La CIA, 70 ans de crime organisé !

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Tout ce que fait la Central Intelligence Agency (CIA) est illégal, c’est pourquoi le gouvernement lui fournit la protection du secret total.

Une interview de Douglas Valentine avec Lars Schall

Lars Schall : – Il y a 70 ans, le 18 septembre 1947, la Loi sur la sécurité nationale a créé la CIA. Douglas, vous dites que la CIA est « la branche du crime organisé du gouvernement étasunien ». Pourquoi donc ?

Douglas Valentine : – Tout ce que fait la CIA est illégal, c’est pourquoi le gouvernement lui fournit la protection du secret total. Alors que les gardiens du mythe que sont les médias présentent les États-Unis comme un bastion de paix et de démocratie, les agents de la CIA gèrent des organisations criminelles dans le monde entier. Par exemple, la CIA a engagé l’un des principaux trafiquants étasuniens, dans les années 1950 et 1960, dont le nom est Santo Trafficante, pour assassiner Fidel Castro. En échange, la CIA a permis à Trafficante d’importer des tonnes de stupéfiants aux États-Unis. La CIA a créé des entreprises d’armement, de fret et de financement pour aider les organisations criminelles qui trafiquent la drogue à faire le sale boulot. L’argent de la mafia se mélange à l’argent de la CIA dans des banques offshore, au point que les deux deviennent indiscernables.

Mais le trafic de drogue n’est qu’un exemple.

Lars Schall : – Qu’est-ce qui est le plus important à comprendre au sujet de la CIA ?

Douglas Valentine : – L’histoire de cette organisation qui, si elle est suffisamment étudiée, révèle comment la CIA réussit à garder le secret. C’est la contradiction essentielle, au cœur des problèmes des États-Unis : si nous étions une démocratie et si nous jouissions vraiment de la liberté d’expression, nous pourrions étudier et parler ouvertement de la CIA. Nous serions alors mis face au racisme et au sadisme institutionnalisés de cette institution. Mais nous ne le pouvons pas, et donc notre histoire reste inconnue, ce qui signifie que nous ne savons pas qui nous sommes, en tant qu’individus ou en tant que nation. Nous nous imaginons être des choses que nous ne sommes pas. Nos dirigeants connaissent des morceaux de la vérité, mais ils cessent d’être des dirigeants une fois qu’ils commencent à parler des choses vraiment diaboliques que fait la CIA.

Lars Schall : – Un terme intéressant lié à la CIA est le « déni plausible ». Pourriez-vous nous l’expliquer ?

Douglas Valentine : – La CIA n’entreprend rien qu’elle ne puisse dénier. C’est Tom Donohue, un officier supérieur retraité de la CIA qui m’en a parlé la première fois.

Permettez-moi d’abord de vous présenter un peu ma source. En 1984, l’ancien directeur de la CIA, William Colby, a accepté de m’aider à écrire mon livre, « The Phoenix Program ». Colby m’a présenté à Donohue en 1985. Donohue avait géré la branche «  action secrète » de la CIA au Vietnam, de 1964 à 1966. De nombreux programmes qu’il a développés ont été incorporés à Phoenix. Parce que Colby m’avait présenté, Donohue fut très accueillant et m’a beaucoup expliqué la façon dont fonctionne la CIA.

Donohue était un officier typique de la CIA de première génération. Il avait étudié la religion comparée à Columbia et comprenait la transformation symbolique. Il était un produit et un praticien de la politique du comté de Cook, qui avait rejoint la CIA après la Deuxième Guerre mondiale lorsqu’il a compris que la Guerre froide était «  une industrie en pleine croissance ». En fin de carrière, il était chef de station de la CIA aux Philippines et, au moment où je lui ai parlé, il était en affaire avec un ancien ministre philippin de la Défense. Il mettait ses contacts à profit, ce qui était normal à l’époque. C’est ainsi que la corruption fonctionne pour les anciens hauts fonctionnaires.

Tout ce que la CIA fait est niable. Cela fait partie de son mandat auprès du Congrès. Le Congrès ne veut pas être tenu responsable des choses criminelles que fait la CIA.

Donohue m’a donc expliqué que la CIA n’entreprend aucune action à moins qu’elle ne satisfasse à deux critères. Le premier critère est le « bénéfice potentiel pour le renseignement ». Le programme doit bénéficier à la CIA ; avant d’expliquer comment renverser un gouvernement, comment faire chanter un fonctionnaire, où un rapport est caché ou comment exfiltrer un agent à travers une frontière, l’action doit avoir un «  bénéfice potentiel pour le renseignement » c’est à dire une certaine utilité pour la CIA. Le deuxième critère est que cette action puisse être niée. S’ils ne peuvent trouver un moyen de structurer le programme de l’opération sans déni possible, ils ne l’entreprendront pas. Le déni plausible peut être aussi simple que de fournir à un agent une couverture militaire. La CIA peut alors dire : « C’est l’armée qui l’a fait ».

