Le Che raconté par Fidel

Première Partie

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1862
« L'exemple immense du Che perdure et se multiplie chaque jour. », ainsi que la mémoire de ces deux géants révolutionnaires que furent Fidel et le Che.

Ce 8 octobre 2017 ramène le 50e anniversaire, combien douloureux, de «la chute en combat» du Che et de ses compagnons, suivie de sa lâche exécution le 9 octobre 1967. Dans ces colonnes nous présentons l’hommage que lui ont rendu le membre du Bureau politique du Parti communiste cubain et premier vice-président du Conseil d’État et du Conseil des ministres, Miguel Díaz Canel-Bermudez (voir L’exemple immense du Che perdure et se multiplie chaque jour, p. 12) et notre assidu collaborateur Robert Lodimus (voir Le jour où Barrientos… assassina le « Comandante » Che Guevara, p. 7).

Pour ma part, j’ai choisi de rendre hommage au Che en laissant l’immense révolutionnaire Fidel Castro, celui qui l’a le mieux connu, nous raconter l’extraordinaire aventure du « Guérillero inégalable » en Bolivie, tel que l’a présenté Ignacio Ramonet, ancien directeur du mensuel Le Monde diplomatique, actuel directeur de l’édition espagnole du Monde diplomatique et président de l’Association mémoire des luttes, dans l’ouvrage «Fidel Castro. Biographie à deux voix» paru en 2007 aux éditions Fayard et Galilée, fruit de «cent heures avec Fidel Castro».

Ramonet. Le Che a-t-il partagé avec vous son projet de partir en Bolivie ? Étiez-vous vraiment d’accord avec ses points de vue?

Fidel. Il avait hâte de s’y lancer. Mais la tâche qu’il s’était assignée était ardue. Alors, puisant dans notre propre expérience, j’ai dit au Che qu’il était possible d’améliorer les conditions avant qu’il passe à l’action. Je lui ai fait valoir qu’il fallait encore du temps, qu’il devait patienter. La dureté de la vie dans une guérilla est une réalité qui lui était familière, il en connaissait les exigences du point de vue de la résistance physique et de l’âge. Il savait que même s’il surmontait le handicap que représentait son asthme et avait une volonté d’acier, le passage du temps n’améliorerait guère sa condition physique.

Un moment est venu où ces facteurs le tarabustaient, même s’il ne le montrait pas. Il avait aussi d’autres soucis : pendant les premières années de la révolution, il avait envoyé un journaliste argentin, Jorge Ricardo Masetti, organiser un groupe armé dans le nord de l’Argentine. Tous deux étaient très liés. Masetti nous avait accompagnés dans la Sierra [1] avant de créer l’agence Prensa latina. Masetti a trouvé la mort pendant sa mission [2]. En raison de sa nature, de son humanité, le Che était très profondément affecté lorsqu’une mission coûtait la vie à celui à qui elle avait été assignée. Il en était bouleversé. Il souffrait dès qu’il se souvenait des camarades tombés. Il a, par exemple, été très touché par la mort du camarade Eliseo Reyes, «capitán San Luis», en Bolivie ; on peut le lire dans son journal: «Nous avons perdu le meilleur homme de la guérilla, et dans le même temps l’un de ses plus solides piliers.»

Un des hommes qui étaient alors là-bas, en 1962, en Bolivie et dans le nord de l’Argentine, c’est notre actuel ministre de l’Intérieur, Abelardo Colomé Ibarra, «Furry» [3], qui avait à l’époque vingt-deux ans. Masetti, le journaliste, était déjà mort. Le Che élaborait son plan, que nous avons bien sûr intégralement autorisé dans une totale communauté de vues et en rspectant l’engagement que nous avions pris vis-à-vis de lui.

