L’opposition plurielle est-elle en ordre de marche ? Cette question fait débat depuis la signature d’un accord entre les différentes entités de l’opposition qui se battent depuis trois mois contre la présence du Président Jovenel Moïse au Palais national. Selon toute logique, cette interrogation n’aurait pas dû être de l’actualité puisque la démarche qu’a entreprise la quasi-totalité des organisations sous la supervision de la « Passerelle », une Commission mise en place par la Société civile sous le nom de Commission de Facilitation, devrait obtenir un large consensus au sein de la population, tout au moins au sein d’une grande partie de la société qui, visiblement, aurait souhaité la démission du locataire du Palais national avant la fin de son mandat en 2022. Et pourtant !
Et là, c’est le vrai paradoxe de cette opposition qui, à chaque fois qu’elle tente de paraître unie devant le pouvoir qu’elle prétend combattre, laisse planer le doute sur sa capacité à assurer la transition dans l’hypothèse d’un départ précipité du chef de l’Etat. Il y a deux semaines, c’était pratiquement l’euphorie parmi les responsables de l’opposition plurielle qui pensaient que le syndrome, d’autres diraient le venin de la division, était derrière eux. Et pour cause. Réunis à l’hôtel Marriott de Port-au-Prince durant trois jours en vue de trouver une entente collective sur la marche à suivre face au régime Tèt Kale, tous les principaux chefs de l’opposition se sont mis d’accord pour signer un document intitulé l’ « Accord de Marriott » qui reflète plus ou moins la manière dont chaque organisation voit la sortie de la crise. Tous ont reconnu que le point central, le dénominateur commun qui les lie est leur souhait de faire partir Jovenel Moïse au plus vite du Palais national.
Car, après tout, celui-ci demeure l’adversaire commun avec qui personne ou presque ne veut s’asseoir afin d’entamer un dialogue impossible que toute la Communauté internationale et particulièrement les Etats-Unis d’Amérique et la France demandent. Mais, si avant l’ouverture de la rencontre de Marriott certains étaient optimistes et pensaient que tout devait aller très vite pour faire partir Jovenel Moïse, à la fin des travaux c’est carrément la déception pour d’autres qui voient finalement que l’on n’est pas plus avancé dans le travail. Du coup, au sein de l’opposition comme au sein de la société haïtienne, deux clivages se sont constitués comme s’il n’y avait pas un avant et un après Marriott. En fait, certains ont compris que le document ou l’Accord signé entre les parties prenantes dont l’objectif est de lancer le processus ou le mécanisme de la mise en place des autorités devant se substituer aux autorités en place est un moyen pour faire passer le temps peut-être même le temps de trouver l’astuce pour entamer le dialogue avec le pouvoir que les radicaux de l’opposition ont toujours refusé. Pour d’autres, cet Accord n’est ni plus ni moins qu’un piège pour tous ceux qui ont contribué à mener la lutte au point du non retour, c’est-à-dire mettre le Président Jovenel Moïse dos au mur.
Dès l’ouverture de la séance de la « Table de Concertation » du vendredi 8 novembre 2019, l’opposition plurielle s’accorde sur la mise en place d’un gouvernement de transition et bien entendu un contre-pouvoir ayant l’autorité et la capacité de contrôler ce gouvernement post-Jovenel Moïse et suivi de tout un ensemble d’autres actions à mettre en place. En réalité, c’est la modalité pour chasser le Président du pouvoir qui demeure le nœud du problème. On se rappelle que depuis quelques mois la branche de l’opposition conduite par le groupe d’André Michel et de Nènel Cassy dénommée « Alternative Consensuelle pour la Refondation d’Haïti » avait déjà proposé presque exactement ce qui est sorti de la rencontre organisée par la « Passerelle » afin d’aboutir à la démission du Président Jovenel Moïse. C’est la peur de rester en dehors du centre de décision qui a poussé certains de la Société civile à monter en catastrophe une structure parallèle à la Commission de Passation des pouvoirs issue de l’Alternative et du coup c’est cette organisation parallèle, la « Passerelle » qui semble prendre les commandes de l’opération tout en guidant les pas de l’opposition politique.
Et, finalement, personne ne sait dans quelle direction la « Passerelle » entend mener ceux qui ont déjà fait le gros du travail pour la mobilisation contre le pouvoir. En tout cas, ce sont les responsables de la « Passerelle » qui ont pu monter les Rencontres de Marriott qui ont abouti à ce qu’ils appellent : « Table de Concertation ». Depuis, les observateurs ont constaté une sorte de régression dans les démarches de l’opposition politique, une sorte de « stand-by », ce qui a pour conséquence une baisse de tension dans la mobilisation. D’où l’inquiétude de certains opposants et même la crainte de voir l’élan et l’enthousiasme qu’avait l’ « Alternative Consensuelle pour la Refondation d’Haïti » au début du mouvement s’estomper afin de s’aligner sur les nouveaux partenaires et autres organisations qui, depuis longtemps, se la jouent modérément devant le pouvoir. C’est la raison pour laquelle certains militants et responsables politiques de la première heure parlent de piège dans lequel les radicaux seraient tombés.