Le déni plausible est surtout une question de langage. Au cours des audiences du Sénat sur les complots d’assassinat de la CIA contre Fidel Castro et d’autres dirigeants étrangers, l’ancien directeur adjoint des opérations de la CIA, Richard Bissell, a défini le «  déni plausible » comme «  l’utilisation de la circonlocution et de l’euphémisme dans des discussions où, si l’on utilisait des définitions précises, cela dévoilerait les actions secrètes et provoquerait leur arrêt ».

Tout ce que la CIA fait est niable. Cela fait partie de son mandat auprès du Congrès. Le Congrès ne veut pas être tenu responsable des choses criminelles que fait la CIA. Le seul moment où ce que fait la CIA devient de notoriété publique – autrement que par de rares accidents ou par un lanceur d’alerte – est lorsque le Congrès ou le Président pense qu’il est utile, pour des raisons de guerre psychologique, de laisser les Étasuniens savoir que la CIA le fait. La torture est un bon exemple. Après le 11 septembre, et jusqu’à l’invasion de l’Irak, le peuple américain a voulu se venger. Il voulait que le sang musulman coule, alors l’administration Bush a laissé fuiter qu’elle torturait les méchants. Elle l’a joué en douceur et a appelé cela un « interrogatoire amélioré », mais tout le monde a compris le symbole. Circonvolution et euphémisme. Déni plausible.

Lars Schall :Les employés de la CIA savent-ils qu’ils font partie de « la branche du crime organisé du gouvernement étasunien » ? Dans le passé, vous avez suggéré, en liaison avec le programme Phoenix par exemple : « Parce que la CIA est compartimentée, j’ai fini par en savoir plus sur le programme que n’importe quel employé de la CIA. »

Douglas Valentine : – Oui, ils le savent. Je parle longuement de cela dans mon livre. La plupart des gens n’ont aucune idée de ce que font vraiment les policiers. Ils pensent que les policiers ne sont là que pour vous donner une amende pour excès de vitesse. Ils ne voient pas que les flics sont aussi associés aux criminels professionnels et gagnent de l’argent dans le processus. Ils croient que lorsqu’un homme met un uniforme, il devient vertueux. Mais les gens qui entrent dans les forces de l’ordre le font pour le pouvoir qu’ils peuvent exercer sur d’autres personnes et, dans ce sens, ils sont plus proches des escrocs avec lesquels ils s’associent que de ceux qu’ils sont censés protéger et servir. Ils cherchent à intimider et sont corrompus. C’est cela les forces de l’ordre.

Un avion de la CIA s’écrase au Yucatan avec 3,7 tonnes de cocaïne à bord

La CIA est peuplée du même genre de personnes, mais sans aucune contrainte. L’officier de la CIA qui a créé le programme Phoenix, Nelson Brickham, m’a dit ceci à propos de ses collègues : « je décris le renseignement comme une manière socialement acceptable d’exprimer des tendances criminelles. Un homme qui a de fortes tendances criminelles, mais qui est trop lâche pour en être un, pourrait se retrouver dans un endroit comme la CIA s’il a un niveau suffisant de formation. » Brickham a décrit les officiers de la CIA comme des aspirants mercenaires «  qui ont trouvé une façon socialement acceptable de faire ces choses et, je pourrais ajouter, d’être très bien payés pour cela ».

Il est bien connu que lorsque la CIA choisit des agents ou des personnes pour mener des milices ou des unités de police secrètes dans des pays étrangers, elle soumet ces candidats à un dépistage psychologique rigoureux. John Marks dans « The Search for the Manchurian Candidate » a raconté comment la CIA a envoyé son meilleur psychologue, John Winne, à Séoul pour « sélectionner le cadre initial » de la CIA coréenne : «  J’ai mis en place un bureau avec deux traducteurs, a déclaré Winne à Marks, et j’ai utilisé une version coréenne du Wechsler. » Les psys de la CIA ont soumis à un test d’évaluation de la personnalité de deux douzaines d’officiers militaires et de la police, «  puis ont écrit un rapport d’une demi-page sur chacun d’eux, énumérant leurs forces et leurs faiblesses. Winne voulait connaître la capacité de chaque candidat à suivre les ordres, sa créativité, ses troubles de la personnalité, sa motivation, pourquoi il voulait quitter son travail actuel. C’était principalement pour l’argent, surtout avec les civils ».