Le Che s’impatientait et aspirait à partir remplir sa mission. Je lui ai dit: «Les conditions ne sont pas réunies.» Je ne voulais pas qu’il parte en Bolivie pour organiser un groupuscule, mais qu’il attende le moment où il pourrait déjà compter sur une force organisée. Nous savions par expérience tous les imprévus qui peuvent surgir pendant l’étape initiale d’une guérilla. Nous avions vécu notre propre épopée. Je disais: « Le Che est un chef stratégique, il ne doit aller en Bolivie que lorsqu’une force constituée y sera suffisamment solide et aguerrie.» Il était très impatient, mais les conditions minimales  requises n’étaient pas réunies.. J’ai dû le convaincre que ce n’était pas le moment. C’était un cadre de très haut niveau avec une fabuleuse expérience et des aptitudes d’homme d’État, il ne pouvait pas prendre de risques en s’impliquant dès l’étape initiale.

Fidel en tête-à-tête avec Che, peu après leur victoire sur les forces de Batista.

À l’époque, nous aidions Patrice Lumumba [4] au Congo. Nous avions déjà collaboré militairement avec les Algériens pendant leur guerre de 1961 contre le Maroc [5]. Le Che était impatient mais l’Afrique et ses luttes pour l’indépendance l’attiraient considérablement. Je lui ai donc proposé de s’y rendre. ; il remplirait une mission essentielle en attendant que les conditions minimales soient réunies en Bolivie, où il voulait commencer une lutte dont l’objectif principal était sa patrie, l’Argentine, avant de l’étendre à toute la région. C’était une tâche très importante que de soutenir le mouvement guérillero de l’est du Congo contre Moïse Tshombé [6], Mobutu [7], et les mercenaires européens.

Ramonet. Parlez-vous du mouvement que dirigeait à cette époque Laurent-Désiré Kabila ?

Fidel. Non, à l’époque c’était Gaston Soumialot qui le dirigeait. Il est venu nous voir et nous lui avons proposé notre aide. Nous la lui avons aussi proposée par l’entremise de la Tanzanie, avec le consntement de Julius Nyerere, alors président de ce pays. C’est de là que le Che et les Cubains qui l’ont accompagné ont traversé le lac Tanganika. Cette fois, pour épauler le Che nous avons envoyé cent cinquante hommes bien armés et très expérimentés. Tout était à faire dans le mouvement révolutionnaire africain : il leur fallait encore accumuler de l’expérience, acquérir des compétences,  des connaissances. C’est à tout cela que s’est attelé le Che. Un travail très dur qui a monopolisé plusieurs mois de sa vie.

Ramonet. Dans son journal d’Afrique [8], le Che se montre particulièrement critique à l’égard des chefs de cette guérilla.

Fidel. Il avait un esprit critique très développé, à l’égard de ces chefs ou de quiconque. C’est un de ses traits de caractère : il avait la critique acerbe, que ce soit envers les autres ou envers lui-même.

[Le Che passe environ sept mois au Congo, mais «la situation était sans issue, les conditions requises pour le développement de cette lutte n’étaient pas réunies». Fidel a alors demandé au Che «de se replier»].

Ramonet. Les grands médias parlaient d’une rupture entre vous deux, en raison de graves désaccords politiques. On racontait qu’il avait été emprisonné à Cuba, et même tué…

Fidel. Nous avons supporté silencieusement cette avalanche de rumeurs malveillantes et d’intrigues mais avant de s’en aller, fin mars 1965, il m’a écrit une lettre d’adieu.

Ramonet. Vous ne l’aviez pas rendue publique ?

Fidel. Non. J’ai gardé cette lettre secrète jusqu’au 3 octobre 1965, date à laquelle je l’ai rendue publique à l’occasion de la cérémonie qui annonçait la constitution du comité central du nouveau Parti communiste de Cuba. Il fallait bien expliquer pourquoi le Che éait absent de ce comité central. Pendant ce temps, la calomnie n’a cessé de progresser, l’ennemi semait le doute et la discorde : le Che avait-il été victime d’une «purge»? Avions-nous de profonds désaccords ?

Ramonet. Il y avait une très hostile campagne de rumeurs.

Fidel. Il a rédigé cette lettre spontanément, et je la trouve d’une grande franchise. Il a écrit à un endroit: «Je regrette de ne pas avoir suffisamment cru en toi.» [9]. Parmi d’autres sujets, il y évoque la crise d’octobre 1962. Je pense que ceux en qui il croyait, en qui il mettait sa confiance, se comptaient sur les doigts d’une main. C’était une conséquence de son sens critique exacerbé.

