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Un important homme d’affaires haïtien et un haut fonctionnaire de l’ambassade des États-Unis ont instamment invité les troupes d’occupation de l’ONU à attaquer un populeux bidonville, sachant pertinemment qu’il en résulterait des «victimes civiles non intentionnelles», selon des câbles diplomatiques secrets fournis par WikiLeaks à Haïti Liberté.
Le président de la Chambre de commerce d’Haïti, Réginald Boulos, à présent membre en règle de la Commission intérimaire de reconstruction d’Haïti (CIRH), rencontrait le chargé d’Affaires de l’ambassade des États-Unis, Timothy Carney, le 4 janvier 2006. Tous les deux étaient outrés de la réticence montrée par la Mission de l’ONU à effectuer une violente descente contre les groupes armés à Cité Soleil, un vaste bidonville côtier de Port-au-Prince.
Au cours de cette rencontre, « Boulos exprimait que la MINUSTAH [ou Mission pour la stabilisation d’Haïti, les forces de l’ONU ainsi nommées] pourrait reprendre le bidonville si elle s’y prenait systématiquement, section par section, pour sécuriser les lieux », mais Carney « prévenait qu’une telle opération causerait inévitablement des victimes civiles non intentionnelles, étant donné les conditions de promiscuité et la fragile construction des maisons entassées l’une sur l’autre à Cité Soleil », d’après le câble du 6 janvier 2006 rédigé par Carney.
Plutôt que de suggérer une alternative qui aurait pu éviter d’«inévitables» décès de civils, Carney poursuivait pour dire que « En ce cas, les associations du secteur privé doivent vouloir porter rapidement assistance à la suite d’une telle opération, y compris d’apporter une aide financière aux familles des victimes potentielles. »
« Boulos acquiesçait », disant « que lui et d’autres groupes étaient prêts à intervenir aussitôt avec des programmes et des dépenses à des fins sociales » indique ce câble.
La bataille pour Cité Soleil s’est poursuivie au cours des dix-huit mois suivants, avec un bilan de dizaines de « victimes civiles non intentionnelles ». De nos jours, Carney, à présent à la retraite, affirme n’avoir « en aucune manière » de regrets concernant son conseil à Boulos et à l’ONU, tout en admettant avoir appris « qu’il n’existe pas de telle chose comme une opération chirurgicale. »
À la rencontre entre Boulos et Carney se trouvaient aussi René-Max Auguste, président de la Chambre de commerce américaine, Gladys Coupet, présidente de l’Association des banquiers haïtiens, et Carl Auguste Boisson, président de l’Association des distributeurs de produits pétroliers.
Ces dirigeants du secteur privé aussi « ont plaidé auprès du chargé d’Affaires pour que l’USG [le gouvernement des États-Unis] fournisse des munitions à la police », et « Boulos s’est mis à lire une liste spécifique de munitions. » Mais Carney de dire que la Police avait plutôt besoin de formation que de munitions.
Six jours plus tard, Boulos se plaignait à un journaliste de la National Public Radio en ces termes « De grâce comprenez que nous apprécions le travail qu’a fait la MINUSTAH jusqu’à présent, mais ce n’est pas suffisant. » Il alléguait qu’il y avait eu une « distribution massive d’armes au cours des deux dernières semaines à Cité Soleil », ajoutant que des gangs sont à même de « de ramasser des gens, de tuer et d’y revenir, et personne ne peut les y poursuivre ».
Comme Haïti Liberté l’a rapporté précédemment, Boulos a pris à sa charge d’armer la force de police du gouvernement de facto, qui a violemment réprimé les manifestations exigeant le retour d’exil du président Jean-Bertrand Aristide, tuant des dizaines de manifestants et de passants.
Le magnat haïtien des affaires Fritz Mevs disait à l’Ambassade que Boulos avait « distribué des armes à la Police et lancé un appel à d’autres [du secteur privé] pour en faire autant de façon à couvrir ses propres actes », selon un autre câble de Wikileaks (voir Haïti Liberté, Vol. 4, No. 49, 22 juin 2011).