C’est de cette façon que la CIA recrute des forces pour une police secrète dans tous les pays où elle opère, y compris en Irak et en Afghanistan. Pour l’Amérique latine, Marks a écrit : «  La CIA (…) a trouvé que le processus d’évaluation était très utile pour montrer comment former la section antiterroriste. Selon les résultats, les hommes ont fait preuve d’un esprit très dépendant ayant besoin d’une direction autoritaire. »

Cette «  direction » provient de la CIA. Marks a cité un évaluateur qui disait : « Chaque fois que la Compagnie a dépensé de l’argent pour former un étranger, l’objet était qu’il fonctionnerait finalement pour nous. » Les agents de la CIA «  ne se contentaient pas de travailler en étroite collaboration avec ces organismes de renseignement étrangers ; ils ont insisté pour y être incorporés, et le Système d’évaluation de la personnalité a fourni une aide utile ».

Ce qui est moins connu, c’est que le personnel de direction de la CIA est beaucoup plus préoccupé de choisir les bons candidats pour servir de fonctionnaires de la CIA que de sélectionner des agents pour l’étranger. La CIA consacre une grande partie de son budget à la façon de sélectionner, de contrôler et de gérer sa propre force de travail. Elle commence par instiller l’obéissance aveugle. La plupart des agents de la CIA se considèrent comme des soldats. La CIA ressemble à l’organisation militaire avec une chaîne de commandement sacrée qui ne peut être violée. Un supérieur vous dit quoi faire, vous le saluez et vous exécutez. Sinon vous êtes viré.

D’autres systèmes de contrôle, tels que les « programmes d’endoctrinement et de motivation », font que les agents de la CIA se considèrent comme spéciaux. De tels systèmes ont été perfectionnés et mis en place au cours des sept dernières décennies pour façonner les croyances et les réponses des agents de la CIA. En échange de la suppression de leurs droits légaux, ils bénéficient de systèmes de récompense ; en particulier, les agents de la CIA sont à l’abri de toutes poursuites pour leurs crimes. Ils se considèrent eux-mêmes comme des Rares Protégés et, s’ils embrassent de toute évidence une culture de domination et d’exploitation, ils peuvent chercher à occuper des emplois bien rémunérés dans le secteur privé lorsqu’ils prennent leur retraite.

Le personnel de direction de la CIA compartimente les différentes divisions et succursales afin que les agents individuels de la CIA puissent rester ignorants. Très endoctrinés, ils obéissent aveuglément au principe du « pas besoin de savoir ». Ce système institutionnalisé d’ignorance auto-imposée soutient, dans leurs esprits déformés, l’illusion de la droiture américaine, dont dépend leur motivation pour commettre toutes sortes de crime au nom de la sécurité nationale. Cela et le fait que la plupart sont des sociopathes.

C’est aussi un système autorégulateur. Comme l’a expliqué l’agent du FBN, Martin Pera, « Si vos atouts sont que vous pouvez mentir, tricher et voler, ces caractéristiques deviennent des outils que vous utiliserez dans la bureaucratie ».

Lars Schall : – Pouvez-vous nous dire ce que signifie le terme que vous utilisez souvent de «  fraternité universelle des officiers » ?

Douglas Valentine : – La classe dirigeante, dans n’importe quel État, considère les gens qu’elle régente comme des êtres inférieurs justes bons à manipuler, à forcer et à exploiter. Les dirigeants instituent toutes sortes de systèmes – qui fonctionnent comme des rackets de protection – pour assurer leurs prérogatives de classe. L’armée est le pouvoir réel dans n’importe quel État, et l’armée, dans chaque État, a une chaîne de commandement dans laquelle l’obéissance aveugle aux supérieurs est sacrée et inviolable. Les officiers ne fraternisent pas avec les hommes embauchés parce qu’ils vont, à un moment donné, les envoyer à la mort. Il y a un corps d’officiers dans toutes les forces militaires, ainsi que dans toutes les bureaucraties et toutes les classes dirigeantes de chaque État, qui a plus en commun avec les officiers militaires, les bureaucrates supérieurs et les dirigeants d’autres États qu’avec la populace exploitable et corvéable de son propre État.

