« La plus grande partie du monde se tord simplement de rire » concernant les affirmations que la Russie est intervenue dans l’élection US
Cette interview a eu lieu à l’Université d’Arizona devant une audience publique, le 2 février 2017. Je remercie Marvin Waterstone d’avoir arrangé l’événement et le Professeur Chomsky d’avoir approuvé cette transcription pour publication. (…) Cette interview est parue d’abord intégralement dans le journal Class, Race, and Corporate Power. (Classe, race et pouvoir des entreprises) – D. Gibbs
David Gibbs : La principale question dans l’esprit de chacun est l’inauguration de Donald Trump comme président. Le Bulletin des Scientifiques Atomistes a souligné le danger extrême que pose Trump, dû à l’augmentation du risque d’une guerre nucléaire et à un changement de climat non contrôlé. Après l’inauguration de la cloche métaphorique du Bulletin a été repositionnée à deux minutes et demi avant minuit, avec « minuit » signifiant catastrophe. Etes-vous d’accord avec le Bulletin concernant les supposés dangers posés par la présidence de Trump ? ’
Noam Chomsky: Un des dangers est incontestable. Des deux menaces existentielles – les menaces sur la fin fondamentalement de l’espèce et de la plupart des autres espèces – l’une d’elles, le changement climatique, sur cela je crois qu’il n’y a pas de base de discussion. Trump a été très inconsistant pour beaucoup de choses ; sur Twitter, il a été partout, mais certaines choses sont très consistantes. C’est : Ne faites rien sur le changement de climat excepté de l’empirer. Et il ne parle pas seulement pour lui-même mais pour tout le Parti républicain, tout le leadership. Cela a déjà eu un impact, cela aura un impact pire. Nous en parlerons la semaine prochaine, mais s’il y a moyen d’en sortir, ce ne sera pas facile.
Concernant les armes nucléaires, c’est plutôt difficile à dire. Il a dit plein de choses. Comme vous l’avez mentionné, les experts de la sécurité nationale sont terrifiés. Mais ils sont plus terrifiés par sa personnalité que par ses déclarations. Ainsi, si vous lisez des gens comme Bruce Blair (1) un des spécialistes dirigeants le plus sobre, très documenté, il dit, regardez, ses déclarations sont sur toute la carte, mais sa personnalité est effrayante, c’est un mégalomaniaque complet. On ne sait jamais comment il va réagir. Quand il a appris qu’il avait perdu les élections avec +/- trois millions de voix, sa réaction instantanée a été la démence; vous savez, quelques trois à cinq millions d’immigrants illégaux ont en quelque sorte été organisés d’une façon en quelque sorte invraisemblable pour voter. Au sujet de la moindre question, Miss Univers ou tout ce que cela peut être – il est complètement imprévisible, il s’en va dans l’espace intersidéral. Son gourou Steve Bannon est pire, il est beaucoup plus terrifiant. Il sait probablement ce qu’il fait.
Au cours des années, il y a eu un cas après l’autre où des décisions très étroites devaient être prises s’il fallait lancer des armes nucléaires dans des cas sérieux. Qu’est-ce que ce type va faire si ces capacités vantées de négociation échouent, si quelqu’un ne fait pas ce qu’il dit ? Va-t-il dire, OK on les nucléarise? Avons-nous terminé ? Souvenez-vous que dans toute guerre nucléaire majeure, la première frappe détruit le pays qui attaque ; on le sait depuis des années. La première frappe d’un pays majeur causera très probablement ce qu’on appelle un hiver nucléaire, entraîne une famine globale pendant des années et tout est fondamentalement volatilisé. Certains survivants disséminés par-ci par-là. Pourrait-il le faire ? Qui sait.
Certains de ses commentaires peuvent être interprétés comme réduisant potentiellement la menace d’une guerre nucléaire. La menace principale, juste maintenant est juste à la frontière russe. Notez, pas la frontière mexicaine, la frontière russe. Et c’est sérieux. Il a fait des déclarations variées allant dans un sens de réduire les tensions, répondant aux préoccupations russes etc. D’un autre part, il faut équilibrer cela contre l’expansion de nos forces nucléaires, ajouter à notre armée soi-disant en baisse, qui est déjà plus puissante que le reste du monde combiné ; attaquer en Syrie, envoyer des forces en Syrie, commencer à bombarder. Qui sait ce qui peut suivre ? La réaction de Michael Flynn, notre conseiller national à la sécurité, (2) (sa réaction) au test de missile iranien, l’autre jour, était très effrayante. Maintenant le test de missile est peu judicieux, ils n’auraient pas dû le faire. Mais ce n’est pas une violation du droit international ou des accords internationaux. Ils n’auraient pas dû le faire. Sa réaction a peut-être suggéré qu’on va entrer en guerre par représailles. Le feraient-ils ? S’ils le faisaient, on ne sait pas ce qui peut se passer après. Tout pourrait exploser.
