PetroCaribe, la justice et la corruption, les dossiers qui dérangent !

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Le Président Jovenel Moise admet en France qu’il a fait le nécessaire pour que le Rapport PetroCaribe traine aussi longtemps que possible au Sénat afin que personne ne soit trainée devant la justice.

Il aura fallu le voyage du Président Jovenel Moïse en Europe à l’occasion de On Planet Summit organisé à Paris à la fin de l’année dernière par son homologue français, Emmanuel Macron, pour prendre la dimension de la tension qui règne entre le chef de l’Etat et une partie des deux autres pouvoirs haïtiens. En commençant déjà par un fiasco dans l’organisation du voyage, le Président haïtien a eu le plus grand mal à toucher le sol français. En cause, l’amateurisme de l’équipe du Palais national à organiser un voyage présidentiel en bonne et due forme sur le plan protocolaire. Tout a été dit sur ce ratage. On ne va pas y retourner. Seulement, on rappelle que le Président Jovenel Moïse, arrivé aux Etats Unis, n’avait pas eu le bon visa lui permettant de prendre un vol direct pour la capitale française. D’où un crochet par Londres, en Grande Bretagne, avec une série de quiproquo qui ont suivi.

L’affaire aurait pu s’arrêter là. Sauf si en arrivant, finalement, par le train (Eurostar) à Paris, le chef de l’Etat n’avait pas maintenu sa rencontre ratée le dimanche 10 décembre 2017 avec la Communauté haïtienne de France pour le mardi 12 après la clôture du sommet sur l’Environnement. Ce mardi 12 décembre 2017, il était 21 heures, la rencontre n’était pas encore commencée. Tout le monde attendait en faisant passer le temps avec un représentant de l’ambassade d’Haïti à Paris qui chauffait la salle avec un récapitulatif des réalisations du pouvoir depuis le lancement de la « Caravane du changement » par le Président. Finalement, Jovenel Moïse qui était précédé de l’ensemble de la délégation des entrepreneurs qui l’accompagnent dans ce voyage européen, a fait son entrée en compagnie de son épouse Martine dans la salle, il faut le dire, sous une salve d’applaudissement. Il sait qu’il était attendu sur des sujets d’actualités en Haïti : la corruption, Rapport PetroCaribe, la justice, remobilisation de l’armée, Caravane du changement, etc.

Moins de deux minutes après son arrivée, on lui tend le micro et il monte à la tribune. Il est en retard et il se faisait tard. Pourtant, le Président avait beaucoup de choses à dire à l’assistance. Une assistance,  il est vrai, en grande partie acquise à sa cause. D’emblée, l’élu PHTK entame le déroulement de ce qui ressemble à son programme électoral. Pendant plus de deux heures, le Président de la République, sans faire de pause, a fait l’étalage de sa Caravane du changement à travers le pays. Il se glorifie et se donne un satisfecit de ce qu’il a déjà entrepris dans le cadre de son plan pour le développement du pays, dit-il. Prenant à témoin la cohorte d’hommes d’affaires qui l’accompagne et sur qui il compte pour financer en partie sa « Caravane » et continuer sa besogne, Jovenel Moïse s’accroche à la gorge des gens du Nord-Ouest qui sont dans la salle. Il parle des routes et autres infrastructures qu’il a déjà lancées depuis son arrivée à la tête du pays. Il veut désenclaver ce département où, selon lui, aucune route n’a été construite depuis la colonisation française.