Il a même écrit des vers qu’il m’a dédiés. Je ne le savais même pas. Il a toujours été très affectueux, très respectueux. Il a toujours respecté mes décisions. Je ne lui imposais rien, je discutais avec lui; je n’ai pas l’habitude de donner des ordres; je préfère la persuasion. Je n’ai que très rarement eu à lui dire: «Tu ne fais pas cela» ou à lui interdire d’aller quelque part.

D’Afrique, il est parti en Tchécolovaquie, à Prague, en mars 1966. La situation n’était pas simple, si bien qu’il s’y trouvait en clandestin. Comme il avait fait ses adieux à Cuba, il mettait un pont d’honneur à ne pas y revenir. L’idée ne lui en aurait même pas effleuré l’esprit. Mais ici, les cadres qui devaient l’accompagner en Bolivie étaient déjà sélectionnés et ils avaient commencé leur entraînement. C’est le moment que j’ai choisi pour lui écrire une lettre, le rappeler à la raison, et pour évoquer son devoir.

Ramonet. Vous lui demandiez de revenir à Cuba ?

Fidel. Oui. Je crois que cette lettre a été rendue publique par la famille. Dans cette lettre, je lui parle gravement. Je l’exhorte à revenir en lui expliquant que c’est bien mieux pour ses propres plans : «C’est impossible à mettre sur pied depuis l’endroit où tu te trouves. Il faut que tu rentres.» Lorsque je lui écris «il faut», ce n’est pas un ordre, mais une manière d’essayer de le convaincre. Je lui dis que son devoir est de rentrer afin de parachever le plan bolivien. Il est donc revenu clandestinement à Cuba. Personne ne l’a reconnu, ni avant ni pendant le voyage. Il est revenu à Cuba en juillet 1966.

Ramonet. Il était grimé ?

Fidel. Il était si bien grimé qu’un jour j’ai eu l’idée d’inviter plusieurs camarades de la direction du parti en leur expliquant que je voulais leur présenter un ami, quelqu’un de très intéressant. Nous avons déjeuné tous ensembles, et aucun ne l’a reconnu. Voyez qu’il était bien grimé.

Ramonet. Même Raúl ne l’a pas reconnu?

Fidel. Raúl était dans la confidence ; il avait pris congé de lui quelques jours plus tôt, alors que le Che se trouvait dans son centre d’entraînement, et il était en URSS le jour du déjeuner en question. Mais aucun de ceux que j’avais invités n’a reconnu le Che. Nos gens ont indiscutablement démontré l’étendue de leur talent en modifiant son apparence jusqu’à le métamorphoser [10] Il s’était installé du côté de Pinar del Río, dans une zone montagneuse où il y avait une maison, la propriété de San Andrés. C’est là qu’il a rassemblé et entraûné le groupe des hommes qui allaient l’accompagner. C’est là aussi qu’il a vu pour la dernière fois sa femme et ses enfants et que je lui ai rendu visite. Il a passé des mois à s’entraîner avec les quinze hommes qui allaient partir avec lui. Il a lui-même choisi ceux qu’il voulait.

Ramonet. Pour  les emmener à la guérilla en Bolivie ?

Fidel. Certains d’entre eux étaient des vétérans qui avaient fait la guerre avec nous dans la Sierra, d’autres avaient fait partie de l’expédition au Congo avec lui. Il a discuté avec chacun d’entre eux. J’ai émis quelques réserves sur la sélection de certains. Je lui ai dit : «Écoute, tu ne peux pas». Il allait séparer deux combattants, deux frères très unis, et je lui ai dit: «Ne sépare pas ces frères, laisse-les donc ensemble. » Ils étaient parmi les meilleurs [11]. Au sujet d’un autre, je ne connaissais que trop bien son caractère : un très bon soldat, mais il lui arrivait souvent de chicaner.

Dans quelques cas, je l’ai mis en garde. Ils sont tous allés en Bolivie avec lui et se sont montrés excellents, comme Eliseo Reyes, le «capitaine San Luis». À sa mort, citant le poète Pablo Neruda, le Che a dit de lui : «Ta petite silhouette de capitaine courageux…» Il lisait beaucoup Neruda. Le vers est d’ailleurs très beau. Le Che l’a consigné dans son Journal de Bolivie. Il avait beaucoup d’affection pour ce camarade. Le Che était aussi cet homme-là.

