(Suite et fin)
« Le silence devient un péché lorsqu’il prend la place qui revient à la protestation; et, d’un homme, il fait alors un lâche. » (Abraham Lincoln)
Nous avons appris que l’Académie de police nationale située à Pernier (Pétion-Ville) a été le théâtre d’un vol spectaculaire sous le premier gouvernement de M. Préval. Peu de gens le savent. Les autorités ont évité d’ébruiter l’affaire. À l’époque, directeur de Radio plus, nous en fûmes « informé [1]» par un haut responsable de la Direction des écoles et de la formation permanente (DEFP), qui nous avait « invité [2]» à venir sur place et à en faire le constat. Il s’agit d’une vieille connaissance – dont le nom est omis volontairement – que nous avions l’habitude de rencontrer à l’époque de la dictature duvaliérienne dans une métropole de l’Amérique du Nord. Il avait été formé à l’étranger pour participer activement à la matérialisation du projet de création du « corps armé controversé » appelé « Police Nationale ».
Ce personnage influent – qui est aujourd’hui à la tête d’une importante congrégation protestante basée à Port-au-Prince – nous a remis une copie de la liste des équipements dérobés. Ou plutôt détournés. L’importance du méfait, la diversité et la quantité des unités qui figurent dans ce document confidentiel – d’ailleurs que nous conservons encore avec les noms de tous les inculpés – nous ont permis de constater qu’il ne s’agissait pas d’une simple affaire d’«escroquerie » pour gagner illicitement de l’argent.
Cela est d’autant plus vrai que le présumé auteur principal du crime est un ressortissant étasunien qui travaillait dans ce projet comme responsable de la logistique pour le compte de l’International Criminal Investigative Training Assistance Program (ICITAP). Cette entité, comme vous le savez, relève du Département de la Justice américaine. D’autres fonctionnaires étrangers seraient aussi associés de loin ou de près à cette histoire obscure et mystérieuse de vol ou de détournement de matériels destinés à la Police Nationale : véhicules, uniformes, caméras, machines à écrire Olivetti, meubles de bureau, radios de communication, microphones… C’est un indigène, agent de sécurité haïtien affecté à l’Académie de police, qui a conduit à la découverte de la vérité.
Ces « missionnaires de l’hégémonisation » qui ont ramené le président Aristide en 1994 auraient-ils reçu des instructions précises et formelles de leur hiérarchie pour créer deux forces de police parallèles en Haïti, dont l’une serait officielle, tandis que l’autre, souterraine ? Par conséquent, clandestine…! Et encore, avec des attributions occultes…!
Si tout cela s’avère, quelle utilisation en font les « Jules Césars » contemporains, ceux-là que Jean Ziegler appelle les « cosmocrates »? Ce dilemme embrouille les esprits : dans cet étrange amalgame, comment peut-on reconnaître le vrai policier du faux, puisqu’ils portent la « même uniforme » et ont été formés par les « mêmes instructeurs »? En définitive, dans quelle mesure la police nationale ne serait-elle pas un « cadeau empoisonné » pour les Haïtiens, comme l’étaient les forces armées créées sous l’occupation américaine de 1915, et qui se sont alliées à tous les pouvoirs politiques dictatoriaux pour assassiner des opposants et des simples citoyens ?
Au sein de l’institution policière, il existerait donc des cellules mystérieuses et clandestines actives. Leur mission consisterait à éliminer des collègues sérieux et honnêtes qui combattent et résistent contre la corruption mafiosique, qui se mettent loyalement au service de leur pays et de leurs concitoyennes et concitoyens. Ils ne sont pas nombreux. Mais il en existe encore quelques uns dans les commissariats de la capitale et des villes de province.
Les « policiers délinquants » sont eux-mêmes chargés de perpétuer un climat de désordre politique et de chaos sociétal par lequel les forces de l’occupation étrangère justifient leur présence sur le territoire national, afin de continuer à protéger les intérêts des États impériaux, des multinationales et de la bourgeoisie du bord de mer (BBM).
De 1995 à nos jours, les nouvelles n’ont-elles pas rapporté de nombreux cas de policiers morts en devoir, assassinés par leurs propres collègues? Et les meurtriers, ne sont-ils pas – pour la plupart – demeurés introuvables?
Les « ripoux » sont aussi utilisés dans la perpétration des crimes politiques qui ne sont jamais élucidés. Un simple coup d’œil sur le fonctionnement du Parquet du tribunal civil de Port-au-Prince gardé par le laquais épais, Ocname-Clamé Daméus, suffit à convaincre l’opinion publique de l’état de décomposition avancée dans lequel se trouvent les tribunaux de la République.
Les autorités gouvernementales et judiciaires de l’époque sont au courant du « vol audacieux et mystérieux » que nous rapportons dans ce journal. Elles pourraient difficilement en nier l’authenticité.