Cet interdit fou contre sept états, par lequel nous ne pouvons accepter aucun immigrant, presque tout analyste signale ce qui est évident : Cela ne fait qu’augmenter la menace de la terreur. Cela installe la base pour la terreur. C’est juste comme les atrocités à Abu Ghraib et Bagram et Guantanamo. Ce sont les techniques de recrutement les plus fabuleuses pour Al Qaeda et ISIS. Tout le monde le sait. Maintenant on n’interdit pas tout le monde musulman. On interdit sept états qui n’ont pas été responsables pour un seul acte terroriste. Ce sont les sept qu’il interdit. Mais on laisse ceux qui sont vraiment responsables, comme l’Arabie saoudite, qui est le centre pour la propagande et de financement etc. du jihadisme islamique radical, eh bien on ne peut pas les toucher à cause d’intérêts de business et ils ont du pétrole, etc. etc. Il y a actuellement un article dans le Washington Post, dont je ne sais pas s’il est ironique ou non, qui a dit que le critère pour être sur la liste des états interdits est que Trump n’y a pas d’intérêts d’affaires. Peut-être. Mais c’est ce genre de folie sauvage imprévisible, mégalomaniaque, susceptible qui vraiment m’inquiète plus que ses déclarations. Maintenant, sur le changement climatique, il n’y a rien à dire, il est parfaitement franc.
Gibbs : Passons au rôle des médias en rapportant une supposée interférence russe dans le processus électoral US. Des journalistes dominants ont appelé Trump un fantoche de la Russie, une version moderne du Candidat mandchou. D’autres ont critiqué les médias pour accepter des affirmations non fondées sur l’influence russe, et de rapporter ces affirmations comme des faits. Normon Soloman et Serge Halimi, par exemple, ont déclaré que la presse rapportant sur cette question revient à une hystérie de masse rappelant la période de McCarthy, alors que Seymour Hersh a qualifié de « scandaleux » les médias rapportant sur la Russie. (3) Quelle est votre opinion sur cette situation ?
Noam Chomsky: Ma supposition est que la plus grande partie du monde se tord simplement de rire » Supposons que les accusations soient vraies. J’entends chacune d’elles, c’est tellement amateuriste dans les normes US qu’on a même du mal à en rire. Ce que font les US est le genre de choses que j’ai décrit en Italie en 1948. Un cas après un cas comme cela, ne pas pirater ou répandre des rumeurs dans les médias ; mais dire, voyez, nous allons vous affamer à mort ou vous tuer ou vous détruire à moins que vous ne votiez comme nous le voulons. Je veux dire que c’est cela que nous faisons.
Prenez le fameux 9/11, pensons-y une minute. C’était un acte terroriste bien affreux. Cela aurait pu être bien pire. Maintenant, supposons qu’au lieu que l’avion soit envoyé au sol par les passagers en Pennsylvanie, supposez qu’il ait touché sa cible, qui était probablement la Maison Blanche. Supposez maintenant qu’il aurait tué le président. Supposez que des plans aient été conçus pour un coup d’état militaire pour s’emparer du gouvernement. Et immédiatement 50.000 personnes étaient tuées et 700.000 torturés. Une bande d’économistes étaient importés d’Afghanistan, appelons les « les gars de Kandahar » qui très rapidement ont détruit l’économie et établi une dictature qui a dévasté le pays. Cela aurait été bien pire que le 9/11. Cela a eu lieu : le premier 9/11 a eu lieu le 11 septembre 1973, au Chili. Nous l’avons fait. Etait-ce interférer ou pirater un parti ? Ce rapport est dans le monde entier, constamment renverser des gouvernements, envahir, forcer des gens à suivre ce que nous appelons démocratie, comme dans les cas que j’ai mentionnés. Comme je le dit, si chaque accusation est exacte, c’est une plaisanterie, et je suis sûr que la moitié du monde se tord de rire à ce sujet, parce que les gens hors des Etats-Unis le savent. On n’a pas besoin d’expliquer aux gens au Chili au sujet du premier 9/11.