Les gens du grand Sud, du Centre, l’Artibonite, du grand Nord, personne n’a été oubliée dans cette distribution de bonne note. Mais dans cette intervention fleuve, on sent que Jovenel Moïse cherchait le bon moment pour faire la transition vers les dossiers qui lui empoisonnent la vie. Entre tous, il y a celui du Rapport PetroCaribe. Un fond estimé à trois milliards de dollars américains pour une période allant de 2006 à 2016. Pour le Président de la République, ce Rapport n’est autre qu’un dossier politique monté de toute pièce pour persécuter les anciens responsables gouvernementaux et autres personnalités politiques et par ricochet quelques uns des membres de son entourage immédiat. Jovenel Moïse se dit prêt à tenir tête jusqu’au bout afin d’empêcher tout lynchage politique des citoyens épinglés par la Commission anticorruption du Sénat. Il croit déceler à travers le Rapport PetroCaribe, l’ambition politique de certains pour détruire ou pour tuer vivant certaines personnalités politiques. D’après lui, ce complot ne passera pas. Tant qu’il est Président de la République, dit-il, il n’y aura aucune injustice ni persécution politique envers quiconque en Haïti.

Se prenant à témoin, il déclare être lui-même une victime de persécution politique donc, il  se place en défenseur des veuves et des orphelins. Sans se cacher, le Président admet qu’il a fait le nécessaire pour que le Rapport PetroCaribe traine aussi longtemps que possible au Sénat afin que personne ne soit trainée devant la justice. Le Président de la République avoue disposer d’« amis » et de bons contacts dans la société qui font remonter les informations et qui l’informent de l’avancement du dossier. Il a quasiment revendiqué le blocage du dossier au Parlement. En effet, tout le pays a fait le constat. Depuis que le Rapport PetroCaribe est rendu public, aucune séance sur celui-ci n’a pu avoir lieu au Sénat. Youri Latortue, l’ex-Président de la Chambre haute et à l’origine de ce Rapport était dans l’incapacité la plus totale de convaincre ses pairs de venir en séance et ce depuis la publication du Rapport. Le sénateur Evalière Beauplan, un opposant du Président qui a pris la relève et qui préside la Commission de suivi et d’approfondissement de l’enquête sur le PetroCaribe ne décolère pas.

Il considère la déclaration du Président Jovenel Moïse à Paris mettant en cause l’objectivité des Commissaires qui ont travaillé sur ledit Rapport comme une provocation. Et surtout sur le refus des partisans du Président au Sénat de tenir séance. Ce blocage est ressenti comme une immixtion du pouvoir exécutif dans les affaires du pouvoir législatif. Après les déclarations de Paris, les sénateurs concernés, particulièrement Evalière Beauplan, ont protesté tout en  accusant le chef de l’Etat de bloquer volontairement les poursuites judiciaires que la Commission a réclamées à l’encontre des personnalités qui ont participé au détournement de fonds de PetroCaribe sous l’Administration des Présidents René Préval et Michel Martelly. On a fini par comprendre que ce Rapport demeurera une pierre d’achoppement entre une partie du Sénat et le Président Jovenel Moïse. Car, celui-ci jure qu’étant victime lui-même de persécution politique, jamais ce Rapport n’aboutira devant la justice contre ceux, petits et grands manitous, mis en cause par sa conclusion. Avec l’élection du sénateur Joseph Lambert à la tête du Sénat, les choses ont légèrement évolué.

Une séance bâclée et à huit clos a pu être réalisée sur ce dossier la semaine dernière et une décision sans surprise a été prise : envoyer ce Rapport controversé de PetroCaribe à la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif. En somme, dans une voie de garage. Comme le souhaitait la présidence. Pour le Président du Sénat, Joseph Lambert, un allié du chef de l’Etat, les débats sur le dossier PetroCaribe au Sénat sont clos. A Paris, Jovenel Moïse n’avait pas oublié l’autre grand dossier qui le tient à cœur : celui de la justice et de la corruption. C’est une longue et vieille histoire entre lui et les hommes en noir. Pour comprendre la méfiance ou la rancœur du Président Jovenel Moïse vis-à-vis de l’appareil judiciaire haïtien, il faut remonter à l’origine de sa candidature à la présidence de la République en 2014. On se souvient du bras de fer de l’opposition menée par l’ex-sénateur Jean-Charles Moïse avec le Président Michel Martelly au moment où celui-ci présentait    Jovenel Moïse comme étant son dauphin politique.

