, celui-là s’ennuie mortellement, d’autres qui n’avaient pas pu faire accepter leur point de vue sont dépités et filent par la tangente. C’est une salle de plus en plus clairsemée. Au bout du compte, rien n’a été dit malgré trois heures de palabres inutile, rien n’a pu être fait. Se laraj. On se donne rendez-vous à une date ultérieure (souvent imprécise). Quelle que soit la date, je suis toujours d’accord d’autant que je suis sûr de me retrouver à cette prochaine rencontre frais comme un oeuf d’oie, évoluant dans mon Nirvana.
Occasionnellement, en fin de réunion, tel gars viendra à moi pour me glisser un commentaire, un mot, son ”dernier mot”: « Fanfan, apa w pa t di anyen. Monchè, ces types-là sont des ranceurs». Or, c’est lui justement qui rançait le plus, lui qui demandait à vous casser les oreilles (et les pieds): «eske n konprann kote m ye la a avè n?» Un autre, en courant, pour ne pas perdre son avion, me lance: «Comment as-tu trouvé la séance?» Je lui réponds, nonchalamment: nirvanale. Mais il a seulement entendu: Nirvana. Et de se retourner, en coup de vent et en chantant: « men Nirvana gen gwo dada…». Bon voyage, vieux! Lui ai-je répondu.
Laissez-moi conclure en recommandant de ne pas essayer de faire comme moi, de vous réfugier à mi-chemin entre la réalité d’une rencontre « importante » et l’éthéré du Nirvana. Ça fait plus de quarante ans que j’ai appris à me conditionner et n’entre pas au Nirvana qui veut. Ou kab byen tonbe nan lanfè.
28 avril 2017