Les policiers sont des membres de la fraternité universelle des officiers. Ils existent au-dessus de la loi. Les agents de la CIA se situent près du pinacle de la Fraternité. Comblés de fausses identités et de gardes du corps, ils volent dans des avions privés, vivent dans des villas et tuent avec des armes à la fine pointe de la technologie. Ils disent aux généraux de l’armée ce qu’il faut faire. Ils dirigent les comités du Congrès. Ils assassinent des chefs d’État et assassinent des enfants innocents en toute impunité et avec indifférence. Tout le monde, sauf leurs chefs, est à leur merci.

Lars Schall : – Selon vous, le fait que la CIA soit impliquée dans le trafic de drogues mondial est son «  secret le plus caché et le plus sombre ». Comment cette implication s’est elle déroulée ?

Douglas Valentine : – Il existe deux facettes pour la gestion et le contrôle du trafic international de drogue par la CIA, au nom des intérêts privés qui régissent l’Amérique. Il est important de noter que la participation du gouvernement américain au trafic de drogue a commencé avant que la CIA n’existe, comme un moyen de contrôler les États, ainsi que les mouvements politiques et sociaux en leur sein, y compris aux États-Unis. Cette implication directe a débuté dans les années 1920 lorsque les États-Unis ont aidé le régime nationaliste de Chiang Kaï-shek, en Chine, à s’autofinancer par le commerce des stupéfiants.

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, le prédécesseur de la CIA, l’OSS, a fourni de l’opium aux guérilleros du Kachin qui se battaient contre les Japonais. L’OSS et l’armée américaine ont également tissé des liens avec le monde criminel souterrain étasunien, pendant la Seconde Guerre mondiale, et, par la suite, protégeaient secrètement les trafiquants américains qu’ils embauchaient pour faire leur sale travail dans le pays et à l’étranger.

Après que les nationalistes ont été chassés de Chine, la CIA a installé des trafiquants de drogue à Taiwan et en Birmanie. Dans les années 1960, la CIA gérait le trafic de drogue dans tout le Sud-Est asiatique puis a élargi son contrôle sur le monde entier, en particulier en Amérique du Sud, mais aussi dans toute l’Europe. La CIA a soutenu ses alliés trafiquants de drogue au Laos et au Vietnam. Le général de la Force aérienne Nguyen Cao Ky pendant qu’il était, en 1965, chef de la direction de la sécurité nationale du Vietnam du Sud, a vendu à la CIA le droit d’organiser des milices privées et de construire des centres d’interrogatoires secrets dans chaque province, en échange du contrôle sur une lucrative contrebande de stupéfiants. Grâce à son homme fort, le général Loan, Ky et sa clique ont financé à la fois leur appareil politique et leurs forces de sécurité grâce aux bénéfices de la vente d’opium. Tout cela avec l’assistance de la CIA.

Le risque d’avoir ses liens avec les trafiquants de drogue en Asie du Sud-Est exposés est ce qui marque le début de la deuxième facette de l’histoire : l’infiltration et la direction par la CIA des différents organismes gouvernementaux impliqués dans l’application des lois sur les stupéfiants. Les hauts fonctionnaires américains ont décidé que l’ancien Bureau des Stupéfiants serait dissous et recréé en 1968, au sein du département de la Justice, en tant que Bureau des Stupéfiants et des Drogues dangereuses (BSDD). La CIA a immédiatement commencé à infiltrer les plus hauts niveaux de la BSDD dans le but de protéger ses alliés trafiquants de drogue dans le monde entier, en particulier en Asie du Sud-Est. Le département du contre-renseignement de la CIA, sous James Angleton, était en liaison avec ces organismes de lutte contre la drogue depuis 1962, mais en 1971, la fonction a été transmise à la division des opérations de la CIA. En 1972, l’agent de la CIA, Seymour Bolten, a été nommé assistant spécial de la CIA pour la Coordination sur les stupéfiants. Bolten est devenu conseiller de William Colby et plus tard de George H.W. Bush. En 1973, avec la création de la DEA, la CIA contrôlait totalement toutes les opérations étrangères d’application de la loi sur les stupéfiants et pouvait également protéger les trafiquants aux États-Unis. En 1990, la CIA a créé son propre centre de lutte contre les stupéfiants, alors même qu’elle n’a pas le droit d’exercer ses prérogatives sur le sol national.

