La semaine dernière, nous avions fait le diagnostic de la situation du Conseil Présidentiel de Transition (CPT) face à l’avancée inexorable des groupes armés qui sont à la porte du pouvoir. On l’avait fait en fonction des données disponibles et vérifiables par tous. En conclusion de cette analyse, nous avons estimé qu’il ne fait aucun doute que les autorités en place ne puissent garder le pouvoir puisque les gangs ont déjà gagné la partie. En réalité, l’on ne croyait pas si bien dire. Les dernières déclarations de l’actuel ministre de l’Économie et des Finances, Alfred Métellus, sur une éventualité des autorités de faire appel à des mercenaires étrangers pour contrer les bandes armées viennent de rendre encore plus crédible notre analyse de la situation. Pourtant, volontairement, on n’avait pas pris en compte cet élément bien qu’on avait eu vent de cette affaire.
En effet, des mercenaires en Haïti pour combattre les groupes armés, l’idée n’est pas nouvelle. Cela a toujours été une option des autorités de la nouvelle Transition depuis Ariel Henry. En fait, l’écho que l’actuel gouvernement avait l’intention de recourir au concours d’armée étrangère privée courait déjà dans certains milieux de la capitale. Dans des salons où des gens influents se rencontrent, il y a eu des fuites à ce propos surtout de la part de certains diplomates accrédités en Haïti dont certains ne voyant pas d’un bon œil cette approche. Mais d’autres, notamment les français, ne seront pas tout à fait hostiles dans la mesure où la France se fait une spécialité et une réputation dans ce domaine. Pendant longtemps dans son Pré-carré africain et au-delà d’autres cieux, elle est passée maitre incontestée mais non incontestable avec ses soldats non officiels servant pour la gloire de la République française et leurs comptes personnels. Les gens au fait de la politique internationale et de la géopolitique connaissent fort bien l’histoire trouble d’un certain Bob Denard de son vrai nom Robert qui renversait, sur commande de Paris et à la demande des groupes politiques locaux, les gouvernements en place afin d’installer des dictateurs à leur convenance.
On y reviendra plus tard. Restons sur cette sortie d’un ministre du gouvernement de Didier Alix Fils-Aimé qui est peut-être en mission commandée, histoire de sondée l’opinion publique devant une décision qui ne sera certainement pas sans conséquence sur la vie politique et institutionnelle haïtienne si jamais les autorités s’aventuraient effectivement à avoir recours au service des mercenaires pour venir combattre sur le sol haïtien leurs propres compatriotes. Selon ce qu’on a appris dans le quotidien Le Nouvelliste daté du 29 avril 2025, les autorités de la Transition, devant les difficultés des forces de l’ordre pour tenir tête aux gangs qui contrôlent la quasi-totalité de la capitale, seraient favorables à financer des entreprises militaires privées mais étrangères en vue de venir les affronter.
C’est lui, Alfred Métellus, celui qui détient le cordon de la bourse du gouvernement qui a vendu la mèche. Il semble que ce sujet est à l’étude au sein du Conseil Présidentiel de Transition que Fritz Alphonse Jean préside. D’après le ministre des Finances et de l’Économie, « Toutes les possibilités sont censées être sur la table. La population a besoin de sécurité, du déblocage des routes (…) Nous sommes ouverts, nous recherchons tous les Haïtiens, tous les étrangers qui ont de l’expertise dans ce domaine et qui veulent nous supporter, veulent appuyer la police et l’armée pour débloquer la situation. Les portes sont ouvertes. Toutes les possibilités doivent être sur la table. La sécurité est l’une des priorités. Cette priorité est renforcée avec l’arrivée de M. Fritz A. Jean à la tête du Conseil Présidentiel de Transition (CPT). On parle même de budget de guerre. Nous allons dans ce sens, les crédits sont alloués aux forces de sécurité. Les réquisitions sont traitées avec célérité au MEF ». Bref, on a compris, les autorités gouvernementales ne comptent plus ni sur la police ni sur l’armée d’Haïti pour mettre les gangs hors d’état de nuire.
