De la torpeur des haïtiens trop pressés de rechercher de quoi se nourrir au quotidien, pris en otage par des élites politiques et économiques en parfaite connivence, comme des larrons en foire, émergent les cris de la « communauté haïtienne » de France, nourrie au lait de la mondialisation et au miel des technologies de communication. Des citoyens qui, hier encore, se montraient indifférents aux prouesses verbales d’un ancien président de la république fin soûl comme un poux confondant dans ses élans provocateurs, les outrecuidances de ses alliés et leurs penchants instinctifs pour la concussion, ont fait irruption dans l’arène, le dimanche 14 Octobre, à la Place des Ternes, de 14 H. à 17H dans le 17ème arrondissement de Paris. Dans un contexte de démobilisation des haïtiens vivant en France, expliquée par l’échec des équipes dirigeantes locales, prêtant le flanc aux poncifs de la résilience et de la malédiction, des haïtiens à Paris, au son de la pièce musicale à succès « Pote kòd pour mare volè yo » de Don Kato, arborent le drapeau haïtien, celui de l’étendard de la révolte, brandissent des pancartes qui soulignent les effets néfastes de l’usage, des 3. 8 milliards de dollars américains dans des conditions opaques. Elles retracent les liens entre l’augmentation de la pauvreté en Haïti (un Haïtien sur 4 vit avec 1,23 dollars par jour, selon la Banque Mondiale), l’accroissement des inégalités, la désertion des jeunes d’Haïti et le nombre faramineux de milliards dépensés en villas et résidences de luxe, équipements privatifs modernes, en recyclage de commissions occultes et de surfacturation des travaux.
Evidemment, ces manifestants parisiens, étudiants, professionnels, acteurs associatifs, religieux ont décidé d’apporter une réponse cinglante à Jovenel Moïse, lui, le président de la République, qui a déclaré à Paris, en automne dernier, qu’il s’opposera de toutes ses forces à ce que la justice triomphe dans le scandale petro caribe. Cette déclaration a été ressentie comme une humiliation, un acte d’intimidation des citoyens qui, désormais s’engagent à demander des comptes aux dirigeants soupçonnés d’enrichissement illicite, de détournements de fonds, de concussion. Cette position de M. Moïse est jugée déconcertante parce qu’elle émane d’un président de la République, défavorable au jugement des accusés, pourtant, chargé de garantir l’indépendance de la justice. Sa déclaration, signal inacceptable, marque un tournant dans l’expression de la colère citoyenne. De Montréal à Miami, et de New York, des centaines de citoyens, acteurs de la contestation, relayant le mouvement revendicatif à Port-au-Prince, ne font pas confiance au revirement stratégique de Jovenel Moïse. Avec insistance, s’inspirant du répit et du sursis que lui procure le nouveau premier ministre Jean Henry Céant, le président de la République se range, in extremis, aux causes des manifestants, tente de calmer les tensions que fait peser la demande de justice des citoyens sur l’agenda politique national dominé d’ailleurs par les accents pré- révolutionnaires du 17 octobre. Et Paris n’a pas souhaité s’isoler dans le mimétisme des manifestations. Certes, celles-ci constituent l’un des répertoires d’action que les haïtiens à Paris souhaitent mobiliser, néanmoins, elles sont incomplètes et insuffisantes, de l’avis des manifestants à la Place des Ternes. C’est vers l’activation du droit qu’ils se dirigent, tentant de construire une nouvelle dynamique qui consiste en des mobilisations institutionnelles abouties liant l’ancrage juridique au transfert d’expériences d’ailleurs, chargé du basculement des perceptions de la corruption vers une transformation du système politico-administratif. Le processus de mise en place d’un procès deviendra alors possible, sans exclure l’expertise disponible non seulement dans les sociétés du Nord mais encore celles du Sud. Paris pourrait être le point de départ d’un changement, l’épicentre d’un nouveau séisme politique. Il puise sa source dans l’initiative de deux jeunes avocats André Michel et Newton Saint Juste. Avocats sans doute les plus populaires d’Haïti, ils font figure de symbole de la déstabilisation du régime « mickiste », hérauts d’une campagne contre la corruption, ils traquent les failles de Michel Martelly, de son épouse Sofia Martelly, de son fils Olivier. Et l’offensive des deux juristes ne cesse d’intégrer les marges de manœuvre que leur accorde le droit haïtien.