Gibbs : Une des surprises de la période post Guerre froide est la persistance de l’Organisation du Traité Nord-Atlantique et d’autres alliances dirigées par les US. Ces alliances ont été créées pendant la Guerre froide principalement ou exclusivement pour contenir la menace soviétique affirmée. En 1991, l’URSS a disparu de la carte, mais les systèmes d’alliance antisoviétiques ont persisté et en fait augmentée. Comment justifions-nous la persistance et l’expansion de l’OTAN ? Quelle est votre opinion sur l’objectif de l’OTAN après la Guerre froide ?
Noam Chomsky : On a des réponses officielles à ce sujet. C’est une question très intéressante, dont j’avais l’intention de parler mais je n’en ai pas eu le temps. Donc, merci. C’est une question très intéressante. Pendant cinquante ans, on a entendu que l’OTAN était nécessaire pour sauver l’Europe occidentale des hordes russes, vous savez l’état esclave, une question dont j’ai parlé. En 1990-91, pas de hordes russes. OK, qu’est-ce qui est arrivé ? Eh bien, il y a de véritables visions du système futur qui ont été présentées. L’une était celle de Gorbachev. Il a appelé à un système de sécurité eurasien, sans blocs militaires. Il l’a appelé un Home commun européen. Pas de blocs militaires, pas de Pacte de Varsovie, pas d’OTAN, avec des centres de pouvoir à Bruxelles, Moscou, Ankara, peut-être Vladivostok, d’autres endroits. Juste un système de sécurité intégré sans conflits.
C’était une vision. Maintenant l’autre vision a été présentée par Georg Bush, c’est « l’homme d’état, » Bush I et son secrétaire d’état James Baker. Il existe incidemment une très bonne érudition à ce sujet. Nous savons vraiment beaucoup sur ce qui s’est passé, maintenant que les documents sont sortis. Gorbachev avait dit qu’il serait d’accord avec la réunification de l’Allemagne, et même avec l’adhésion de l’Allemagne à l’OTAN, ce qui était une grande concession, si l’OTAN ne s’introduisait pas en Allemagne de l’Est. Et Bush et Baker ont promis verbalement, c’est crucial, verbalement que l’OTAN ne bougerait pas « d’un inch vers l’est » ce qui signifiait l’Allemagne de l’Est. Personne ne parlait de rien de plus à l’époque. Ils n’allaient pas bouger d’un inch vers l’est. Maintenant, cela était une promesse verbale. Elle n’a jamais été écrite. L’OTAN s’est immédiatement étendue en Allemagne de l’Est. Gorbachev s’est plaint. On lui a dit, écoutez, il n’y a rien sur papier. Les gens ne l’ont pas vraiment dit, mais l’implication était, regardez si vous êtes suffisamment bête pour avoir confiance en un accord de gentleman avec nous, c’est votre problème. L’OTAN s’est étendue en Allemagne de l’Est.
Il y a un travail très intéressant, si vous voulez le voir, par un jeune intellectuel au Texas appelé Joshua Shifrinson, c’est paru dans International Security, qui est un des journaux de prestige publié par le MIT. (4). Il parcourt avec grand soin le dossier documentaire et en fait un cas très convaincant que Bush et Baker avaient trompé Gorbachev délibérément. Le monde intellectuel a été divisé à ce sujet, peut-être qu’ils n’étaient simplement pas clairs ou quoi. Mais si vous le lisez, je pense que c’est un cas très convaincant qu’ils l’ont délibérément arrangé pour tromper Gorbachev.
OK, l’OTAN s’est étendue à Berlin Est et l’Allemagne de l’Est. Sous Clinton, l’OTAN s’est encore élargie aux anciens satellites russes. En 2008, l’OTAN a offert officiellement à l’Ukraine de rejoindre l’OTAN. C’est incroyable. Je veux dire que l’Ukraine est le centre géopolitique de l’inquiétude russe, en plus de connexions historiques, de population, etc. Directement au commencement de tout cela, des hommes d’état importants sérieux, des gens comme Kennan, par exemple et d’autres ont mis en garde que l’expansion de l’OTAN vers l’est allait provoquer un désastre. (5) Je veux dire que c’est comme avoir le Pacte de Varsovie à la frontière mexicaine. C’est inconcevable. Et d’autres, des gens importants mettaient en garde à ce sujet, mais les décideurs politiques ne s’en souciaient guère. Juste continuer.