Et elles ne comptent encore moins sur la Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité en Haïti (MMAS) pour reprendre les territoires perdus. Il semble que, pour les autorités, le seul moyen de revenir dans le jeu est d’embaucher une ou plusieurs armées privées qui, imaginent-elles, seraient mieux équipées et plus motivées que les forces de l’ordre locales, totalement dépassées par les groupes armés. En déchiffrant l’entretien du ministre au journal, même les bailleurs de fonds internationaux les pressent à recourir à un plan d’urgence sécuritaire, sinon ces derniers cesseront de financer le gouvernement. « Tous les bailleurs demandent que le gouvernement présente un plan de sécurité pour le pays. On va organiser une réunion pour présenter le plan de sécurité. Ce que nous ferons cet été, en juin, afin que d’ici septembre s’améliore la sécurité dans le pays. Il y a même certains bailleurs qui conditionnent leur aide à la présentation de ce plan » avance le ministre.
Alors ne voulant pas perdre les fonds escomptés et compte tenu des multiples tentatives ratées pour ramener la sécurité dans le pays face aux groupes armés qui tiennent les territoires qu’ils ont conquis, à bien comprendre Alfred Métellus, le gouvernement n’a pas le choix. Ce d’autant plus que les gangs continuent de s’emparer jour après jour d’autres quartiers ou communes. En même temps que la MMAS se délite avec les 400 premiers policiers kenyans en fin mission qui rentreront bientôt au pays et le gouvernement du Belize qui, selon un de ses ministres, Francis Fonseca, n’entend plus participer à la mission internationale en Haïti en rapatriant, d’ailleurs, les deux uniques soldats qui étaient déjà sur place, le CPT ne voit d’autre solution que de recourir à des mercenaires étrangers. Problème, si cela devrait être effectif, les autorités haïtiennes doivent comprendre, dans ce cas, qu’on change de catégorie et qu’elles prennent vraiment le risque d’ouvrir un véritable front armé en Haïti.

Ce sera pour le coup vraiment la guerre. Car, en empruntant ce chemin, le CPT doit savoir qu’il crée les conditions d’une véritable guerre en Haïti entre des mercenaires qui seront sans pitiés puisque payés pour faire le sale boulot et toutes les coalitions armées, pour la plupart très politisées qui, on prend le pari, ne se laisseront pas marcher dessus par des étrangers qu’ils savent rémunérés pour les tuer. En effet, une armée privée ou mercenaire aura certainement un comportement nettement différent que les unités spécialisées de la police nationale et des FADH vis-à-vis des gangs armés. L’attitude de ces « Templiers », chevaliers venus en croisade en Haïti pour rétablir l’ordre dit républicain sera forcément à l’opposé des membres de la mission multinationale qui ont toutes les peines du monde à remplir une mission qui n’a pas été pensée pour mener une guerre de longue haleine. A notre avis, tel ne sera pas le cas d’une entreprise militaire étrangère financée spécifiquement pour mener une guerre dont l’objectif sera d’écraser l’ennemi et ce, par n’importe quel moyen et çà, quelle que soit la méthode employée.
L’histoire a prouvé que les mercenaires ne font pas la guerre comme une armée régulière. Ces soldats qui ne sont motivés que par l’argent et l’appât du gain sont des sans foi ni loi et ne font pas de quartiers, c’est-à-dire, ils ne font aucune distinction entre l’ennemi proprement dit à combattre et les femmes et les enfants. Un seul objectif : la victoire et ce, par n’importe quel prix. D’où le danger pour le gouvernement de se retrouver face à un dilemme : la perte en vie humaine des innocents qui ne pourront pas être comptabilisés en dégâts collatéraux si le nombre est excessivement élevé. Or, pour une armée de mercenaires, la victoire est à ce prix et le but est de terminer le travail au plus vite pour passer à un autre contrat. Mais, il n’y pas que le risque de massacre en série de la population et d’innocents. En faisant appel à des mercenaires étrangers pour nettoyer cet Écurie d’Augias, le Conseil Présidentiel de Transition créera un précédent en Haïti et court le risque de mettre en danger l’unité du peuple haïtien qui, depuis 1804, n’est jamais démentie malgré les vicissitudes de la vie politique d’Haïti et des périodes mouvementées de la Nation.