Pour d’autres, cet Accord n’est qu’un piège pour tous ceux qui ont contribué à mener la lutte au point du non retour, c’est-à-dire mettre le Président Jovenel Moïse dos au mur.
Et ils se demandent où étaient des organisations comme « Mache Kontre de Rosemond Pradel», « Forum Patriotique de William Jeanty », « Bloc Démocratique de Victor Benoît» et même le Parti Fanmi Lavalas de Maryse Narcisse qui était très timide en dépit de la mobilisation générale de la population sous la houlette des « historiques » de l’opposition qui ont su tenir jusqu’à rendre le départ de Jovenel presqu’inévitable. D’ailleurs, certains militants ne se sont pas trompés et ne se laissent pas mener en bateau comme les anciens leaders qui se sont fait rattraper par les nouveaux venus ; ceux qui ont pris le train en marche voire au moment où il était sur le point d’atteindre sa destination finale, en clair obtenir la démission de Jovenel Moïse. Ces militants et opposants venus des Organisations Populaires (OP) de différents bidonvilles de la région Métropolitaine de Port-au-Prince avaient pris d’assaut, dès le premier jour, la salle de séance où ont eu lieu les rencontres.
De fait, ils ont forcé la main aux organisateurs qui leur ont attribué cinq (5) places afin de prendre part aux discussions de Marriott. Il ne faut pas oublier que c’est grâce à ces opposants historiques que les cinq sénateurs ont pu tenir tête au pouvoir jusqu’à l’empêcher de faire le déplacement au Pont Rouge le 17 octobre 2019 pour rendre hommage à l’Empereur Jean-Jacques Dessalines, le Fondateur, assassiné le 17 octobre 1806, tant la mobilisation était intense. Et c’est toujours ces mêmes opposants déterminés qui ont mis au défit par deux fois consécutives (2018 et 2019) le Président de la République de se rendre sur le Site de Vertières, au Cap-Haïtien, pour célébrer la victoire de la dernière bataille contre les Français le 18 novembre 1803 avant l’indépendance d’Haïti. Bizarrement, la signature de l’accord arrachée par la « Table de Concertation » le dimanche 10 novembre 2019 au local de la CTH (Confédération des Travailleurs Haïtiens) à Pétion-Ville entre les principales organisations de l’opposition plurielle signe aussi un répit pour le Président Jovenel Moïse et une accalmie temporaire dans la mobilisation contre le pouvoir PHTK.
Or, c’est exactement ce que cherchaient certains leaders de l’opposition dite modérée qui ont toujours prôné le dialogue avec le Président et se sont opposés à toutes manifestations dites dures comme le réclamaient la branche des sénateurs Youri Latortue et Sorel Jacinthe de l’opposition dite institutionnelle ou celle de Maître André Michel et Nènel Cassy du Secteur Démocratique et Populaire (SDP), etc. Certains militants reprochent même à la patronne de la Fusion des Sociaux Démocrates, Edmonde Supplice Beauzil, aujourd’hui l’une des chefs de file de « Mache Kontre », de vouloir stopper l’opposition radicale dans sa course et de vouloir profiter de l’avancée de ceux qui ont conduit la bataille jusqu’alors pour se mettre en avant afin de se ranger aux côtés des futurs vainqueurs. D’autres s’en prennent aussi à Maryse Narcisse, la cheftaine du Parti Fanmi Lavalas qui n’ose même pas signer l’accord de Marriott alors qu’elle prétend que son Parti est pour la mobilisation et pour le départ de Jovenel Moïse. Il est vrai que la doctoresse a toujours été très floue dans ses positionnements et l’attitude de son organisation politique durant ces années d’opposition au pouvoir. Or, elle et son Parti n’ont jamais reconnu officiellement l’élection de Jovenel Moïse à la présidence d’Haïti.