En ce moment même, où en sommes-nous ? Eh bien juste à la frontière russe, les deux côtés ont entrepris des actions provocantes, les deux côtés construisant des forces militaires. Les forces de l’OTAN exécutent des manœuvres à des centaines de yards de la frontière russe, les jets russes bourdonnent autour des jets américains. N’importe quoi pourrait éclater en une minute. En une minute, savez-vous. Tout incident pourrait exploser instantanément. Les deux côtés sont en train de moderniser et d’augmenter leurs systèmes militaires, y compris des systèmes nucléaires.
Alors, quel est l’objectif de l’OTAN ? En vérité nous avons une réponse officielle. Ce n’est pas beaucoup publié, mais il y a +/- deux ans, le Secrétaire général de l’OTAN a fait une déclaration officielle expliquant que l’objectif de l’OTAN dans le monde post Guerre froide est de contrôler les systèmes globaux d’énergie, les pipelines et les voies maritimes. Cela signifie que c’est un système global et bien sûr il ne l’a pas dit, c’est une force d’intervention sous commandement US, comme on l’a vu dans un cas après l’autre. Donc, c’est cela l’OTAN. Alors qu’est-il arrivé aux années de défense de l’Europe contre les hordes russes ? Eh bien, vous pouvez retourner à NSC-68, (6) et voir combien c’était sérieux. Ainsi, c’est dans cela que nous vivons.
Juste maintenant, la menace pour notre existence sont les terroristes musulmans de sept états, qui n’ont jamais exercé la moindre action terroriste. Près de la moitié de la population le croit. Je veux dire, quand on regarde en arrière à l’histoire américaine et à la culture américaine, c’est fort saisissant. Je veux dire que ceci a toujours été le pays le plus en sécurité du monde, et le pays le plus effrayé dans le monde. C’est en grande partie de la source de la culture de l’arme. On doit avoir une arme quand on va dans Starbucks, parce qui sait ce qui pourrait arriver. Cela ne se passe simplement pas dans d’autres pays.
Il y a quelque chose de profondément ancré dans la culture américaine. On peut fort identifier ce que c’était. Vous regardez l’histoire. Souvenez-vous, les US ne sont pas un pouvoir global jusqu’à relativement récemment. C’était une conquête interne. On devait se défendre soi-même contre ce que la Déclaration d’indépendance, Thomas Jefferson, un personnage éclairé, appelait les attaques de « sauvages indiens sans pitié » dont le moyen connu de faire la guerre était la torture et la destruction. Jefferson n’était pas un idiot. Il savait que c’était des sauvages anglais sans pitié qui exécutaient ces actes. C’est dans la déclaration d’indépendance, récité pieusement chaque 4 juillet, les sauvages indiens sans pitié nous attaquant sans aucune raison, nous attaquaient soudain. Je veux dire, vous pouvez imaginer les raisons. C’en est une. On avait aussi une population esclave, contre laquelle nous devions nous protéger nous-mêmes. On avait besoin d’armes. Une conséquence de cela a été que dans la culture du sud, la possession d’une arme est devenue un signe de masculinité, pas simplement à cause des esclaves mais d’autres hommes blancs. Si vous aviez une arme on n’allait pas vous marcher sur les pieds. Vous savez, je ne suis pas un de ces types que vous pouvez frapper au visage.
Il y avait un autre élément, qui était assez intéressant. Au milieu de la fin du 19e siècle, les fabricants d’armes ont reconnu qu’ils avaient un marché limité. Souvenez-vous que ceci est une société capitaliste, on doit élargir son marché. Ils vendaient des armes à l’armée. Ca c’est un marché relativement limité. Quoi au sujet du reste des gens ? Alors, ce qui a commencé était toutes sortes d’histoires fantastiques sur Wyatt Earp et les gangsters armés et le Far West, combien il était excitant d’avoir ces gars avec des fusils se défendant eux-mêmes contre toutes sortes de choses.
