Si le peuple est souverain, mettons-nous à son écoute !

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Le «peuple souverain», fondateur en dernière et en première instance de la politique, a fait signe vers un autre faire politique qui doit prendre en charge la juste redistribution, l'égale répartition du bien commun

Ban m yon ti limyè
Ban m yon ti limyè
Pou m wè sa kap pase.
Manno Charlemagne

Si le peuple est souverain, ses actions sont fondatrices d’ordre politique nouveau.  Toute expérience de démocratie postule avec évidemment des nuances liées aux mœurs politiques et culturelles des sociétés ce principe que nous désignons de principe de fondationnalité de la démocratie (ce principe conditionne tous les autres: principe du multipartisme, principe d’élection ou de liberté de choix, etc.).  De ce point de vue,  les événements des 6 et 7 juillet appellent une fondation nouvelle du vivre-ensemble haïtien, trop longtemps installé sur l’inégalité, l’injustice et les techniques d’altération des formes d’estime de soi qui maintiennent les hommes dans leur humanité. Tout indique dans les mobilisations de juillet un signalement vers deux choses : en finir avec l’apartheid et procéder à l’instauration d’un ordre social de justice, d’égalité et d’égale possibilité pour chacun de se réaliser, de restaurer les affectivités froissées par les distorsions politiques, économiques, etc.

Les récriminations nostalgiques, qui se parent de considérations moralisantes ont caché mal leur mécompréhension de la situation et mettent au grand jour leur affection pour un ordre séculier de production incessante d’êtres de trop ou jetables,  sorte de déchets humains qui font honte à la vie digne, à l’humaine nécessité de vivre en dignité.

Quand le peuple a faim, la richesse des riches n’a aucun sens, elle devient indécence.

Le «peuple souverain», fondateur en dernière et en première instance de la politique, a fait signe vers un autre faire politique qui doit prendre en charge la juste redistribution, l’égale répartition du bien commun, lequel commun est disponible non pour la jouissance d’un groupe convaincu d’un quelconque droit divin ou naturel à la jouissance privilégiée et sans partage.

On s’étonne des actes de pillage. Des voix prétendument autorisées se lèvent pour vilipender des chairs affamées, épuisées d’attendre les promesses vides d’une politique de mensonge qui a fini par détruire le véritable sens d’être ensemble: la créance dans la parole donnée. Que peut-être la vie politique si la foi dans la parole donnée est ruinée à force de promesse non tenue ?  Certains,  ces insensibles à la misère nue des «pauvres gens», des «gens du sous-sol» embourbés dans la vie précaire, ces jouisseurs en contexte de crasses, sorte de charognards qui se délectent de la puanteur de la ville,  des «cités»,  sont estomaqués de la colère du peuple et lancent des vociférations comprises d’eux seuls comme des jugements moralisateurs intimant au peuple l’ordre d’être sage. La sagesse ne serait-elle pas superflue face à l’injustice, à l’exploitation et au mal du mépris ? Ces apôtres de la soumission aux politiques de déshumanisation n’ont pas le sens de l’humaine condition dont le fond est la dignité, l’estime de soi,  le désir d’être traité comme une personne, dont la grandeur est absolue, non relative à quoique ce soit. Ceux-là, chiens de garde des riches indécents, qui ont fait fortune dans la crasse en entassant crotte de chien et dollars, boue puante et gourdes pourries, devront recevoir la haine du peuple.

On s’étonne des actes de pillage. Des voix prétendument autorisées se lèvent pour vilipender des chairs affamées, épuisées d’attendre les promesses vides d’une politique de mensonge

Des riches sans fierté de la richesse. Leurs fortunes ne circulent pas, sont entreposées dans des coffres. Ils contemplent leurs fortunes et se croient plus beaux que Narcisse. Voilà. Ils se noient dans leur fortune… Qu’ils se noient dans le fond abyssal du peuple souffrant. Pour la première fois l’argent ne luit pas. Il enténèbre, il fait peur, puisqu’il produit terreur, stupeur et douleur. Ces riches qui ont honte d’eux-mêmes, qui creusent des fosses dans leur matelas pour se protéger de richesse injustement acquise.