Un mandat d’arrêt – dont nous avons eu le privilège de prendre connaissance – a été décerné contre les trois suspects principaux. Mais le président René Préval – pour répéter notre source qui nous demandait même de la citer nommément, tellement elle était révoltée – s’est fait dire par l’ambassade des États-Unis à Port-au-Prince « qu’il n’était pas question que les tribunaux de la République d’Haïti jugent des citoyens américains et sévissent contre eux!»
Pourtant, les États-Unis n’arrêtent-ils pas aisément des Haïtiens en Haïti ? Ils les jugent et les incarcèrent en Floride. Sans la moindre intervention voire protestation des dirigeants locaux. Et la France de François Hollande s’est même permis de le faire.
Dans notre rubrique éditoriale « Point à la ligne » diffusée à Radio Plus, nous avions effleuré – mais timidement – la question du « détournement » des équipements destinés à la professionnalisation de la Police nationale d’Haïti. Nous refusions de croire nous-mêmes qu’il s’agissait d’une histoire banale de « cambriolage ». L’importance des individus impliqués dans cette « Affaire », comme nous l’avons affirmé précédemment, autorisait les observateurs et les analystes à pousser les « chevaux de la réflexivité » sur des sentiers labyrinthiques, brouillardés et épineux. Tout n’était pas clair. Peut-être, ne le sera jamais.
Les premiers dirigeants de l’Académie policière de Pernier accepteraient difficilement de rouvrir le « livre » de ce scandale étouffé par les « ambassades » et la « présidence prévalienne ». À l’époque, ils craignaient pour leur vie et la sécurité des membres de leur famille. Notre informateur secret nous avait confié lui-même qu’il était prêt à « mourir » pour que « Lumière soit faite » sur les agissements malhonnêtes des fonctionnaires étrangers et haïtiens qui étaient clairement identifiés dans la préparation et la perpétration du forfait.
L’arrivée de René Préval au pouvoir en 1995 correspondait à une augmentation du phénomène de banditisme à la capitale. En un mois, seulement à Port-au-Prince et dans les banlieues, plus d’une cinquantaine de citoyens ont été tués par balles, provoquant ainsi une situation de panique collective. Des « gredins » lourdement armés avaient même attaqué une station d’essence située au bas de Lalue, à quelques mètres du palais national. Des témoins rapportaient souvent qu’ils avaient remarqué parmi les assassins des individus qui portaient des « chaussures de tennis avec l’uniforme de la police nationale ».
Ces révélations étonnantes et bizarres venaient confirmer dans notre esprit l’existence de gangs criminels inféodés à l’institution policière, et qui agissait sous le couvert de certaines personnalités étrangères très influentes. Celles-ci étaient-elles investies d’une « mission secrète » d’entrave au bon fonctionnement de la République? Nous étions tentés, ou avons essayé d’en faire la démonstration à l’émission de nouvelles « Le Monde chez vous » que nous présentions quotidiennement à partir de 15 heures. Mais cette « initiative périlleuse » eut des conséquences imprévisibles : deux mois d’éloignement à l’étranger. Le temps avait fini par éteindre, à la surface, les feux des pressions menaçantes et intimidantes.
Cette matinée-là, une connaissance était arrivée en trombe à la station. Le professeur d’université, apparemment sincère et visiblement ébranlé, nous suppliait de quitter le pays au moins pour quelques semaines. Il nous en explicitait les raisons… Citait même des noms… Au moment de notre entretien, quelqu’un d’une ambassade accréditée à Port-au-Prince avait contacté la secrétaire pour lui demander si « M. Robert Lodimus était encore en Haïti. » Cet « appel diplomatique » véhiculait un message codé. Étant de la génération de Banco à Bangkok pour OSS 117 d’André Hunebelle, de L’Homme d’Istanbul d’Antonio Isasi-Isasmendi, nous l’avions tout de suite compris. Le soir même, n’avions-nous pas échappé miraculeusement à une tentative d’assassinat…? C’est la première fois que nous en faisons mention publiquement.
Les signes des desiderata manifestés par les puissances hégémoniques pour installer une filière d’insécurité en Haïti commençaient à se montrer sous le gouvernement de facto de Prosper Avril. Des femmes, des mères de famille étaient violées toutes les nuits sous les regards impuissants et rageurs de leurs progénitures et proches parents. Ou contraintes de se laisser violer par leurs fils, leurs frères, leurs cousins… Le défunt journaliste Sony Bastien, dont le 2 juin 2017 ramenait la neuvième année de décès, avait inventé le mot « zenglendos » pour qualifier les malfaiteurs qui opéraient en toute liberté et autorité sous le règne avrilien.
Demain n’est pas rassurant, mais il faut garder l’espoir…
Le piège se referme progressivement sur les masses populaires haïtiennes. L’insécurité, si elle n’est pas jugulée, basculera tôt ou tard le pays dans l’« ingouvernabilité ». Et l’anarchie sociale ouvrira davantage les portes d’une « mise sous tutelle » aux États-Unis, au Canada et à la France.