J’ai grandi là- dedans quand j’étais un gosse. Mes amis et moi avions l’habitude de jouer aux cowboys et indiens. Nous étions les cowboys tuant les Indiens, suivant les histoires du Far West. Tout ceci combiné dans une culture très étrange, qui est effrayante. Regardez les sondages aujourd’hui, je crois que la moitié de la population soutient cet interdit contre des immigrants dangereux qui viendront et faire, on ne sait quoi. Et entre temps, les pays qui ont véritablement été impliqués dans le terrorisme, n’y sont pas. Cela ressemble, je pense à l’Oklahoma interdisant la loi de la Charia. Maintenant il y a probablement 50 Musulmans dans l’Oklahoma, et ils doivent interdire la loi de la Charia, savez-vous. Cette terreur qui est dans tout le pays est constamment incitée. Les Russes faisaient partie du NSC-68, est un cas dramatique. Et ce cas, comme la plus grande partie de la propagande n’était pas tout à fait fabriqué. Les Russes faisaient un tas de choses, pourries, on peut les désigner. Mais l’idée que si on considère ce que Hans Morgenthau appelait « je l’appelle une violation de la réalité, » le tableau du monde était presque l’opposé de ce qui était présenté. Mais en quelque sorte, ceci se vend et est continuellement répété, du moins dans ce genre de situation.
Gibbs : Pendant la Guerre froide, la gauche politique s’opposait généralement à l’intervention militaire. Après 1991, cependant, le mouvement anti-interventionniste s’est effondré et à sa place a émergé l’idée d’un interventionnisme humanitaire, qui célèbre l’intervention comme une défense des droits humains. Des actions militaires aux Balkans, en Irak, en Libye ont toutes été présentées comme des actes d’humanitarisme qui visaient à libérer des peuples opprimés, et ces interventions ont au moins initialement été populaires parmi les libéraux politiques. Des propositions pour augmenter une intervention US en Syrie invoque souvent le principe humanitaire. Quelles est votre vision de l’intervention humanitaire ?
Noam Chomsky : Eh bien, je ne vois pas les choses exactement comme cela. Maintenant, si on regarde les mouvements anti-interventionnistes d’avant, qu’étaient-ils ? Prenons le Vietnam – le plus grand crime depuis la Seconde guerre mondiale. Ceux d’entre vous qui êtes suffisamment âgés se souviendront de ce qui s’est passé. On ne pouvait pas être opposés à la guerre pendant des années. Les intellectuels libéraux dominants étaient enthousiastes pour soutenir cette guerre. A Boston, une ville libérale, où j’étais, on ne pouvait littéralement pas avoir une manifestation publique sans être brisé violemment, avec la presse libérale applaudissant, jusqu’à tard en 1966. A ce moment-là, il y avait des centaines de milliers de soldats américains se déchaînant au Sud-Vietnam. Le Sud-Vietnam avait pratiquement été détruit. L’historien militaire dirigeant, le plus respecté historien du Vietnam, Bernard Fall (7) – il était incidemment un faucon, mais il se souciait des Vietnamiens – il disait que ce n’était pas clair pour lui si le Vietnam pourrait survivre comme entité historique et culturelle soumise à l’attaque la plus massive qu’une région de cette taille n’avait jamais subie. Il parlait du propos du Sud-Vietnam incidemment. A ce moment-là on a commencé à avoir certaines manifestations. Mais pas de la part des intellectuels libéraux ; ils ne se sont jamais opposés à la guerre.
En fait c’est fort dramatique quand on arrive en 1975, très révélateur, la guerre se termine. Tout le monde devait écrire quelque chose sur la guerre, ce qu’elle signifiait. Et on avait aussi des sondages de l’opinion publique et ils sont dramatiquement différents. Alors si on regarde les écrits d’intellectuels, ils sont de deux ordres. L’un disait, (1) « Regardez, si on avait combattu plus fort, on aurait pu gagner. » Vous savez, le poignard dans le dos. Mais chez d’autres, qui étaient dans la gauche, des gens comme Anthony Lewis du New York Times, fort dans le courant de gauche, sa vison en 1975 était que la guerre au Vietnam avait débuté avec des efforts maladroits pour faire le bien. Mais vers 1969, il était clair que c’était un désastre, que c’était trop coûteux pour nous. On ne pouvait pas apporter la démocratie au Vietnam à un coût que nous voulions accepter. Donc, c’était un désastre. Ça c’est l’extrême-gauche.