Lars Schall : – La guerre contre les drogues est-elle aussi une guerre contre les Noirs ? Permettez-moi de vous donner un cadre pour cette question, car John Ehrlichman, un ancien haut fonctionnaire de Richard Nixon, aurait admis ceci : « La campagne de Nixon en 1968 et la Maison Blanche de Nixon avaient deux ennemis : la gauche anti-guerre et les Noirs. Vous voyez ce que je veux dire ? Nous savions que nous ne pouvions pas rendre illégal d’être contre la guerre ou d’être noir, mais en amenant le public à associer les hippies à la marijuana et les Noirs à l’héroïne, puis à criminaliser les deux, nous pouvions perturber ces communautés. Nous pouvions arrêter leurs dirigeants, confisquer leurs maisons, interrompre leurs réunions et les diaboliser jour après jour aux informations du soir. Savions-nous que nous mentions au sujet des drogues ? Bien sûr que nous le savions. » 1 Et je peux bien sûr citer les mémoires de H. R. Haldeman à cet égard. Au début de sa présidence, plus précisément le 28 avril 1969, Nixon a décrit sa stratégie de base à son chef d’état-major : «  [Le président Nixon] a souligné que vous devez faire face au fait que tout le problème sont les Noirs. La clé est de concevoir un système qui reconnaisse cela tout en ne le montrant pas. » 2 Alors, la guerre contre les drogues qui a débuté sous Nixon était-elle également une guerre contre les Noirs ? Et si oui, qu’est-ce que cela nous dit des États-Unis ?

Douglas Valentine : – Les États-Unis sont un ancien État esclavagiste et une société manifestement raciste, alors oui, la guerre contre les drogues, qui est gérée par les suprématistes blancs, était dirigée contre les Noirs et d’autres minorités méprisées comme moyen pour les garder à l’écart. L’ancien Bureau des Stupéfiants était manifestement raciste : avant 1968, les agents des stups noirs n’étaient pas autorisés à devenir des superviseurs de groupe (13e année) et à gérer des agents blancs.

J’ai interviewé l’ancien agent des stups, William Davis, pour mon livre sur le Bureau des Narcotiques, «  The Strength of the Wolf ». Davis y explique la situation des agents noirs. Après avoir obtenu son diplôme de l’Université Rutgers en 1950, Davis, en visitant la ville de New York, a entendu la chanteuse Kate Smith rendant hommage à l’agent Bill Jackson du Bureau des Narcotiques, dans une émission de radio. « Elle l’a décrit comme un avocat noir qui faisait du bon travail en tant qu’agent narcotique fédéral, se rappelle Davis, et cela fut mon inspiration. J’ai postulé au Bureau des stupéfiants et j’ai été embauché tout de suite, mais j’ai vite constaté qu’il y avait une règle non écrite selon laquelle les agents noirs ne pouvaient pas occuper des positions de respect : ils ne pouvaient pas devenir des chefs de groupe ou gérer ou donner des directives aux Blancs. Les quelques agents noirs que nous avions à cette époque, déclare-t-il avec amertume, peut-être au nombre de huit dans tout le pays pays, n’étaient pas respectés. »

Davis raconte comment Wade McCree, quand il travaillait comme agent des stups dans les années 1930, a créé un brevet médical. Mais McCree a commis l’erreur d’écrire à Eleanor Roosevelt pour se plaindre que les procureurs du Sud appelaient les agents noirs « les nègres ». En conséquence, le département juridique du Bureau des stups a accusé McCree d’avoir utilisé les installations du Bureau pour créer son brevet. McCree a été renvoyé, ce qui a provoqué l’effet prévu : son licenciement a envoyé un message clair que les plaintes provenant d’agents noirs ne seraient pas tolérées.

Dans une interview pour « The Strength of the Wolf », Clarence Giarusso, un ancien agent des stups de la Nouvelle-Orléans et son chef de police dans les années 1970, m’ont expliqué la situation raciale du point de vue des forces de l’ordre locales. «  Nous dégotions des cas dans les quartiers noirs parce que c’était facile, m’ont-t-ils déclaré. Nous n’avions pas besoin de mandat de perquisition, cela nous permettait de respecter nos quotas, et cela marchait bien. Si nous trouvions de la drogue sur un homme noir, nous pouvions le mettre en prison pendant quelques jours et personne ne s’en souciait. Il n’a pas d’argent pour un avocat, et les tribunaux sont prêts à le condamner ; il y a tellement peu à craindre du jury que nous n’avions pas à ficeler le dossier. Alors, plutôt que de d’aller en prison, il préfère devenir un informateur, ce qui signifie que nous pouvons dégoter plus de cas dans son quartier, et c’est tout ce qui nous intéressait. Nous ne nous souciions pas de Carlos Marcello ou de la Mafia. Les policiers de la ville ne s’intéressaient pas à ceux qui introduisent la drogue. C’était le travail des agents fédéraux. »