La Minujust vient de remplacer la Minustah. Cependant, les flammes des vols, des viols, des assassinats spectaculaires ne baissent pas. Les bandits armés sèment la terreur de plus belle à Grand-Ravine et dans les autres quartiers de Martissant. Le palais de la présidence abrite des malfaiteurs de tous poils. Jovenel Moïse et son épouse attendent de répondre des éventuels crimes qui leur sont reprochés par devant le tribunal pénal. Le pays n’a pas encore franchi la ligne de l’ « ingouvernabilité ». Mais il n’est pas gouverné.
Le 18 novembre 2017, les forces armées d’Haïti créées par les États-Unis, et aliénées par François Duvalier, devraient venir officiellement réoccuper leurs places de terreur parmi la population haïtienne. Des voix s’élèvent de toutes les régions de la République pour mettre en garde Jovenel Moïse et Jack Guy Lafontant contre ce qu’elles qualifient de non-respect de la volonté de la Nation. Des chefs de groupements politiques complètement hostiles à cette initiative dictatoriale, autocrate, arrogante ont juré que la milice progouvernementale ne prendra jamais du service à Port-au-Prince et dans les villes de province. Certaines stations de radiodiffusion de la capitale diffusent depuis plusieurs jours des « spots de promotion » qui annoncent le retour des « truands » de Michel François, de Guy Philippe, de Ravix Rémissainthe…
La barque de la gouvernance dérive sur un fleuve agité. Moïse Jean-Charles est allé se soigner à Cuba. Néanmoins, les manifestations massives contre la présence illégitime de Jovenel Moïse dans les affaires de l’État se poursuivent fougueusement. Le mot d’ordre ne change pas : les bénéficiaires des fraudes électorales d’Opont et de Berlanger doivent déguerpir. Les lavalassiens semblent revenir en force au-devant de la scène politique. Et ce n’est pas une bonne nouvelle pour les « fossoyeurs » du groupe 184. D’ailleurs, ils commencent déjà à se réfugier sous les ailes du pouvoir délinquant qui a dilapidé les 3 milliards de dollars US du fond de PetroCaribe.
Avec le rapport de la Commission Éthique et Anti-corruption du sénat qui a enquêté sur l’utilisation malhonnête de cette somme faramineuse, le pays risque de s’enflammer. Pour les concernés, ce sera la prison ou l’exil. Si ce n’est la « justice populaire ». Car le nom du président « Vilbrun Guillaume Sam », depuis quelques jours, revient souvent dans la bouche des manifestants qui exigent le départ des occupants illégitimes du palais. Rappelons que Vilbrun Guillaume Sam fut massacré par la foule en colère le 28 juillet 1915, après qu’il ordonna l’exécution des prisonniers politiques, parmi lesquels, l’ex-président Oreste Zamor.
Les catégories hégémoniques de la communauté internationale regardent le futur d’Haïti à travers des loupes faibles. Elles voient trouble. Tout peut arriver dans cette République qui explose de misère, de dégoût, de chômage, de migration externe, d’analphabétisation, d’assassinat, de népotisme, de corruption, de coercition, de cooptation… Les États-Unis, le Canada, la France le savent : « Les voies du Seigneur sont impénétrables.» Et les voies du peuple – dirions-nous – sont imprévisibles. Complètement imprévisibles. C’est comme la rivière qui cherche à reprendre son lit au moment où dorment profondément – dans leur sommeil d’oubli et d’entêtement – les individus qui l’ont chassée.
Un manifestant qui se plaignait d’actes de brutalité policière prophétisait aux micros de la presse locale que demain, c’est l’équipe de Jovenel Moïse, de Wilson Laleau, de Guichard Doré qui sera à sa place et qui implorera le pardon des masses maltraitées. C’est vrai que l’histoire se répète. Et que les acteurs changent souvent de rôle! Au cinéma, on l’a assez vu : la victime devient plus tard le « Justicier ». Et elle prend le temps de savourer sa « victoire » finale et de siroter sa « vengeance » légitime. Me vient en tête « Le dernier des salauds » de Ferdinando Baldi, avec Leonard Mann et Peter Martell.
D’un gouvernement à l’autre, la police nationale n’a jamais su protéger son « talon d’Achille ». Elle a toujours mal choisi son camp. Ses dirigeants l’entrainent du mauvais côté. On se souvient d’un Godson Orélus habillé en rose qui se pavanait fièrement en Floride aux côtés du « Chef indigeste » des « crânes rasés ». Personne ne sait où l’individu grossier, plat et honteusement flatteur est allé se terrer!
L’institution policière de la République d’Haïti est « malade de la peste ». Il faut l’assainir. L’épurer. Voire la démanteler. Pour la refonder. Comme Carthage, vers le neuvième siècle, après sa destruction par les Romains.
Robert Lodimus
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[1 et 2] Le « nous » de modestie est utilisé à la place du « je ». L’accord sylleptique est donc privilégié pour les deux participes passés.