Jetez un coup d’œil sur l’opinion publique dans les années suivantes. Près de 70% de la population, dans les sondages, disaient que la guerre était fondamentalement mauvaise et immorale, pas une erreur. Et cette attitude s’est maintenue aussi longtemps que des sondages ont été pratiqués au début des années 1980. Les sondeurs ne demandent pas les raisons, ils donnent simplement les nombres. Alors pourquoi les gens pensaient-ils que c’était fondamentalement mauvais et immoral ? Les types qui dirigeaient les sondages, E. Rielly, un professeur à l’Université de Chicago, un professeur libéral, il a dit que ce que cela signifiait était que les gens pensaient que trop d’Américains qui y avaient été, ont été tués. Peut-être. Une autre possibilité est le fait qu’ils n’aimaient pas le fait que nous étions en train de commettre le pire crime depuis la Seconde guerre mondiale. Mais cela était si inconcevable que ce n’était même pas présenté comme une raison possible.
Maintenant, qu’est-ce qui est arrivé dans les années suivantes ? Eh bien, je pense que parmi les classes éduquées c’est resté la même chose. On parle d’intervention humanitaire, comme si le Vietnam était une intervention humanitaire. Dans le public, c’est fort différent. Prenez la guerre d’Irak, c’est le second pire crime après la Seconde guerre mondiale. C’est la première fois dans l’histoire, dans l’histoire de l’impérialisme, qu’il y a eu d’immenses manifestations, avant que la guerre ne soit lancée officiellement. En réalité, elle était déjà en cours. Mais avant qu’elle ne soit lancée officiellement, il y a eu des manifestations immenses partout. Je pense que cela a eu un effet. Le public était encore divisé.
Et (après le Vietnam), le type d’intervention qui est entreprise est conçu de manière à ne pas susciter de réactions publiques. En fait, cela a été déclaré tôt dans la première (présidence) Bush, Bush I, dans un de leurs documents qu’ils concevaient pour l’avenir, les guerres US seront contre des ennemis beaucoup plus faibles. Et elles doivent être gagnées rapidement et de manière décisive avant que ne se développe une réaction populaire. Et si on regarde, c’est ce qu’on fait. Regardez le Panama, par exemple, en deux jours ; et le Kosovo, pas de troupes américaines. Vous avez écrit un excellent livre à ce sujet. (8) Mais je ne suis pas convaincu que cela a été différent de ce que c’était.
Gibbs : Avec la fin d la Guerre froide, il y a eu un déclin du militantisme aux US et ailleurs concernant la question du désarmement nucléaire. Une fois de plus, cet état des choses diffère de la période de la Guerre froide, quand il y avait un mouvement de masse qui s’opposait aux armes nucléaires – souvenez-vous du mouvement de Freeze des années 1980 – mais ce mouvement a disparu en grande partie après 1991. Le danger d’une guerre nucléaire reste aussi important que jamais, mais il n’y a qu’un faible engagement sur cette question, semble-t-il. Comment expliqueriez-vous la disparition du mouvement anti-nucléaire ?
Noam Chomsky : Eh bien, c’est parfaitement vrai. Le sommet du militantisme populaire anti-nucléaire a eu lieu dans les années 1980, quand il y avait un immense mouvement. Et l’Administration Reagan a tenté, décidé de le désamorcer et a partiellement réussi, en présentant l’illusion de Star Wars, SDI, qu’en quelque sorte nous allions éliminer les armes nucléaires. L’Administration Reagan a repris la rhétorique du mouvement anti-nucléaire : elle a dit : Oh, vous avez raison’ Nous devons éliminer les armes nucléaires. Le moyen que nous allons utiliser est en ayant les SDI Star Wars, l’Initiative de défense stratégique, qui empêchera les armes nucléaires de frapper. Eh bien, cela a désamorcé le mouvement.
Et quand les Russes se sont effondrés, il semblait que peut-être on pourrait réduire les tensions nucléaires. Et pendant un certain temps, elles ont réellement été réduites. Il y a eu réellement une réduction d’armements nucléaires des deux côtés. Diverses étapes ont été entreprises. Nulle part, suffisamment, mais certaines ont été prises.
