Par John Marion
Plus de 50.000 Haïtiens risquent d’être déportés des États-Unis quand leur Statut de protection temporaire prendra fin en janvier. Les milliers d’autres qui ont traversé la frontière pour se rendre au Canada à la recherche de meilleures conditions de vie sont dans une situation semblable. Les deux gouvernements impérialistes, s’ils appliquent leurs plans de déportation, renverront des personnes dans un pays où ceux qui ont la chance de trouver du travail sont payés d’un salaire de misère, sous un gouvernement impitoyable agissant de concert avec de la bourgeoisie locale.
Le ministre haïtien des Affaires étrangères et des Cultes, Antonio Rodrigue, a dit au Nouvelliste la semaine dernière qu’il se sentait responsable de recevoir ses compatriotes haïtiens déportés par le Canada, mais il ne pensait pas que le pays avait les moyens de les recevoir. D’après Rodrigue, l’ouragan Matthew a détruit 32% de la richesse nationale d’Haïti l’année dernière. «Ce n’est pas que nous sommes prêts ni contents ou que nous avons les moyens de les recevoir», a déclaré Rodrigue.
Des millions d’Haïtiens n’ont pas les moyens de payer les factures d’électricité: ils s’en passent ou alors se branchent illégalement au réseau. Le gouvernement haïtien et le FMI parlent de «vol», dans un pays où le taux de chômage est au moins de 30% et plus de la moitié de la population survivent avec moins de 1,25$ par jour.
Haïti n’a pas de réserves d’essence, dont il importe la majorité du Venezuela à travers le programme Petrocaribe: une livraison qui n’a pas lieu peut donc avoir des conséquences catastrophiques. Des centaines de milliers de foyers cuisinent au charbon.
Alors que l’industrie du textile n’emploie que 41.000 travailleurs, l’Union européenne – en plus des États-Unis et du Canada – est à la recherche d’une main-d’œuvre à bon marché. Lors d’une table ronde en septembre 2016 sur les «Micro-Parcs industriels», le ministre du Commerce et de l’Industrie d’alors, Jessy C. Petit-Frère, se vantait d’avoir obtenu une subvention de 189 millions de gourdes haïtiennes de l’UE en 2016 et qu’il allait l’utiliser pour des parcs industriels dans des industries incluant le tourisme, l’agriculture, l’énergie et la pêche.
Le 19 mai, des travailleurs du textile au parc industriel SANOPI à Port-au-Prince sont entrés en grève, demandant une augmentation du salaire minimum quotidien de 300 à 800 gourdes (équivalent alors 12,70 $US). Le gouvernement a d’abord offert une augmentation de seulement 35 gourdes, qu’il a ensuite augmentée de 15 gourdes le 27 juillet. Le montant final, 350 gourdes par jour dans un pays avec un taux d’inflation de plus de 15%, persiste.
Les syndicats ont ensuite déclenché une semaine de grèves débutant le 31 juillet, mais ont été confrontés le premier jour par la PNH (Police nationale d’Haïti) qui avait déployé au moins trois véhicules de police devant chaque usine. La grève a ensuite été annulée.
Le gouvernement a promis une piètre subvention pour les repas des travailleurs – réduisant le coût par travailleur de 75 gourdes à 40 – afin d’avoir une excuse pour maintenir le salaire minimum bas. Un repas de 40 gourdes représente plus de 10% du salaire minimum quotidien. Lors d’une conférence de presse le 7 juin, le ministre des Affaires sociales et du Travail Roosevelt Bellevue a également promis un contingent de 300 autobus qui transporteraient les travailleurs du textile entre leur domicile et le travail gratuitement. En réalité, cette manigance bénéficiera aux employeurs, dont les coûts de main-d’œuvre demeureront criminellement bas pendant que le gouvernement subventionne les transports.
À la fin de 2013, quand les travailleurs manifestaient pour une augmentation du salaire minimum à 500 gourdes – le gouvernement en avait offert seulement 225 – les propriétaires d’usine se sont plaints du fait que les salaires actuels étaient déjà quatre fois plus élevés que ceux du Bangladesh. D’après le Guardian, les patrons sont allés jusqu’à publier une lettre ouverte aux travailleurs sur la nécessité de maintenir la «compétitivité d’Haïti».
Le gouvernement a passé des années à construire une force de la PNH de 15.000 policiers pour remplacer la force de «maintien de la paix» de l’ONU qui est détestée, la Mission de Stabilisations des Nations Unies en Haïti (MINUSTAH), qui devrait se retirer en octobre. Il va également rétablir l’armée du pays, les Forces armées d’Haïti (FAD’H), qui entreront bientôt en fonction. Les FAD’H, un pilier de la dictature sanglante de Duvalier ont été démantelées par Jean-Bertrand Aristide en 1995, mais leur reconstitution a été entamée par Michel Martelly en 2011. Une campagne de recrutement a été diffusée largement en juillet: les recrues devaient être célibataires et posséder un «Certificat de bonne vie et mœurs» de la PNH.