Andy Apaid, principal propriétaire de sweatshops en Haïti, était un dirigeant, tout autant que Boulos, du Groupe des 184. La coalition de ladite «société civile», créée et soutenue par la National Endowment for Democracy (NED), organisme du gouvernement des États-Unis, a aidé à mener une campagne de déstabilisation contre Aristide jusqu’à l’éviction de ce dernier par le coup d’État de 2004 soutenu par les États-Unis.
Un câble daté du 24 juillet 2006 confirme des dépêches de presse qui rapportaient qu’Apaid finançait un gang anti-Aristide à Cité Soleil dirigé par Thomas Robenson, alias Labanyè, un chef de gang qui avait fait défection du mouvement Lavalas pour se joindre au camp pro-coup d’État, avant d’être tué par ses propres lieutenants.
Carney a été ambassadeur des États-Unis en Haïti de 1997 à 1999. Il devenait plus tard président du conseil d’administration de Haïti Democracy Project (HDP), un lobby de droite pro-coup d’État co-fondé en 2002 par le frère de Réginald Boulos, Rudolph.
Carney quittait le HDP pour devenir chargé d’Affaires des États-Unis en Haïti d’août 2005 à février 2006. Il est maintenant vice-président du Fonds Clinton-Bush pour Haïti, établi après le tremblement de terre du 12 janvier 2010.
La campagne militaire pour écraser les groupes de résistance armée à Cité Soleil, dont Boulos et Carney avait discuté, réussissait finalement, mais avec beaucoup de «victimes civiles non intentionnelles » comme Carney l’avait prévu. Elle avait commencé le 6 juillet 2005, lorsque les troupes de l’ONU ont lancé un assaut massif contre le bidonville, tirant plus de 22.000 balles en l’espace d’environ sept heures et tuant le leader de la résistance anti-coup d’État Emmanuel «Drèd» Wilmer (voir Haïti Liberté, Vol. 4, No. 49, le 22 juin 2011).
Des 27 personnes qui sont venues à un hôpital de Médecins sans frontières avec des blessures par balles ce jour-là, les trois quarts étaient des femmes et des enfants. Des résidents de Cité Soleil ont dit à une délégation de syndicats de San Francisco et au journaliste Jean-Baptiste Jean Ristil que la MINUSTAH avait indiscriminément fait feu sur leurs logements, tuant des femmes, des enfants et des nourrissons. On a compté au moins 23 morts, et peut-être 50, selon la délégation.
Le journaliste haïtien Guy Delva « a vu sept cadavres rien que dans une maison, dont deux bébés et une dame âgée dans la soixantaine ». L’ambassadeur des États-Unis en Haïti James Foley admettait dans un câble du 26 juillet 2005 obtenu par le professeur Keith Yearman par l’intermédiaire d’une requête de FOIA, « On ne sait pas tout de l’agressivité montrée par la MINUSTAH, car 22.000 projectiles représentent une forte quantité de munitions pour avoir fait seulement six morts [le bilan officiel des victimes par l’ONU]».
« Les étrangers sont arrivés en tirant pendant des heures sans interruption et ont tué 10 personnes », de dire à l’agence Reuters Johnny Claircidor, un résidant de Cité Soleil, suite à une autre sanglante opération de la MINUSTAH le 22 décembre 2006.
« effectivement, il y aurait des conséquences incluant des morts et des blessés, mais la situation exigeait le rétablissement de la sécurité»
« Ils sont venus ici pour terroriser la population », disait Rose Martel, une résidante, parlant de la police et des troupes de l’ONU, a rapporté l’agence Reuters. « Je ne pense pas que ce soient réellement des bandits qu’ils ont tués, à moins qu’ils nous considèrent tous comme des bandits », disait-elle.
Environ 300.000 personnes vivent dans les minuscules taudis et maisons de Cité Soleil, qui s’alignent près des allées et des rues. Les nombreux raids militaires de la MINUSTAH dans les bidonvilles en Haïti ont fait des dizaines de victimes en «dommages collatéraux» de 2005 à 2007.