Quand le peuple a faim, la richesse des riches n’a aucun sens, elle devient indécence. Elle prend la forme de l’insulte, de la provocation.  D’une part, la richesse prend sens du fait qu’elle produit des conditions d’épanouissement du plus grand nombre d’hommes et de femmes. En ce sens, elle fait honneur à l’humanité et se justifie par la mise en œuvre d’institution qui se charge de l’amélioration de la condition humaine toujours exposée au dénuement. D’autre part, cette richesse ne serait que vanité, futilité d’une dynamique d’entassement de ce qui ne dure que le temps de quelques générations. Si la richesse n’atteint pas l’idéal d’humanité, il faut croire qu’elle n’est qu’orgueil d’une âme vidée de son essence, du désir d’éternité. Joindre la richesse à la noblesse de l’immortalité en œuvrant au bien-être de tous, telle est la vocation du riche. Un tel idéal met l’avare à mal, lui qui a l’âme trop exigüe, contigüe à son argent, qu’il est incapable de s’élever à la hauteur de la générosité, qui est le devoir de l’être-homme-ensemble dans la précarité fondamentale de l’existence. Ainsi aurait-on rencontré la perspective éthique du divin, ainsi deviendrait-on expression de la divinité, ultime générosité de l’être qui se donne entièrement à nous pour notre plénitude.

On croit à tort que l’égalité est un produit de la vie sociale, l’égalité est la condition essentielle d’être ensemble; elle précède tout ordre social en lui donnant sens. C’est pourquoi manquer à son institution condamne tout ordre socio-politique à connaître l’interminable instabilité de la violence. Tout ce qui distord l’ordre d’égalité produit dans la sphère de la politique une dynamique qui l’annule et la dissout en son contraire, en une jungle. Ainsi tout traduit la dissolution de la politique. Quand c’est le peuple qui dissout l’ordre d’injustice de la classe des riches,  de la classe des rentiers, il en appelle au rétablissement de l’ordre d’égalité, à l’ordre véritable de la politique dont le sens est l’égale condition de réalisation de soi de chacun, indépendamment de son appartenance à une généalogie ou une sociohistoire quelconque. La démocratie promeut un seul principe de privilège, le principe de citoyenneté. C’est dans cette perspective qu’il faut procéder à un travail de pensée qui sera guidé par le souci d’instituer un style unifié de citoyenneté pour couper court aux plusieurs régimes de citoyenneté qui ont inspiré les politiques d’éducation et de santé dans l’histoire sociale et politique d’Haïti.

Des bavardages insipides présentent la colère populaire comme manifestation de barbarie…

Il est surprenant d’observer que les “indices” auxquels ont donné lieu les événements des 6 et 7 juillet ont été couverts de bavardages et non de pensées. Aucune pensée pour sauver le malaise social profond auquel est confronté l’Etat haïtien. Que de bavardages! Pourtant, on devra d’abord entreprendre un diagnostic rigoureux et patient, sans complaisance à l’égard d’aucun maître et seigneur, ensuite proposer la mise en place de véritables correctifs pour redresser l’ordre social tordu, qui a produit les souffrances les plus ignominieuses, les conditions de vie les plus avilissantes.

Des bavardages insipides présentent la colère populaire comme manifestation de barbarie, d’autres s’usent sur des envolées politiciennes renvoyant la revendication fondamentale d’un régime d’égalité à une simple affaire de faim. En s’en prenant au Parlement, le symbole de sa souveraineté représentée, le peuple signifie la nécessité d’un nouvel ordre politique, marqué par le refus de l’accumulation-exploitation-spoliation (que représente Boulos, qui devient la figure paradigmatique de l’enrichissement honteux). Tous s’interdisent d’aborder le nœud de la question, qui peut prendre cette formulation: quel est le sens du vivre-ensemble haïtien dans un contexte de prédation révoltante ?  Pourquoi sommes-nous encore ensemble dans la société haïtienne, quand le fait d’être ensemble ne profite qu’à quelques uns? À quoi sert l’Etat haïtien s’il est du côté des prédateurs, de ceux qui mettent la vie des citoyens en danger ?

Historiquement, il est remarqué que la société haïtienne s’est constituée sur un déséquilibre fondé sur la propriété et le sang ou la couleur de peau, sur l’économie et la biologie.