Quiconque pense que c’est différent aujourd’hui vit dans un monde imaginaire. Où je vis, à Longmeadow. MA, les flics sont en première ligne de défense, contre les Noirs et les Portoricains qui vivent dans la ville voisine de Springfield. Il y a environ 15 ans, il y a eu un meurtre mafieux dans le quartier de Little Italy, à Springfield. À l’époque, les Noirs et les Portoricains pénétraient dans ce quartier, déclenchant beaucoup de tension raciale. La station de télévision locale m’a interviewé à ce sujet, et j’ai dit qu’Al Bruno, le chef de la mafia assassiné, était probablement un informateur du FBI. Le lendemain, les gens que je connaissais ne voulaient plus me parler. Les commentaires fusaient. Quelqu’un m’a dit que le fils de Bruno faisait parti du même club de sport que moi. Dans une ville comme Springfield et ses quartiers de banlieue, tout le monde a des relations ou est ami avec quelqu’un de la Mafia.

Quelques années avant le meurtre de Bruno, j’avais lié amitié avec le gardien du club de sport que je fréquentais. Par hasard, le gardien était le fils d’un détective des stups de Springfield. Le gardien et moi jouions au billard et buvions des bières dans les bars locaux. Un jour, il m’a raconté un secret que son père lui avait dit. Son père lui a dit que les flics de Springfield laissaient les chefs de la Mafia revendre des drogues à Springfield et, en échange, leurs revendeurs leur donnaient les noms de leurs clients noirs et porto-ricains. De cette façon, comme Giarusso l’a dit plus haut, les flics continuaient à accumuler les cas et ainsi il était plus difficile pour les communautés minoritaires d’acheter des maisons et d’empiéter sur les quartiers blancs. Cela se produit encore partout aux États-Unis.

Lars Schall : – N’est-ce pas paradoxal, selon vous, que tout ce trafic de drogue n’existerait pas aujourd’hui si les drogues n’étaient pas considérées illégales ?

Douglas Valentine : – L’interdiction des stupéfiants a fait passer le problème de l’addiction d’une question de « santé publique » à une question d’application de la loi et est donc devenue un prétexte pour l’expansion des forces de police et la réorganisation des systèmes de justice pénale et de protection sociale pour empêcher les minorités méprisées d’avancer au niveau politique et social. L’industrie des soins de santé a été placée entre les mains d’hommes d’affaires cherchant des profits au détriment des minorités méprisées, des classes pauvres et ouvrières. Les entreprises privées ont créé des institutions civiques pour sanctifier cette politique répressive. Les éducateurs publics ont développé des programmes d’études qui ont favorisé l’endoctrinement politique en favorisant la ligne raciste du Business Party. Des bureaucraties ont été créées pour favoriser l’expansion des intérêts commerciaux à l’étranger, tout en supprimant la résistance politique et sociale aux industries médicales, pharmaceutiques, et d’application de la loi qui en bénéficiaient.

Il faudrait une bibliothèque pleine de livres pour expliquer les fondements économiques de la guerre contre la drogue et les raisons du laissez-faire étasunien en faveur des industries qui en profitent. En bref, ils en profitent, tout comme les Mafias en profitent. Il suffit de dire que les investisseurs de Wall Street dans les industries du médicament ont utilisé le gouvernement pour libérer et transformer leur puissance économique en une force militaire et politique mondiale. N’oubliez jamais cela, Les États-Unis ne sont pas une nation productrice d’opium ou de cocaïne, et ces stupéfiants sont une ressource stratégique, dont dépendent toutes les industries ci-dessus, y compris les militaires. Le contrôle de l’approvisionnement mondial en médicaments, légaux et illégaux, est une question de sécurité nationale. Lisez mes livres pour avoir des exemples de la façon dont cela s’est déroulé au cours des 70 dernières années.

Lars Schall : – La CIA fait-elle partie du problème actuel de l’opium en Afghanistan ?

Douglas Valentine : – En Afghanistan, les agents de la CIA gèrent le trafic de drogue à partir de leurs hamacs suspendus à l’ombre. La production d’opium a grimpé depuis qu’ils ont créé le gouvernement Karzai en 2001-2002, établi des réseaux de renseignement dans la résistance afghane grâce à des «  civils coopératifs » employés par le seigneur de guerre et trafiquant d’opium, Gul Agha Sherzai. Le public américain ignore largement que les talibans ont déposé les armes après l’invasion américaine et que les Afghans n’ont repris les armes qu’après que la CIA a installé Sherzai à Kaboul. En connivence avec les frères Karzai, Sherzai a fourni à la CIA un réseau d’informateurs qui ciblaient ses rivaux commerciaux, et non les talibans. Comme Anand Gopal l’a révélé dans son «  No Good Men Among the Living », à la suite des conseils amicaux de Sherzai, la CIA a méthodiquement torturé et tué les leaders les plus vénérés de l’Afghanistan dans une série de raids de style Phoenix qui ont radicalisé le peuple afghan. La CIA a commencé la guerre comme un prétexte pour une occupation prolongée et la colonisation de l’Afghanistan.

