Dédée Bazile: guerrière, héroïne haïtienne oubliée (? – 1806?)

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Défilée la Folle. Tableau de l’haïtienne Patricia Brintle représentant Défilé mettant dans un sac les morceaux sanglants de chair et d'os de Dessalines.

Denise Bazile, encore appelée Dédée Bazile ou Marie Sainte Dédée Bazile, selon les sources, est mieux connue dans les textes d’histoire sous le nom de Défilée la Folle. Il est tragique que la mémoire de cette femme présentée par  Le Document (février 1940), comme une « femme de guerre, au cœur indomptable (qui) avait le goût de l’aventure (…) aimait les convulsions révolutionnaires et témoignait aux soldats de l’indépendance la bienveillance olympienne d’une héroïne », ait été aussi douloureusement oubliée. D’autant que « dès la création de la 4ème demi-brigade de Dessalines, elle sera attachée à ce corps jusqu’à la mort de son chef, et qu’elle aura été la seule personne à accorder une sépulture au corps déchiqueté et ensanglanté du fondateur de notre Indépendance ».

Née dans les environs du Cap-Français, de parents esclaves, Dédée Bazile aurait été « vers l’âge de 18 ans, la proie des pires outrages de son maître », ce qui n’étonne pas, la violence coloniale et esclavagiste s’étant abattue sur les esclaves sans le moindre respect de leur dignité.  En 1794, rebelle, révoltée et insoumise, Dédée rejoint, apparemment comme vivandière, les rangs de Dessalines, alors simple chef de bataillon, au Grand-Boucan,  avec ses frères au nombre de six. Elle avait quatre fils dont on peut présumer qu’ils devaient guerroyer dans les rangs de l’armée indigène.

Les bribes glanées au hasard des données d’une Histoire balbutiante, hésitante, titubante, clopinante, rapportent que : un soir, Dédée ne vit pas revenir deux de ses fils et trois de ses frères enrôlés. Ils s’étaient rendus dans le Doco (Section rurale du Haut d’Ennery), haute montagne où les esclaves avaient coutume de se réunir. Ils étaient parmi les quelque six cents esclaves qui furent surpris par la soldatesque au service du sanguinaire général Donatien Rochambeau. Ils furent impitoyablement massacrés. C’est à partir de ce terrible choc que Dédée serait devenue folle.

Son état mental de santé s’est probablement aggravé, après qu’en 1800 deux de ses frères furent fauchés, sous ses yeux, par les balles et la mitraille. Guerrière jusqu’au bout,  elle était convaincue qu’ils n’étaient pas morts. Elle disait avoir capturé leurs âmes pour remplir les rangs. Elle se promenait alors par toutes les rues du Cap, un rire fou sur les lèvres. Pas un rire forcément de ”folle”, peut-être un rire, paradoxal, d’immense et persistant chagrin.

Quoique ”folle”, Dédée continuait à suivre l’armée indigène avec le même entrain, la même foi en la victoire finale. Dès que les soldats faisaient halte quelque part, pour se reposer, elle s’arrêtait aussi mais, aussitôt après, pour se lever, se saisir d’un long bâton d’appui et s’écrier, subitement,  bravement: défilez, défilez!  Et les soldats obéissaient. D’où ce nom de bataille qu’on lui donna et qui devait passer à l’histoire : Défilée la Folle.

Le 16 octobre 1806, lors du drame sanglant du Pont-Rouge, le cadavre mutilé de Dessalines devint la proie d’une populace en délire, sans doute manipulée au préalable, qui accabla d’injures et de malédictions injustifiées la dépouille de l’illustre fondateur de la nation.

Défilée s’en rendit compte. Bravement, et sans crainte, elle écarta la foule, s’agenouilla humblement, berçant la tête de celui qui avait été son partenaire de guerre, son protecteur et le fondateur d’une nation.  Elle glissa dans un sac les morceaux sanglants de chair et d’os et enveloppa pleine d’attention et de tendresse les parties du corps de l’Empereur. La scène a été immortalisée par l’artiste autodidacte Patricia Brintle dans son tableau Défilée la Folle. L’histoire rapporte qu’en essayant de porter le sac sur ses frêles épaules fatiguées et rongées par tant de guerres et de misère, Dauphin, un autre fou célèbre, se présenta afin d’aider Défilée.