Le plus curieux dans cette guerre de positionnement face au pouvoir, c’est que les observateurs s’étonnent devant le radicalisme de l’homme d’affaire Réginald Boulos devenu depuis peu homme politique et patron du Mouvement Troisième Voie (MTV). Cet enfant gâté du « Système » qui en a profité jusqu’à l’étranglement et qui avait mis toute sa fortune au service du « Système » pour l’élection du candidat du PHTK en 2016 est aujourd’hui l’un des plus ardents opposants de celui qu’il a fait « Roi ». Le docteur Réginald Boulos n’en démord pas, la mobilisation doit continuer jusqu’à la chute de son ancien protégé. Si depuis des mois l’opposition plurielle poursuit la mobilisation à travers manifestations des rues et autres blocages du pays tout en mettant en place les structures pour assurer la transition au départ du Président Jovenel Moïse, depuis l’arrivée de la Société civile dans la bataille de la transition la donne a en quelque sorte changé. Même Youri Latortue reconnaît qu’ils ont consenti des sacrifices vis-à-vis des autres organisations afin de conclure une entente. Elles étaient nombreuses naturellement ces organisations dont on entend les noms pour la première fois à l’hôtel Marriott durant les journées de rencontre bien que certains des responsables soient des vieux de la vieille de la politique haïtienne.
La majorité de ces mouvances de circonstance est inconnue de la population ; pourtant elle est très active dans la mobilisation ces derniers temps. Du professeur Victor Benoît du Bloc Démocratique à Bernard Craan de la société civile, membre de la « Passerelle » sans oublier Volcy Assad le leader de l’organisation ODEP, tous se sont réjouis de cette initiative de la « Passerelle » dont le porte-parole Lemète Zéphyr pour qui « les Haïtiens peuvent se mettre ensemble pour réussir de grande chose ». Du monde, en effet, il y en avait lors de ces trois jours qui devaient changer le cours de l’histoire de l’opposition plurielle contre le régime Tèt Kale à l’hôtel Marriott. Même la diaspora haïtienne avait ses représentants bien que personne ne sache qui leur avait donné mandat et s’ils représentaient l’ensemble de la diaspora ou uniquement les Haïtiens d’Amérique.
Cet Accord en vérité est un vrai-faux Accord dans la mesure où il ne comprend rien de nouveau : un Président provisoire choisi parmi les juges de la Cour de cassation, un Premier ministre tiré de l’opposition plurielle ; sauf que ses deux plus hauts personnages du pouvoir de transition et une organe de surveillance seront désignés par un Comité issu des cinq entités ayant signé l’accord. A cela il faut ajouter deux membres de la « Passerelle », donc de la Société civile à titre d’observateurs. D’ailleurs, après cinq jours de discussion, semble-t-il, intense entre les signataires, ils sont parvenus à désigner leurs délégués devant travailler sur les critères pour choisir les futurs membres de l’exécutif de la Transition. Ils se nomment : Génard Joseph pour Mache Kontre, Jean Robert Bossé représente Opposition institutionnelle, Camille Fièvre pour l’Alternative Consensuelle, Jean William Jean pour Forum Patriotique, Victor Benoît lui représente le Bloc Démocratique. Enfin, Sabine Lamour et Eric Balthazar doivent représenter la fameuse Société civile, maître d’œuvre de toute cette affaire.
Ce que l’on ne comprend pas, en dépit d’un nombre impressionnant d’organisations et de membres de la Société civile, c’est que le document n’ait été paraphé que par seulement cinq (5) organisations – Opposition institutionnelle, Forum Patriotique de Papaye, Bloc Démocratique pour le Redressement National, Alternative Consensuelle pour la Refondation d’Haïti et Mache Kontre – qui sont certes des Plateformes d’organisation mais c’est peu quand on veut faire une démonstration de force afin de séduire l’opinion publique, impressionner le « Core Group » et envoyer l’image d’une large coalition politique contre le pouvoir. Ce document appelé « Entente Politique de Transition » devrait être le moteur de la transition et surtout le socle devant permettre la chute de Jovenel Moïse dans un avenir proche. Mais, en fait, rien n’est moins sûr. Il se trouve qu’on a l’impression que le pouvoir reprend petit à petit la main et revient dans le débat.
Dans la semaine qui a suivi la signature de l’Accord Marriott, Jovenel Moïse n’a jamais rencontré autant de monde au Palais national dans le cadre de la résolution de la crise dont le but est de sortir avec un gouvernement de consensus, ce qu’il a toujours promu. Alors qu’il y a quelques semaines encore personne n’aurait parié un centime sur la longévité du Président de la République au Palais national voire pour s’asseoir avec lui. Alors, qu’est-ce qui s’est passé entre-temps ? Pour le moins curieux que cela puisse paraître, depuis cette fameuse rencontre de l’hôtel Marriott, Jovenel Moïse table encore une fois sur la désunion au sein de l’opposition plurielle pour durer. Et cela marche dans la mesure où certains membres de l’opposition prennent nettement leur distance avec l’« Entente Politique de Transition » pour la simple raison qu’elle est trop confuse et peu claire. Surtout que beaucoup au sein de cette « Entente Politique Nationale » œuvrent ouvertement à travers une frange de la Société civile pour le dialogue avec le Président depuis qu’ils ont constaté que Washington n’est pas prêt de lâcher son allié Jovenel qui fait preuve d’une résistance inattendue. Alors que, pour les plus radicaux, tout dialogue avec le Président est inutile.