D’un autre côté, il est très important de comprendre la position officielle des Etats-Unis. Vous devriez le lire ? Dont en 1995, c’est Clinton, un document très important est sorti, encore classé, mais avec de grandes parties déclassées. Il est appelé « Les rudiments de la force de dissuasion post-Guerre froide » (9) Que veut dire la force de dissuasion post-Guerre froide ? La force de dissuasion signifie l’utilisation d’armes nucléaires. Ceci a été révélé par le Commandement stratégique qui était en charge de planifier et de diriger les armes nucléaires. J’ai écrit à ce sujet quand c’est sorti et j’ai continué à écrire sur le sujet depuis… Depuis lors … je n’y ai jamais vu une référence. Mais c’est un document étonnant. Voici ce qu’il dit fondamentalement : Il dit que nous devons maintenir le droit de la première frappe, le droit à la première utilisation d’armes nucléaires, même contre des puissances non nucléaires. Des armes nucléaires, soulignent-ils, sont en réalité constamment utilisées, car elles jettent une ombre sur d’autres actions militaires. En d’autres mots, quand des gens savent que nous sommes prêts à utiliser des armes nucléaires, ils reculeront si nous faisons quelque chose d’agressif. Donc, fondamentalement, des armes nucléaires ont toujours été utilisées.
Maintenant, c’est un point que Dan Ellsberg a signalé pendant des années. Il a dit que c’est comme si vous et moi entrons dans une épicerie pour la voler et avons une arme. Le type peut vous donner le cash dans la caisse enregistreuse. Moi j’emploie une arme même si je ne tire pas. Eh bien, c’est cela des armes nucléaires – essentielles pour la dissuasion post- guerre – elles jettent une ombre sur tout. Ensuite il continue en disant que nous devons présenter un personnage national d’être irrationnels et vindicatifs, parce que cela va terrifier les gens. Et ensuite, ils reculeront. Et ceci n’est pas Trump, c’est Clinton. Ce n’est pas Nixon, savez-vous. Nous devons être irrationnels et vindicatifs, parce que cela va effrayer les gens. Et nous avons maintenu cela pendant des années. Et ensuite, nous seront capable d’exécuter les actions que nous voulons exécuter.
C’est notre stratégie nucléaire, comme dans les premières années post- Guerre froide. Et je pense que c’est un véritable échec de la communauté intellectuelle, y compris du savoir et des médias. Ce n’est pas comme si on avait les grands titres partout. Et ce n’est pas secret, les documents sont là. Et je pense que c’est probablement le vrai tableau. Vous savez, les gens parlent de la « théorie du fou » de Nixon. On ne sait pas grand-chose à ce sujet. C’était dans des mémoires, par quelqu’un d’autre (10). Mais c’est réel. Ceci est la véritable théorie de l’homme fou. Nous devons être irrationnels et vindicatifs, afin que les gens ne sachent pas vers où on va. Ceci n’est pas Trump et Bannon, c’est de l’époque de Clinton.
Gibbs: Je pense qu’on a le temps pour une question de plus. Dans la discussion populaire, la phrase « sécurité nationale » en est venue à signifier une sécurité contre des menaces militaires presqu’exclusivement. Ce récit rétrograde la signification de menaces non militaires, comme le changement climatique, les bactéries résistantes aux antibiotiques ou des épidémies virales. Il semblerait qu’il y a un déséquilibre entre des menaces perçues comme militaires, recevant un énorme financement gouvernemental et l’attention de la presse, d’une part et des menaces non militaires, qui reçoivent relativement peu, d’autre part. Comment expliquons-nous l’importance excessive apparente des menaces militaires ?
Noam Chomsky : Eh bien, (avec) des menaces militaires, on peut les voir en réalité, on peut les imaginer. Les gens n’y pensent pas suffisamment. Mais si on y pense une minute, on peut voir qu’une attaque nucléaire pourrait être la fin de tout. Ces autres menaces sont du genre lent, peut-être qu’on ne les verra pas l’an prochain. Peut-être que la science n’est pas sûre, peut-être qu’on ne doit pas s’inquiéter à ce sujet. Le changement climatique est le pire, mais il y en a d’autres.