Dans son Histoire d’Haïti de 1846, Thomas Madiou rapporte: «Pendant que de nombreux enfants, au milieu de grands cris de joie, criblaient de coups de pierre les restes infortunés de Dessalines, sur la place du Gouvernement, une vieille femme folle nommée Défilée vint à passer. Elle s’approcha de l’attroupement que formaient les enfants… …On lui dit que c’était Dessalines. Ses yeux égarés devinrent calmes tout à coup; une lueur de raison brilla sur ses traits. Elle alla à la course chercher un sac, revint sur la place, y mit ses restes ensanglantés et les transporta au cimetière intérieur de la ville. Le général Pétion y envoya quelques militaires qui, pour une modique somme, les enterrèrent ». (Madiou Vol. 3, p. 406)

Après le triste drame du Pont-Rouge, Défilée tenant à vénérer la mémoire de son Empereur et pour être proche de la tombe, prit logement dans l’îlet dénommé Quartier de la Maison Centrale, à la rue de l’Arsenal. Chaque matin, elle se rendait en pèlerinage sur la fosse anonyme. Mais pour y parvenir, elle évitait de suivre la rue Saint-Honoré. Elle la remontait jusque sur la Place Sainte-Anne, devant l’actuel Lycée Toussaint-Louverture, ensuite elle pénétrait au cimetière. Elle s’agenouillant devant la tombe, la baisait trois fois. Les larmes aux yeux, le visage endolori, elle mettait toute la zone en émoi, chantant :

Jako tolokoto
Tiyan !
Yo touye Desalin
Tiyan !
Yo koupe tèt a li
Desalin papa mwen
Mwen pa p janm bliye w
Tiyan!

Un matin de plein deuil, on retrouva Défilée morte de misère et de chagrin sur la voie publique (en 1806?).  L’histoire bouleversante de Défilée renvoie à quelques considérations: d’abord, la cruauté et l’inhumanité du colonialisme-esclavagisme qui forcèrent les esclaves à se battre contre les forces françaises, au cours d’une guerre atroce qui prit la vie aux frères et aux fils de Défilée, ce qui fut pour elle un choc aux conséquences durables. Ensuite, elle met à nu la sauvagerie de classe des parricides. Finalement, il faut se demander si Dédée Bazile était aussi ”folle” que l’Histoire nous l’a présentée? Aussi bien au sens haïtien qu’au sens psychiatrique du terme.

En effet, il a fallu à Défilé une forte dose de lucidité (restante?) pour continuer à ”défiler” et suivre l’armée indigène jusqu’à la victoire finale. Elle avait sans doute bien compris les enjeux. Sa moralité et son sens de gratitude nationale étaient certainement restés intacts au point où plus décente, plus humaine que les lâches assassins du Pont Rouge, elle avait eu à cœur de sauvegarder les restes de Dessalines et de leur donner une sépulture.

Plus que les hypocrites gesticulations annuelles des autorités de l’État, chaque 17 octobre, il faudrait aussi honorer le geste magnanime de Défilée. C’est ce que nous avons voulu faire dans cette rubrique. Le pays tout entier devrait se souvenir de ce bel élan d’humanité manifestée par une ”folle” pour que ne meure pas sa mémoire.

Sources d’information : elles proviennent de références qui presque toutes se sont alimentées à :

Dalencour in Beaubrun Ardouin – 1807-1820 – 2è édition – Tome 7 à 8, pp:074, Tome 6 – Chapitre X §1.

Georges Corvington “Port-au-Prince au Cours des ans” 1804-1888 p. 14/15
Jean Fouchard : La Méringue, Danse Nationale d’Haïti, pp:079, L’Empereur, Mamzelle Phémie et Défilée

Thomas Madiou “Histoire d’Haïti.” – Tome III. p. 288 et 406.

Marcelle Désinor, l’Haïtienne face à l’Histoire, pp 171 et suiv.

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