On a aussi constaté qu’en dépit de cette « Entente », l’opposition n’a jamais aussi bien porté son nom d’« opposition plurielle ». Les violons s’accordent de moins en moins et la mobilisation s’estompe peu à peu comme si les protestataires veulent marquer une pause dans la lutte. Or, il n’y a pas pire dans une campagne de mobilisation générale contre un régime que de lui laisser le temps de se ressourcer et de prendre de l’énergie. C’est pourquoi certains s’interrogent sur la capacité de l’opposition politique à reprendre avec la même vigueur la campagne de manifestations contre le Président Jovenel Moïse qu’elle avait lancée ces derniers mois. D’autres se demandent si elle est toujours en ordre de marche après les rencontres de Marriott. Le fait de trouver un consensus sur la méthodologie pour arriver à désigner un juge de la Cour de cassation n’apporte rien qui puisse donner du tonus à l’opposition puisque cette décision si elle n’est pas nouvelle ne fait toujours pas l’unanimité au sein de la grande famille de l’opposition.
Jusqu’au moment où nous écrivons ces lignes, un Parti comme Lafanmi Lavalas ne veut toujours pas entendre parler de Juge de la Cour de cassation, une option qui pousse Maryse Narcisse à faire cavalier seul bien qu’elle était présente lors des journées de la « Table de Concertation ». D’autres organisations présentes, entre autres le RDNP de Mirlande H. Manigat et de Eric Jean Baptiste, ne l’ont pas signé. Tandis que le PHTK, le Parti au pouvoir qui était lui aussi invité à ces rencontres ne fait qu’ironiser l’Accord que certains de ses hauts responsables ne cessent de banaliser et de critiquer. Pour le Secrétaire général du PHTK, Liné Balthazar, cet Accord est juste un document de travail. Paradoxalement, Jovenel Moïse paraît moins menacé qu’il y a quelques jours. Même si le pays reste un peu « lock », les manifestations de rue se font de plus en plus rares et on enregistre de moins en moins de monde lors des rassemblements de contestation. C’est comme si les soldats commencent à être fatigués et que les pieds deviennent de plus en plus lourds.
Or, une fois le calme revenu, ce sont les activités qui reprennent au centre-ville de Port-au-Prince et dans les institutions publiques et privées. C’est aussi le signe d’une situation qui revient à la normale après des mois de blocage total du pays. Dans ces conditions, difficile pour les responsables de l’opposition de croire que leur plan qui consiste à provoquer la démission du Président puisse être exécuté. La pression de la rue n’existe presque plus. Alors que l’opposition dite radicale était sur le point de faire capituler Jovenel Moïse qui était à deux doigts de jeter l’éponge. Qu’est-ce qui s’est passé ? Et d’où vient le blocage ? En vérité, l’opposition politique s’est fait piéger quand, sous la pression des organisations de la Société civile, elle a accepté de mettre en veilleuse la « Déclaration d’Oloffson », le programme dans lequel elle avait déjà tout prévu y compris le mécanisme pour la prise du pouvoir. En effet, les responsables de l’opposition ont oublié cet adage : « on ne peut pas plaire à tout le monde ».
En acceptant d’aller sous pression à la « Table de Concertation », les leaders de l’opposition ont compromis gravement la suite de leur mouvement et leur objectif final qui est le renversement de Jovenel Moïse qui, dans un moment, avait de grand doute sur sa capacité à garder plus longtemps un pouvoir fortement contesté par une large majorité de la population. L’option et l’orientation que prend la « Table de Concertation » peuvent en réalité signifier l’échec de l’opposition politique, en tout cas pour le moment, face à Jovenel Moïse. Sauf si elle décide de reprendre son indépendance vis-à-vis de la Société civile et dénoncer l’Accord. Ainsi, elle pourra reprendre la lutte contre le pouvoir de la manière dont elle l’avait commencée dès le début. Sinon, le Président Jovenel Moïse peut être tranquille avec le soutien de la Communauté internationale et le comportement marron de certains de la Société civile infiltrés au sein de l’opposition politique pour mieux la noyer. Et, avec ce répit inattendu, il pourra aussi terminer son mandat qui sera seulement plus mouvementé que celui de son prédécesseur et mentor, Michel Joseph Martelly.