L’introduction en justice d’une plainte « dénonciatoire » en date du 2 avril 2013, au Parquet de Port-au-Prince contre Michel Martelly pour les 2.5 millions de dollars américains reçus de Félix Bautista en novembre 2011 après son investiture, témoigne d’une prise de risque mais calculé proposé par l’Etat de droit. Partie prenante de la mobilisation, celui-ci crée un contexte favorable et produit des effets qui donnent la sensation d’un brusque « big-bang ».Par exemple, on ne peut nier les effets de « l’affaire Bautista » dans la conscience haïtienne, qui porte en elles les signes d’une micro-mobilisation ,confrontant les prétentions à la justice et les visions du probable : « Le 31 mars 2012, la journaliste dominicaine Nuria a présenté à la télévision dominicaine les relevés bancaires, les numéros de compte des entreprises dominicaines de construction indiquant des transferts d’argent de 2, 587.000 US à Michel Martelly jusqu’ au mois de novembre 2011, après son investiture à titre de pots-de-vin. Ces relevés bancaires exhibés par la journaliste dominicaine sont des justificatifs irréfutables des virements faits entre la Banco Reservas, la Banco Popular en République Dominicaine et la Unibank en Haïti au compte de Michel Martelly.Et D’après des sources dominicaines proches des services de renseignement de la République dominicaine, les autorités de ce pays disposent de vidéos montrant Michel Martelly à la banque en train d’encaisser ses chèques. »(www.touthaiti.com). En Haïti, confrontés aux déclarations de M. Martelly et du RDNP (Rassemblement des Démocrates Nationaux Progressistes),les discours et démentis des accusés ont pu consolider les inhibitions qui rendaient davantage improbables les défections, les arrestations de nature à changer le cours des choses.
Malgré le silence de la justice haïtienne, l’opinion publique est informée des modalités de la mondialisation. Celle-ci nous montre que la corruption n’est pas un phénomène spécifique à Haïti. Nul ne songerait à croire qu’Haïti est un Etat revigoré, débarrassé des travers et des vices structurels de la corruption.
L’observation de Pascal Boniface, spécialiste en relations Internationales est juste quand il écrit : « Le phénomène de la corruption n’est plus seulement un phénomène sociétal spécifique à chaque pays mais est devenu un phénomène stratégique qui s’étend à l’échelle planétaire. Partout dans le monde des mouvements, généralement issus de la société civile, se mobilisent contre la corruption, principalement celle des dirigeants politiques. Cette dynamique touche tous les continents, sans distinction entre les régimes politiques, ni entre les responsables politiques élus et ceux qui ont accédé au pouvoir par d’autres moyens. » (Pascal Boniface, Mobilisations contre la corruption, La Croix, 23 Mars 2016).
L’Inde, le Brésil, La Chine, le Mexique, la Malaisie… caractérisés par des régimes politiques différents, ont vu émerger des formes de luttes contre la corruption. Marqués par des scandales, ces sociétés s’engagent dans « une sorte de croisade morale » induisant par effets successifs « une crise politique », une rupture avec les pratiques politiques. Et observer les dimensions que prennent les scandales dans des sociétés pré-citées conduit l’observateur à comprendre l’analyse de la corruption comme un « enchainement » de faits, une multiplicité d’acteurs. En ce qui nous concerne, l’observation de la corruption ne peut faire l’impasse sur les « forces politiques », les positions des « grandes entreprises publiques et privées », des « organisations mafieuses », des parquets, des magistrats, des politiciens, des journalistes, des hauts fonctionnaires, des universitaires.