Les instructions données par le premier ministre au ministre de la Défense Hervé Denis incluent: «assurer la défense du littoral; protéger les frontières maritimes; surveiller le territoire maritime; soutenir les autres composantes de l’armée nationale; assurer des patrouilles maritimes.» En d’autres mots, les FAD’H empêcheront las pauvres et désespérés de quitter leur pays par bateau. Empruntant à la propagande gouvernementale américaine, les FAD’H conduiront leur mission sous le prétexte de lutter contre le trafic de drogues et le terrorisme.
Denis a commencé sa carrière politique en 1969 dans le régime de Duvalier et en 1985 il a été désigné ministre du Travail et des Affaires sociales par Jean-Claude «Bébé Doc» Duvalier. D’après sa biographie, cette position lui aurait permis de «développer des relations étroites avec les employeurs et les syndicats afin de renforcer les liens entre ces institutions».
Le 20 juillet, Le Nouvelliste a publié un long commentaire de Prosper Avril en appui à la nouvelle armée. Celui-ci était un général de Duvalier qui avait pris le pouvoir après le massacre de St-Jean Bosco en 1988 et dont le règne d’un an a été reconnu pour la torture qu’il pratiquait. Dans l’article, Avril présente une liste détaillée des tâches de la nouvelle organisation.
Les forces de la MINUSTAH ont apporté le choléra à Haïti en 2010 et, d’après un article récent de l’Associated Press, elles ont commencé à exploiter sexuellement des enfants haïtiens peu après l’arrivée de la mission en 2004. Malgré l’aveu des crimes et des promesses de réformes de la part de l’ONU, l’exploitation sexuelle par ses troupes avait encore lieu en 2016.
Même si le taux d’infection de choléra diminue, plus de 7600 cas suspectés ont été rapportés dans les six premiers mois de cette année. Même si ses propres épidémiologistes avaient publié un rapport moins de deux ans après les premiers signes d’épidémie prouvant que les soldats de l’ONU étaient responsables, Ban Ki-Moon a refusé d’admettre ce fait jusqu’à l’an dernier. L’ONU a ensuite promis un fonds de 400 millions $ pour combattre l’épidémie, mais d’après Foreign Policy, seulement 2,7 millions $ étaient disponibles au 1er juin de cette année. Le gouvernement Trump a refusé de verser un sou au fonds.
La République dominicaine a augmenté sa présence militaire sur la frontière entre les deux pays en anticipation du retrait de la MINUSTAH. D’après Dominican Today, le ministre de la Défense Ruben Dario Paulino a fait une tournée sur la frontière le 9 août et averti Haïti qu’ «une armée sert a défendre son territoire, non pas à en envahir un autre». Depuis juin 2015, près de 200.000 personnes ont été déportées de la République dominicaine vers Haïti ou sont revenues elles-mêmes sous la menace de la déportation.
Ayant remporté une élection avec un taux de participation de seulement 20% des électeurs, Moïse est bien conscient que la société qu’il dirige est une poudrière sociale. Les États-Unis – qui ont déployé seulement 200 marines après l’ouragan Matthew, comparativement aux dizaines de milliers de soldats envoyés après le tremblement de terre de 2010 – s’attendent à ce qu’il s’appuie sur la PNH et les FAD’H. Ils surveillent néanmoins son gouvernement de près: en juin, le ministre de la Défense Denis a été convoqué à Washington pour rencontrer le Congrès des États-Unis et l’Inter-American Development Bank concernant les frontières maritimes d’Haïti.
Moïse, un ancien secrétaire général de la Chambre de Commerce et d’Industrie d’Haïti, maintient des liens étroits avec la bourgeoisie haïtienne, incluant Reginauld Boulos et André Apaid Jr., l’un des plus importants patrons du textile de Port-au-Prince.
La misère que fuient les immigrants haïtiens est le résultat direct de plus d’un siècle d’oppression impérialiste américaine, qui a suivi un siècle de revanche française pour la révolution de 1804.
En décembre 1914, dans ce qui fut un prélude à l’occupation de 20 ans du pays par les États-Unis, les marines américains de l’USS Machias s’emparèrent de 500.000 $ du fonds de réserve d’Haïti et les ramenèrent à New York. Depuis cet acte d’agression jusqu’à l’appui de Reagan pour «Bébé Doc», jusqu’au coup d’État de 2004 contre Jean-Bertrand Aristide, les États-Unis sont responsables des crimes de l’élite dirigeante d’Haïti.
WSWS 16 août 2017