Les citoyens de Cité Soleil en portent encore les stigmates jusqu’à ce jour aux yeux de l’extérieur. La zone est de façon routinière taxée de «zone rouge» (c.-à-d. «à ne pas visiter») pour les coopérants étrangers. Le bidonville du bord de mer a été l’un des secteurs les plus affectés de la capitale quand l’épidémie de choléra a touché Port-au-Prince l’automne dernier. Cette maladie causée par l’eau contaminée peut tuer une personne en l’espace de quelques heures. Certains cadavres restent dans les rues pendant des jours avant d’être ramassés, et pour sa part l’hôpital de Médecins sans frontières était surchargé.
L’épidémie continue à travers le pays, apparaissant partout où les pluies augmentent. Un nouveau Projet Rapid Response de six mois contre le choléra vient d’être lancé, financé par l’UNICEF et mené par l’International Rescue Committee en consultation avec d’autres organisations humanitaires s’occupant de l’eau et des questions sanitaires. Le projet exclut spécifiquement Cité Soleil de sa «liste de zones d’intervention» à cause de «questions de sécurité», d’après des notes d’une rencontre du Groupe de contact (Cluster Group) de l’ONU obtenues par Haïti Liberté.
Les cordons de la bourse pour des milliards de dollars en aide humanitaire promise pour la «reconstruction» d’Haïti sont actuellement contrôlés par le CIRH. Boulos est l’un des 14 membres haïtiens avec droit de vote; les 14 autres membres votants sont des représentants de gouvernements étrangers et de banques internationales.
Dans un compte rendu de presse «factuel versus fiction», le CIRH proclame être « une agence novatrice par le fait d’avoir donné à des Haïtiens un siège à la table des décideurs et une voix de poids pour dicter le cours à prendre par leur pays vers une reprise à court terme et une prospérité à long terme ».
Boulos n’avait jamais été élu à son « siège à la table des décideurs » mais il y a été nommé par la «communauté des affaires» d’Haïti, qui détient un vote au conseil d’administration de l’CIRH, à l’instar du Premier ministre haïtien. Cette nomination était fortuite pour Boulos parce qu’il « continue à nourrir des ambitions à court et à long termes de devenir Premier ministre et d’autre part d’exercer une influence déterminante dans la politique haïtienne », d’expliquer un câble du 20 décembre 2005 de Carney intitulé «Réginald Boulos vise à organiser la défaite de Préval.»
Ce câble décrit une autre rencontre avec Carney où Boulos expliquait ses efforts, qui se sont avérés stériles, pour « confectionner » la défaite de l’ex-président haïtien René Préval à l’élection présidentielle du 7 février 2006. « Boulos croit qu’une seconde présidence de Préval serait un ‘désastre’ pour le pays », a écrit Carney, et que « Préval était responsable de flagrants abus de la loi et de l’ordre durant sa présidence et qu’on ne pouvait lui faire confiance ». Ironiquement, « Boulos a confirmé que Préval avait fait un effort spécial pour se rapprocher de lui», poursuit ce câble, « mais que Boulos avait résisté à ces approches. Boulos restait profondément sceptique quant au changement de méthode de gouvernance qu’aurait Préval [par rapport à son mandat de 1996-à 2001] ou qu’il améliorerait sa performance comme président ». Boulos accusait aussi Préval de « soutenir des leaders de gangs et pour la grande corruption au sein de son gouvernement » et prévenait Carney que « Préval peut être trop faible pour empêcher Aristide et son cercle de revenir sur la scène politique haïtienne ».
Malgré ses efforts, « Boulos reconnaissait son désappointement de voir qu’après trois mois de négociations il avait été incapable de former une alliance plus solide [politique] pour s’opposer à Préval », a écrit Carney. Ce dernier appréciait Boulos, qu’il a décrit comme étant « d’une franchise revigorante et candide ». Il connaissait et Reginald et son frère Rudolph, qui a été pendant trois ans sénateur pour le département du Nord-Est jusqu’à son renvoi du Sénat en 2009 quand on a su qu’il avait menti en niant détenir la citoyenneté étatsunienne, ce qui le rendait inéligible à ce poste.