En retour de ses services, Sherzai a obtenu le contrat pour construire la première base militaire américaine en Afghanistan, ainsi qu’une autorisation à gérer le trafic de drogue. La CIA s’est arrangée pour que ses barons afghans de la drogue n’apparaissent pas sur les listes de la Drug Enforcement Agency. Tout cela est documenté dans le livre de Gopal. Les officiers chargés de la CIA surveillent avec plaisir les taux de dépendance élevés chez les jeunes afghans dont les parents ont été tués et dont les esprits ont été perturbés par 15 ans d’agression américaine. De plus, ils ne se soucient pas que les drogues atteignent les villes étasuniennes, pour toutes les raisons économiques, sociales et politiques citées ci-dessus.

Le commerce de la drogue a également un « potentiel pour le renseignement ». Les officiers de la CIA ont passé un accord avec les seigneurs de guerre afghans qu’elle protège et qui convertissent l’opium en héroïne et la vendent au peuple russe. Ce n’est pas différent des flics travaillant avec des marchands de drogue mafieux aux États-Unis. C’est un accord passé avec un ennemi qui assure la sécurité politique de la classe dirigeante. L’accord est basé sur le principe que la criminalité ne peut pas être éradiquée, elle ne peut donc être que gérée.

La CIA est autorisée à négocier avec l’ennemi, mais seulement si les chaînes sont sécurisées et niables. Cela s’est produit lors du scandale Iran Contra, lorsque le président Reagan se mettait le peuple étasunien dans la poche en lui promettant de ne jamais négocier avec des terroristes, alors que son hypocrite administration envoyait secrètement des officiers de la CIA à Téhéran pour vendre des missiles aux Iraniens et utiliser l’argent empoché pour acheter des armes pour les Contras trafiquants de drogue. En Afghanistan, l’accord avec le monde souterrain des trafiquants de drogue fournit à la CIA une chaîne sécurisée d’accès aux dirigeants talibans, avec lesquels ils négocient sur des questions simples comme les échanges de prisonniers. Le monde de l’espionnage criminel en Afghanistan fournit l’espace de dialogue pour toute éventuelle réconciliation. Il y a toujours des négociations préliminaires pour un cessez-le-feu et dans tous les conflits américains modernes, c’est le métier de la CIA. Trump, cependant, va prolonger l’occupation indéfiniment.

Le fait que 600 agents subalternes de la DEA se trouvent en Afghanistan rend tout cela plausiblement niable.

Au fur et à mesure que le capitalisme évolue et centralise son pouvoir, au fur et à mesure que le climat dégénère, au fur et à mesure que l’écart entre les riches et les pauvres s’élargit et que les ressources deviennent plus rares, les forces de police américaines adoptent des stratégies et des tactiques anti-terroristes de type Phoenix pour les utiliser contre la population civile.

Lars Schall : – Est-ce que les États-Unis utilisent les tactiques du programme Phoenix pour les réutiliser en Afghanistan ? Je pense en particulier au début de l’opération « Enduring Freedom » lorsque les dirigeants talibans ont déposé leurs armes.

Douglas Valentine :– L’Afghanistan est un cas d’école à deux niveaux du programme Phoenix, développé au Vietnam du Sud. C’est une guérilla qui cible des cadres de «  valeur élevée », tant pour le recrutement que pour l’assassinat. C’est le tiers supérieur. C’est aussi une guerre psychologique contre la population civile, ce qui permet à tout le monde de savoir qu’ils risquent d’être enlevés, emprisonnés, torturés, extorqués ou tués si l’on prétend qu’ils soutiennent la résistance. C’est le deuxième niveau – terroriser les civils pour qu’ils soutiennent le gouvernement de marionnettes installé par les États-Unis.