Prenez les pandémies. Il pourrait y avoir facilement une pandémie sérieuse. Beaucoup de cela provient de quelque chose à laquelle nous n’accordons pas une grande attention : Manger de la viande. L’industrie de la production de viande, la production industrielle de viande, utilise une quantité énorme d’antibiotiques. Je ne me souviens pas du chiffre exact, c’est probablement de l’ordre de la moitié des antibiotiques. Eh bien, les antibiotiques ont un effet : ils entraînent des mutations qui les rendent inefficaces. Nous laissons filer maintenant des antibiotiques qui traitent de la menace de mutation rapide de bactéries. Beaucoup de cela vient précisément de l’industrie de la production de viande. Eh bien est-ce que cela nous inquiète ? Eh bien, on devrait l’être. Aller dans un hôpital maintenant est dangereux. On peut attraper des maladies qu’on ne peut pas soigner, qui se déplacent dans l’hôpital. Beaucoup de cela trouve ses traces dans la production industrielle de la viande. Ce sont des menaces sérieuses, partout.
Prenez quelque chose à laquelle on ne pense réellement pas : les plastics dans l’océan. Je veux dire que les plastics dans l’océan a un énorme effet écologique. Quand des géologues annoncent le commencement d’une nouvelle époque géologique, l’Anthropocène, des humains détruisant l’environnement, une des choses principales qu’ils ont signalée est l’utilisation de plastic dans la terre. On n’y pense pas, mais cela a un effet monumental. Mais ce sont les choses qu’on ne voit pas directement devant soi avec ses yeux. On doit y penser un peu, pour en voir les conséquences. C’est facile de les mettre de côté, et les médias n’en parlent pas. D’autres choses sont plus importantes. Comment vais-je placer de la nourriture sur la table demain ? C’est de cela que je dois m’inquiéter etc. C’est très sérieux mais il est difficile de souligner l’énormité de ces questions, quand elles n’ont pas le caractère dramatique de quelque chose qu’on peut montrer dans des films, avec des armes nucléaires qui tombent et tout qui disparaît.
Notes
- Pour les opinions récentes du spécialiste des armes nucléaires de l’Université de Princeton, G. Blair, voir Blair, “Trump and the Nuclear Keys,” New York Times, Octobre 12, 2016.
- Notez que Michael T. Flynn a démissionné comme conseiller de la sécurité nationale le 13 février 2017, plusieurs jours après que cette interview a eu lieu.
- Voir Solomon, “Urgent to Progressives: Stop Fueling Anti-Russia Frenzy,” Antiwar.com, December 21, 2016, http://original.antiwar.com/solomon/2016/12/20/urgent-progressives-stop-fueling-anti-russia-frenzy/ ; Halimi, January, 2017, ; Jeremy , “Seymour Hersh Blasts Media for Uncritically Reporting Russian Hacking Story,”
- The End of the Cold War and the US Offer to Limit NATO Expansion,” International Security 40, no. 4, 2016.
- Sur les mises en garde de F. Kennan, sur les dangers de l’expansion de l’OTAN, voir Thomas L. Friedman, “Foreign Affairs: Now a Word from X,” New York Times, May 2, 1998.
- Ici, Chomsky fait référence au mémorandum NSC-68 du Conseil national de sécurité, un des documents clés de la Guerre froide. Ce document a été le sujet de la conférence de Chomsky qui a précédée l’interview. Le texte du document est maintenant totalement déclassé et disponible en ligne. Voir « A Report to the National Security Council – NSC 68,” April 14, 1950, rendu accessible par la bibliothèque présidentielle Harry S. Truman, https://www.trumanlibrary.org/whistlestop/study_collections/coldwar/documents/pdf/10-1.pdf
- Concernant les écrits de Bernard Fall sur le Vietnam voir Fall, Last Reflections on a War. Garden City, NY: Doubleday, 1967.
- Le livre auquel Chomsky fait référence concernant l’intervention au Kosovo First Do No Harm: Humanitarian Intervention and the Destruction of Yugoslavia. Nashville, TN: Vanderbilt University Press, 2009, de David N. Gibbs.
- Le texte complet de ce document déclassé est disponible maintenant en ligne. Voyez US Department of Defense, Strategic Command, “Essentials of Post-Cold War Deterrence,” 1995 (pas de date exacte indiquée), rendu disponible par la Fédération des Scientifiques américains, Projet d’information nucléaire, http://www.nukestrat.com/us/stratcom/SAGessentials.PDF.
- L’idée que le président Richard Nixon a souscrit à une théorie d’homme fou de relations internationales a d’abord paru dans le mémoire de l’ancien aide de Nixon, H. R. Haldeman, dans Haldeman and Joseph DiMona, The Ends of Power. New York: Times Books, 1978, p. 98.
Counterpunch 3 mars 2017
Information Clearing House 5 Mars 2017