Interrogé au cours d’une interview téléphonique le mois dernier s’il n’avait aucun remords pour son approbation d’un assaut contre Cité Soleil au lieu de chercher une alternative, Carney a répondu «Aucun, en aucune manière.» Interrogé à savoir s’il s’attendait à ce que des personnes innocentes soient blessées ou tuées au cours de l’invasion de Cité Soleil par les troupes de l’ONU, il a dit que « cela m’était venu à l’esprit, certainement» et qu’il savait qu’« effectivement, il y aurait des conséquences incluant des morts et des blessés, mais la situation exigeait le rétablissement de la sécurité». Il a ajouté que « l’une des choses qu’on apprend, peut-être pas aussi vite qu’on le devrait dans ce business, c’est qu’il n’existe pas de telle chose comme une opération chirurgicale ».
Cependant, lorsqu’on lui a demandé s’il sentait que c’était nécessaire ces déploiements violents contre les gangs, tout en sachant qu’il y aurait des dommages collatéraux, il a répondu : « Absolument, la question ne se pose pas ». Carney a critiqué le premier chef de la MINUSTAH, le diplomate chilien Juan Gabriel Valdés, car ce dernier « croyait qu’aucune des troupes latino-américaines n’ouvrirait jamais le feu contre les mauvais éléments à Cite Soleil », affirmant qu’« on lui a prouvé qu’il se trompait, comme Edmund Mulet [le successeur de Valdés] l’a démontré plusieurs mois plus tard, quand la MINUSTAH a fait le nettoyage à Cité Soleil après la réélection de Préval » en 2006, faisant fi de la « réticence de Valdés… à s’engager ».
L’ex-diplomate des États-Unis croyait aussi que le gouvernement du Premier ministre de facto Gérard Latortue « était clairement une structure assez inusuelle » mais qu’il était « constitutionnel » et « avait l’autorité nécessaire… pour prendre des mesures avec la MINUSTAH pour assurer la loi et l’ordre partout dans le pays, y compris à Cité Soleil ».
L’un des plus remarquables avocats haïtiens en droit constitutionnel et droits humains, Mario Joseph, qui dirige le Bureau des avocats internationaux (BAI), a écarté cette prétention. « Le gouvernement Latortue était clairement et complètement inconstitutionnel », a-t-il dit. « L’administration Bush ainsi que d’autres puissances derrière le coup d’État de 2004 ont concocté une Commission tripartite et un Conseil des Sages, qui n’ont rien à voir avec la Constitution. Ils ont pris le pouvoir suite à un violent coup d’État et cuisiné ensuite un artifice légal pour couvrir leur crime ».
Carney disait « savoir la plupart du secteur des affaires [d’Haïti]» et admet qu’« il s’y trouve, sans aucun doute, un vaste foyer de prédateurs encore en place ». Il a maintenu des contacts étroits avec des hommes d’affaires haïtiens pro-coup d’État même après son départ de l’ambassade. Carney « a parlé de long en large avec Andy Apaid du Groupe des 184 juste avant le renversement d’Aristide » le 29 février 2004, disait-il.
« Nous l’avions toujours su, mais en fin de compte les câbles de WikiLeaks le confirment », a dit Tony Jean-Thénor du groupe communautaire Veye Yo de Miami, fondé par le regretté Père Gérard Jean-Juste, quand on lui a montré les câbles cités dans ce rapport. « L’Ambassade EU rencontre des membres de la bourgeoisie d’Haïti pour comploter contre le peuple, même pour des attaques armées, et ensuite ils essaient de passer pour des sauveurs ». Ironiquement, « ces mêmes bourgeois ont fini par décider de l’avenir du pays même s’ils ne sont pas parvenus à cette position par un vote transparent de la population. C’est toujours par un coup d’État, une élection truquée, ou par nomination par une puissance étrangère. »
(Traduit de l’anglais par Guy Roumer)
[…] a prominent sweatshop owner and leader of the Group of 184, in which Boulos was also active. The Group of 184 was a so-called civil society ”coalition, created and supported by the NED that helped lead a […]