Il les a tous choisis lui-même, et nous en avons discuté : j’ai apporté quelques suggestions. Il s’est appliqué par exemple à défendre un combattant chez qui il voyait de grandes qualités, mais que je connaissais : je nourrissais des inquiétudes sur ses éventuels manquements à la discipline, une question primordiale. Je me suis longuement entretenu avec le Che jusqu’à son départ, en octobre 1966. Comme il était enthousiaste en partant !

(À suivre)

Notes de Ramonet.

[1] Masseri a interviewé Che Guevara dans la Sierra Maestra en avril 1958. L’entretien est disponible dans Enesto Guevara, América latina : Despertar de un continente, Melbourne, Ocean press, 2003, pp. 199-207.

[2] Le groupe des vingt-cinq hommes menés par Masetti («comandante Segundo»), installé dans la région de Salta, une localité argentine proche de la frontière bolivienne, a «disparu» entre le 15 et le 25 avril 1964. Il a vraisemblablement été abattu par les forces spéciales argentines.

[3] Sur la mission d’Abelardo Colomé Ibarra en 1962 dans cette région d’Amérique latine, lire : Luis Báez, Secretos de generales, Buenos Aires, Losade, 1997.

[4] Patrice Lumumba (1925-1961), dirigeant politique du Congo (Kinshasa), leader de la lutte pour l’indépendance contre la Belgique, Premier ministre en juin 1960, assassiné en 1961.

[5] Cf. Ahmed Ben Bella, «Ainsi était le Che», Le Monde diplomatique, octobre 1997.

[6] Moïse Tshombé (1919-1969), dirigeant politique de l’ex-Congo belge. Il fonda le parti Conakat dans la province du Katanga. En 1960, soutenu par plusieurs puissances occidentales, il s’opposa à Patrice Lumumba, se fit élire président du Katanga, et proclama l’indépendance de cette riche région minière. Lumumba demanda l’intervention des Nations unies et serait assassiné par des officiers katangais.Tshombé se vit à son tour forcé d’abandonner le pouvoir. Il partit en exil en Europe, vécut un temps en Espagne, et mourut en Algérie.

[7] Mobutu Sese Seko (1930-1997). Chef des forces armées du Congo après l’indépendance, il renversa le président Joseph Kasavubu en 1965 et combattit les guérillas avec le soutien de mercenaires. Il fut président-dictateur de son pays jusqu’à son renversement en 1997 par les forces de Laurent-Désiré Kabila (1939-2001), lequel, devenu président en mai 1997, serait lui-même assassiné en janvier 2001.

[8] Ernesto Che Guevara, L’Année où nous n’étions nulle part. Extraits du journal d’Ernesto Che Guevara en Afrique, textes commentés et compilés par Paco IgnacioTaibo II, Froilán Escobar et Felox Guerra, Paris, Métaillié, 1995.

[9] La citation exacte est : « Ma seule faute de quelque gravité est de ne pas avoir eu confiance en toi depuis les premiers temps dans la Sierra Maestra et de ne pas avoir compris assez vite tes qualités de leader et de révolutionnaire.» Voir le texte intégral de cette lettre, rendue publique par Fidel Castro le 3 octobre 1965, dans: Che en la memoria de Fidel Castro, op. Cit., pp.34-36.

[10] Le Che s’est soumis à une transformation plastique et de maquillage réalisée par un très grand spécialiste du camouflage, Luis C.Garcia Gutiérez «Fisin», envoyé à Dar es-Salaam par le commandant Manuel Piñeiro «Barba Roja». Fisin lui fit prter un gros gilet sous la chemise, des chaussures compensées pour élever sa taille, des lunettes à gros verres, des prothèses dentaires pour gonfler ses joues, et lui rasa le front et le haut du crâne. Che Guevara en fut complètement transformé. Lire Jorge Gòmez Barata, «El difícil trabajo de enmascarar una leyenda, in La Fogata Digital.

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