L’armée américaine a cherché à éviter d’être impliquée dans cette forme de guerre répugnante (dont le modèle sont les forces spéciales de style SS Einsatzgruppen et la police secrète de type Gestapo) au début de la guerre du Vietnam, puis a fini par fournir des soldats pour renforcer Phoenix. C’est alors que la CIA a commencé à s’infiltrer dans le corps d’officiers subalternes de l’armée. Les officiers de la CIA, Donald Gregg (présenté par le révisionniste Ken Burns dans sa série sur la guerre du Vietnam) et Rudy Enders (je les ai interviewés tous les deux pour mon livre « The Phoenix Program »), ont exporté Phoenix vers le Salvador et en Amérique centrale en 1980, au moment même où la CIA et l’armée se sont joints pour créer Delta Force et le Commandement conjoint des opérations spéciales pour lutter contre le « terrorisme » à l’échelle mondiale en utilisant le modèle Phoenix. Il n’y a plus de guerre conventionnelle, de sorte que l’armée, pour des raisons économiques et politiques, est devenue, sous la direction du corps d’officiers recrutés par la CIA il y a des années, la force de police de facto pour l’Empire américain, opérant à partir de ses 700 bases dans le monde.

Lars Schall : – Sous quelle forme et de quelle manière le programme Phoenix opère-t-il aujourd’hui sur le sol étasunien ?

Douglas Valentine :– Karl Marx a expliqué, il y a plus de 150 ans, comment et pourquoi les capitalistes traitent les travailleurs de la même manière, que ce soit dans le pays ou à l’étranger. Au fur et à mesure que le capitalisme évolue et centralise son pouvoir, au fur et à mesure que le climat dégénère, au fur et à mesure que l’écart entre les riches et les pauvres s’élargit et que les ressources deviennent plus rares, les forces de police américaines adoptent des stratégies et des tactiques anti-terroristes de type Phoenix pour les utiliser contre la population civile. Le gouvernement a promulgué des lois sur la « détention administrative », qui constituent la base juridique des opérations de style Phoenix, de sorte que les civils peuvent être arrêtés sous prétexte d’être une menace pour la sécurité nationale. Phoenix était une méthode bureaucratique de coordination des organismes impliqués dans la collecte de renseignements auprès de ceux qui mènent des opérations anti-terroristes et le Department of Homeland Security a mis en place des « centres de fusion » basés sur ce modèle dans tout le pays. Les réseaux d’informateurs et les opérations psychologiques contre le peuple américain prolifèrent depuis le 11 septembre. Tout ceci est expliqué en détail dans mon livre «  The CIA as Organized Crime ».

Lars Schall : – Quelle est l’importance des médias traditionnels dans la perception publique de la CIA ?

Douglas Valentine : – C’est l’aspect le plus critique. Guy Debord a déclaré que le secret domine le monde, avant tout le secret de la domination. Les médias vous empêchent de savoir comment vous êtes dominé, en gardant bien les secrets de la CIA. Les médias et la CIA sont du même bord.

Ce que FOX et MSNBC ont en commun, c’est que, dans une société capitaliste en roue libre, les nouvelles sont une marchandise. Les médias ciblent une large audience pour lui vendre un produit. Mais ce ne sont que des infos bidons, dans la mesure où chaque média présente sa version des informations pour satisfaire ses clients. Mais quand il s’agit de la CIA, ce n’est pas seulement faux, c’est un poison. Cela subvertit les institutions démocratiques.

Toute organisation ou opération intérieure de type Phoenix doit dépendre d’un double langage et d’un déni plausible, ainsi que du secret officiel et de l’autocensure des médias. Le besoin capital qu’a la CIA de contrôler totalement l’information nécessite une complicité médiatique. Ce fut l’une des grandes leçons de l’échec du Vietnam tirées par nos dirigeants. Les gestionnaires totalement endoctrinés et bien récompensés qui s’occupent du gouvernement et des médias ne permettront plus jamais au public de voir le carnage infligé à des civils étrangers. Les Américains ne verront plus jamais les enfants mutilés irakiens, afghans, libyens et syriens tués par des forces mercenaires américaines et les bombes à sous-munitions.

Par contre, des représentations falsifiées d’enlèvements, de tortures et d’assassinats par la CIA sont glorifiées à la télévision et au cinéma. Raconter l’histoire appropriée est la clé. Grâce à la complicité médiatique, Phoenix est déjà devenu le modèle pour fournir une sécurité politique interne aux dirigeants américains.

Lars Schall : – La CIA est-elle un ennemi du peuple américain ?

Douglas Valentine : – Oui. C’est un des instruments de la riche élite politique, elle fait le sale boulot.

Notes

  1. Dan Baum, “Legalize It All – How to win the war on drugs”, Harper’s Magazine, avril 2016.
  2. “Haldeman Diary Shows Nixon Was Wary of Blacks and Jews”, The New York Times, 18 mai 1994.

Counterpunch 22 septembre 2017
Traduction le Saker Francophone
Comité Valmy 15 octobre 2017

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