Avec des mercenaires étrangers officiellement établis en Haïti pour accomplir une mission qu’ils estiment que les locaux n’ont pas été capables de résoudre, le danger est que ces étrangers armés retournent leurs armes contre ceux qui les avaient embauchés, c’est-à-dire les autorités en place. Il existe des précédents dans l’histoire du monde. Plus près de nous, dans les États faillis ou poussés à la faillite politique ou économique par certaines anciennes puissances coloniales notamment la France et la Belgique pour les États francophones du Continent africain ou la Grande-Bretagne, l’Allemagne et les Etats-Unis pour le reste du monde. On connaît tous ou presque comment la Belgique, à travers des mercenaires belges et français, a pratiquement détruit la construction de certains États par des coups d’État successifs fomentés par des mercenaires téléguidés après l’indépendance de l’Afrique. Le Congo Kinshasa, autrefois appelé le Congo Belge, est un exemple fort des manipulations de ces anciennes puissances à travers leurs mercenaires.
Aucun observateur politique n’oubliera l’assassinat en janvier 1961 du leader et Premier ministre Patrice Lumumba dans la région du Katanga orchestré par le gouvernement belge à travers son ambassade et des mercenaires avec la complicité de la nouvelle armée congolaise sous les ordres d’un caporal-chef propulsé chef d’État-major dénommé Joseph-Désiré Mobutu plus connu sous le nom de Mobutu Sese Seko. Patrice Lumumba fut avec Joseph Kasa-Vubu les deux principaux artisans de l’indépendance de la République du Congo en 1960. Que dire de la France en Afrique après l’indépendance au cours des années 60. Forcée après la guerre d’abandonner de vastes territoires colonisés sur le continent africain, la France, en fait, n’a jamais voulu lâcher ces terres regorgées de « terres rares » de toutes sortes. Après son départ officiel du Continent africain et de certains Condominium en Asie, c’est à travers des mercenaires, ces armées privées non officielles, que Paris allait maintenir son emprise sur les gouvernements fantoches qu’il contribue à installer par des coups d’État organisés par des mercenaires ou des militaires sous influence des ces derniers.
Le plus célèbre parmi ces chefs mercenaires demeure incontestablement Robert Denard dit commandant Bob. Cet ancien soldat de la République française accomplissait toutes les basses œuvres politiques et militaires pour le compte de l’Élysée à Paris. Ancien militaire démobilisé pour le besoin de la cause, Bob Denard sera de tous les mauvais coups politiques et militaires portés par le gouvernement français à travers l’ensemble des anciennes colonies d’Afrique, d’Asie et de l’Océan indien notamment dans l’Archipel des Comores où, à force de faire et défaire les régimes dans cet État de l’Afrique de l’Est au nom de la France, avait fini par diriger en personne ce petit État situé à quelques encablures de l’île sœur Mayotte et de la Réunion. Avec son armée privée, formée d’anciens militaires de l’armée française, belge, britannique et autres, Denard, membre du MI6, le Service d’espionnage britannique et de la SDECE le Service secret extérieur français, ce redoutable mercenaire mondialement connu, écumait les mers et parcourait les terres du Continent africain du Congo à la Rhodésie et de l’Afrique du Sud à Angola en passant par le Yémen et les Seychelles ou le Maghreb.