La dimension choquante du scandale petro caribe
Mais pourquoi le petro caribe fait-il l’objet d’une attention si intense des haïtiens ? D’abord, c’est la dimension choquante des effets du détournement des fonds accompagnée de « l’indignation provoquée par la découverte d’un écart entre les normes et les pratiques proportionnelle à la déviance » qui suscite la colère des Haïtiens. Pour autant, la phénoménologie de la corruption n’est pas propre au régime « mickiste » , et Leslie Peéan par la publication de ses 4 Tomes « Haïti, économie politique de la corruption. Tome IV » a permis de comprendre les mécanismes structurels de la corruption, ses logiques propres, ses fondements, son substrat anthropologique. Et il y a d’autres détournements de fonds , citons le cas des frais collectés sur les transferts des haïtiens de la diaspora à Haïti de juillet 2011 au 12 Septembre 2018, totalisant 120 millions 130 mille 745 dollars américains et 50 centimes, selon le rapport publié par la Banque de la République d’Haïti. Les souffrances des haïtiens ajoutées aux inégalités criantes constituent un terreau favorable à la rébellion et au réveil des consciences. Le train de vie des crocodiles qui se servent à la mangeoire renvoient des représentations qui choquent l’opinion.
Ensuite, la corruption est considérée par l’opinion publique comme le fléau à combattre ce qui suscite de « nouvelles vocations ». Et l’impunité qui accompagne les potentiels prévaricateurs étant « soudain un créneau porteur » rend concevables de nouvelles formes mobilisatrices . A ce niveau on ne peut banaliser les effets qu’exerce la publication du classement de Transparency International et le relais des ONG locales qui « adoptent un point de vue prophylactique proche du pathologisme social ».
Enfin, la démonstration est faite autour des liens entre la corruption et le manque d’efficacité des politiques publiques. Le coup de pouce qu’a souhaité donner à l’économie haïtienne le Venezuela s’est fracassé contre l’enrichissement illicite qui reste à prouver non pas par des enquêtes bâclées, livrées au pas de charge à une opinion publique gourmande en scènes de lynchage et de boucs émissaires- ce qui risquerait d’être favorables aux présumés escrocs pour en faire une véritable catharsis- mais par la désignation des juges compétents, honnêtes, capables de conduire des enquêtes en dehors d’Haïti, par l’accès à des informations dissimulées sous les apparences sournoises des avantages de la mondialisation qui s’accompagnent de mobilité des capitaux dans les paradis fiscaux et des transactions opaques. Dans ces conditions, les magistrats instructeurs dont la nomination est liée au choix du président de la République, devraient avoir les moyens matériels, symboliques, les preuves et témoignages pour renverser « le mur du silence ». La presse locale y contribue, reléguée par les usagers abusifs de la dénonciation qui investissent les réseaux sociaux.
Mais la dénonciation ne sera pas suffisante. Elle n’est pas à l’abri d’une réappropriation instrumentale du pouvoir mickiste pour mieux étouffer la dynamique de la contestation et lui donner des orientations conservatrices. Ce n’est parce qu’un président de la République dénonce la corruption qu’il en fait une croisade personnelle. La dénonciation est un argument destiné à masquer les pratiques de corruption. C’est également un discours à usage interne pour la tribu présidentielle regroupant amis et garde rapprochée qui tirent leurs principales ressources de la prédation. Ainsi, François Duvalier semble avoir le profil du pourfendeur des prévaricateurs des fonds publics, pourtant, il est l’un des artisans de la corruption. Il adresse une lettre circulaire « à tous les juges et officiels du gouvernement en date du 23 février 1960, leur demandant de sévir contre tous ceux qui se sont engagés dans des activités louches ». Plus tard, Duvalier fut mis en porte-à-faux par le journaliste Jean Price dans l’hebdomadaire La lutte le 29 juillet 1960. Il identifiait ceux qui « hier encore étaient pauvres comme Job et maintenant construisent des résidences luxueuses dans les quartiers de Pacot, Desprez, La Source Turgeau, Fontamara. « ( Leslie Péan, Haïti, économie politique de la corruption. Tome IV. L’ensauvagement macoute et ses conséquences 1957-1990, Maisonneuve et Larose, 2007, p.227).
C’est dans l’histoire haïtienne qu’il faut puiser le souffle déficitaire à la dynamique revendicatrice : la lutte contre la corruption renvoie à la culture politique haïtienne qui guillotine les têtes, brûle les terres et maisons quand la justice se montre cynique et tolérante envers des délinquants en cols blancs.
Jacques NESI