Surnommé Nèg bannann nan (l’homme à la banane), le PDG de l’entreprise AgriTrans, Jovenel Moïse, fut attaqué de toute part. L’opposition l’accusa d’engloutir des dizaines de millions de gourdes du Trésor public avec de prêts de complaisance octroyés par le gouvernement à travers le Fonds de Développement Industriel (FDI). Elle voyait dans ces prêts une forme de corruption à grande échelle et de détournement de fonds menés par le pouvoir de Martelly au bénéfice de son éventuel successeur. Alors, avec leurs propres contacts et leurs réseaux, les responsables de l’opposition de l’époque ont pu introduire l’affaire en justice et pousser l’Unité Centrale de Renseignements Financiers (UCREF) et l’Unité de Lutte Contre la Corruption (ULCC) à s’intéresser à ces prêts que Jovenel dit avoir contracté en toute transparence auprès de l’Etat haïtien. Pire, à quelques jours de l’investiture de Jovenel Moïse comme 58e Président d’Haïti, celui-ci a été inculpé (mis en examen) par la justice sous l’accusation de corruption et de détournement de fonds publics.

Depuis, le chef de l’Etat ne cesse de lutter contre cette mise en examen qu’il juge être un coup politique monté par ses opposants afin de l’affaiblir et de l’empêcher de diriger le pays. Il n’a jamais digéré cette inculpation qu’il traine comme un boulet à travers les manifestations politiques à Port-au-Prince contre lui et dans les discours de ses opposants qui tiennent à lui rappeler que tout en étant Président de la République, il demeure un inculpé. En clair, il reste à la disposition de la justice dès qu’il ne sera plus logé au Palais national. Pas un jour ne se passe sans que ce dossier ne revienne au devant des projecteurs empêchant franchement Jovenel de dormir même devenu Président de la République. Pour le Président Tèt Kale, c’est insupportable et même blessant de vivre avec cette Épée de Damoclès suspendue sur sa tête. Pour tout cela, il ne pardonnera jamais à l’appareil judiciaire cette infamie et d’avoir laissé faire le « petit » juge qui l’avait inculpé juste avant l’inauguration de son quinquennat après l’enquête de l’UCREF. Alors, il veut prendre sa revanche sur une corporation dont il sait que l’opinion publique a beaucoup de choses à lui reprocher.

Pour Jovenel, le premier des corrupteurs en Haïti s’appelle : la justice, en particulier les juges. Or, il se trouve qu’il n’est pas le seul à penser ainsi. Si la corruption est en progression constante dans le pays et relève de la norme au sein de la société, tout le monde s’accorde à reconnaître que c’est parce qu’il existe un vrai problème avec l’appareil judiciaire en général et les tribunaux en particulier. La justice se donne au plus offrant. Haïti est le pays le plus inégalitaire sur le plan pénal. Quand le Président Jovenel Moïse dit qu’il est une victime en terme de persécution politique, il pense d’abord à la corruption au sein de l’appareil judiciaire. Il a dans sa ligne de mire les juges qui ont terni l’image de l’un des pouvoirs sans qui, il n’y a point de société juste et égalitaire. Ainsi, Jovenel, depuis Paris, a réglé ses comptes avec l’appareil judiciaire en l’accusant d’être un repaire de corrompus pour la plupart. Pour le chef de l’Etat, rien ne va plus au sein du pouvoir judiciaire. Un jour comme un autre, selon lui, il va falloir là aussi faire le ménage. Mais il avoue que ce sera difficile.