Partout, ce natif de Bordeaux imposa sa loi martiale sur les nouveaux gouvernements nés de l’indépendance ou du retrait sous pression des peuples luttant pour leur auto-détermination des européens qui n’avaient malheureusement pas dit leurs derniers mots. De simple Quartier-maitre, le soldat Bob Denard, avec la bénédiction de la France, a mené la vie dure à tous les gouvernements de l’Afrique qui entendaient se démarquer de la France, de la Belgique et de la Grande-Bretagne entre les années 60 jusqu’au début des années 2000, c’est-à-dire jusqu’à sa retraite tranquille en France où il mourut à l’âge de 78 ans. Ce mercenaire sanguinaire n’a jamais été inquiété par la justice française malgré les multiples plaintes déposées contre lui par différentes organisations des droits humains pour des crimes que lui et ses soldats de fortunes ont commis dans les pays où ils exerçaient effectivement le pouvoir à la place des dirigeants locaux qu’ils avaient contribués à placer au sommet de l’État.
Les Comoriens ont été durant plus de dix ans (1975-1989) placés de facto sous la coupe de ce mercenaire hors pair que fut Robert Denard par l’intermédiaire d’un Président fantoche, Ahmed Abdallah. Celui qu’on affublait, d’ailleurs, le tire de « vice-Roi des Comores » a fait régner la terreur et la peur sur la population, jusqu’à ce qu’un beau jour il fut contraint de quitter l’île et regagner la France après avoir servi pendant plusieurs décennies de tête de pont anti-communiste pour les puissances occidentales dans divers États du continent et de pion pour le régime d’Apartheid de l’Afrique du Sud contre l’ANC de Nelson Mandela. Voilà ce qui pourrait arriver à Haïti, dans l’hypothèse où le gouvernement haïtien oserait appeler officiellement sur le sol d’Haïti des mercenaires étrangers soi-disant pour reprendre le contrôle de la situation. Il aura suffi que cette armée privée trouve le soutien et l’appui du gouvernement du pays d’où elle est originaire, voire d’un autre État qui le paie mieux que son employeur haïtien, pour que tout dégénère et prenne une tournure dont la conséquence peut être dramatique pour les haïtiens et le pays tout entier.
Cette histoire de mercenaire est la plus mauvaise idée que les membres du Conseil Présidentiel de Transition (CPT) puissent avoir si toutefois ils envisagent sérieusement de trouver une solution dans cette crise sécuritaire. Avec les mercenaires, on sait toujours pourquoi et quand on s’engage, mais l’on ne sait jamais à l’avance quand et comment cela se terminera et où cet engagement pourra conduire. La faillite de l’État haïtien, la faiblesse des forces de sécurité du pays, l’incompétence et l’ignorance des autorités politiques actuelles de la gestion des choses publiques peuvent être un cocktail assez délicieux pour nourrir l’appétit et l’envie des mercenaires étrangers voyant là une occasion de s’emparer d’un territoire où aucune autorité ne contrôle vraiment l’espace comme il en fut du temps des innombrables aventuriers Flibustiers et Corsaires des 16e et 17e siècles dans les Caraïbes.
A la mort de Bob Denard en 2007, un ancien général de l’armée française, appelé à réagir sur le parcours vertigineux de cet ancien bras armé de la France à l’extérieur, disait que « Le rêve de tout chef mercenaire d’aujourd’hui est de succéder à Bob Denard, l’un des plus grands et brillants mercenaires du XXe siècle. Ils souhaitent tous rééditer le coup des îles des Comores, c’est-à-dire, diriger un État à la place de ceux qui leur ont confié leurs intérêts et leur avenir. » Les dirigeants politiques et les élites haïtiennes en général, rien qu’en envisageant de financer une expédition de mercenaires étrangers pour venir combattre les groupes armés dans le pays, semblent accepter une telle aventure. En tous cas, qu’ils se rassurent, l’histoire se chargera de coucher leur décision finale sur du papier glacé et sur le « Cloud ».
C.C.