Très difficile. Et pour cause. Personne ne peut évaluer un apprenti juge qu’un membre de la corporation. Or, les évaluateurs sont de véritables corrompus potentiels. Alors comment faire ? Là est toute la question. C’est pourquoi, il a pris les Haïtiens à témoin de ce qu’il a constaté au sein de l’appareil judiciaire lors de la nomination d’une cohorte de nouveaux juges. Il a dévoilé pour le grand public qui ne sait pas comment cela se passe, l’histoire abracadabrantesque de cette liste d’une cinquantaine de juges apprentis dont il devait juste approuver la nomination. Le locataire du Palais national révèle qu’on lui a apporté la liste des nouveaux juges qu’il doit seulement signer et faire publier au journal officiel, Le Moniteur. Compte tenu qu’il a un droit de regard en tant que garant de la bonne marche de la justice, il a laissé entendre qu’il avait demandé une vérification «vetting » sur une partie de ces nouveaux récipiendaires vu qu’il était informé que certains d’entre eux sont soupçonnés de corruption. Selon le Président de la République, plusieurs semaines après sa demande, il n’a eu aucune nouvelle concernant sa demande.

Il a relancé à plusieurs reprises la même demande. Rien, absolument rien auprès du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) puisque c’est de lui qu’il s’agit. Finalement, en guise de réponse, il a eu une grève générale au sein des tribunaux du pays et une bataille médiatique l’accusant de ne pas vouloir signer la nomination des nouveaux juges. La corporation laissait entendre que le Président chercherait à nommer des juges proches du pouvoir d’où son refus de ratifier la liste qu’on lui a soumise. Face à la contestation, au blocage des tribunaux et la paralysie de l’appareil judiciaire, il a jeté l’éponge. En désespoir de cause, toujours selon Jovenel, et ce, pour débloquer la situation qui devenait critique pour le gouvernement, il a dû signer sans condition la nomination de l’ensemble des nouveaux juges qu’on lui avait soumis. Naturellement, après ces graves accusations faites depuis la capitale française, le petit monde du pouvoir judiciaire s’insurge et monte rapidement aux créneaux. Comme un seul homme à Port-au-Prince, il demande à son tour des comptes au Président.

Le CSPJ, outré et offusqué, interpelle le Président tout en dénonçant le pouvoir exécutif qui cherche à piétiner le pouvoir judiciaire. Certains magistrats crient au scandale et se rappellent de l’époque où un certain Dr François Duvalier vassalisa totalement la justice en transformant les juges en Agents politiques du pouvoir dictatorial. Pour certains parlementaires de l’opposition, avec cette attaque contre le pouvoir judiciaire, Jovenel Moïse montre son vrai visage d’apprenti dictateur. Tandis que, les partisans du pouvoir, quant à eux, tentent de justifier les accusations du Président en disant que certains n’ont pas compris le sens du discours du Président de la République. Pour faire baisser la tension, de retour en Haïti, le chef de l’Etat a invité le CSPJ à une rencontre au Palais national le 19 décembre 2017 en vue de trouver un terrain d’entente et de calmer les jeux. Mais, remontés à bloc, les membres du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, à l’unanimité, déclinent l’invitation non sans rappeler au Président les raisons de leur refus de venir s’asseoir au Palais national. Ils proposent un terrain neutre, selon eux, pour cette rencontre.

Finalement, après bien de tentatives et d’excuses plus ou moins voilées du chef de l’Etat, les membres du CSPJ ont fini par accepter de le rencontrer au Palais national. Surtout, le Président Jovenel Moïse s’était déplacé en personne au siège de la Cour de cassation comme le veut la tradition pour assister à l’ouverture de la nouvelle année judiciaire. Bref, un semblant de réconciliation entre les deux pouvoirs a été observé. Par ailleurs, on sait que depuis l’arrivée au pouvoir de l’ancien dirigeant d’AgriTrans, les deux organismes chargés de lutter contre la corruption en Haïti, l’UCREF et l’ULCC ont été pris en main par la nouvelle Administration. Des hommes qui ont la confiance du Président ont été nommés à leur tête. Une façon pour Jovenel Moïse d’avoir un contrôle sur le travail de chacun de ces deux institutions clés dans sa lutte contre la corruption d’après la présidence. Mais aussi, selon ses détracteurs, pour protéger ses arrières et ses proches pointés du doigt dans le Rapport brulant de PetroCaribe qui n’est pas prêt de se refermer s’agissant d’un dossier politico-judiciaire.

 

C.C

 

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