Quand l’économie rencontre la biologie pour inventer la politique, elle produit un monstre, la hiérarchie parmi les hommes, la naturalisation des rapports sociaux.

Ceux qui ont eu la couleur de peau et la propriété ont eu avec eux les appareils d’Etat de contrainte et de jouissance. Ceux qui n’ont pas eu la couleur de peau et la propriété ont toute la misère avec eux: leur domination a trouvé son fondement dans leur “race”. Certains d’entre eux sont contraints de partir à  Cuba, en République dominicaine, de se conspuer dans les bidonvilles des DOMs français (Guadeloupe, Martinique et Guyane), de la France métropolitaine, des Etats-Unis et du Canada, actuellement du Brésil et du Chili. Ils sont devenus la plèbe du monde,  fils et filles d’africains que d’aucuns, les ayant droit, héritiers des colons et de la couleur épidermique, pensent qu’il faudra renvoyer à leur terre d’origine, l’Afrique. Donc, la société se divise entre propriétaires de cette terre et  les esclaves qui doivent la travailler, entre ceux qui s’emmurent de leur privilège de toutes sortes et ceux abandonnés à la rue, à la mendicité chronique, à la souffrance d’être. Ceux-là sont déniés du fait de deux choses : ils revendiquent un ordre d’égalité sur quoi fonder leur désir de liberté, ils se refusent à travailler au profit d’autres (travailler pour soi représente pour eux la seule condition de se récupérer, de retrouver après le long périple de l’esclavage leur corps affecté de mille maux); ils se refusent à se faire exploiter,  en souvenir du système colonial dévoilé,  et font le choix de l’errance et de la culture de subsistance. Bref, ils résistent. Au fond, un principe gît au cœur de cette pratique de marronnage: tant que l’on ne s’entend pas sur le principe d’égalité, à chacun sa société.

Ceux qui ont eu la couleur de peau et la propriété ont eu avec eux les appareils d’Etat de contrainte et de jouissance.

La dynamique sociohistorique aidant, les contraintes socioéconomiques ont forcé une malencontre, une mauvaise rencontre des deux groupes dans les périphéries des villes, au nom de l’exploitation-usure pour l’un, la survie pour l’autre. Ce fût d’abord, conséquence de l’échec de la culture de subsistance, ce fut aussi l’échec de la politique de la rente qui a besoin de la voie de sous-traitance pour se renouveler. Cette rencontre inopportune conduit à une dynamique macabre de déni réciproque et de soutien paradoxal. Une liaison tendue, faite de mépris, de haine de soi, structure les formes de vie sous le fond de l’incorrigible inégalité qui trouve sa matière de fructification dans les miettes entassées par le groupe de riches rentiers, de revendeurs moyens (ailleurs, je les ai nommés quincaillers qui se prennent pour entrepreneurs) du capitalisme international. Tous les matins, quand l’ouvrier va à la SONAPI ou à une entreprise quelconque, privée ou publique, il creuse l’écart, il s’enterre de la boue du système d’usure. Il s’use en structurant davantage l’inégalité, il conforte l’ordre d’injustice en cherchant à «gagner» sa vie. Le système d’inégalité se maintient de l’inégalité. La seule issue est de le démanteler.

Ce court récit, rapide, schématique, permet par ailleurs de restituer l’essentiel de cette dynamique d’inégalité et d’injustice qui a été contesté les 6 et 7 juillet. Contester, c’est-à-dire, passer à un nouvel ordre social, politique et économique en ayant à l’œil l’atavisme raciste qui a la vie dure et risque de revenir sous d’autres formes.

Si le peuple est souverain, ses revendications jouent la fonction de légitimation. Ce qui est à légitimer,  ce n’est pas les casses ou les pillages qui sont des épiphénomènes d’un malaise plus profond : le besoin d’un ordre sociopolitique capable d’assurer la pleine réalisation de chacun, en dehors duquel l’ordre social politique et économique n’a pas de raison d’être et dont personne ne doit tirer plus de profit que d’autres. Voici le sens le plus fondamental des mobilisations de la première semaine de juillet : dans un système d’injustice, la sécurité n’est jamais assurée entièrement. Personne ne saurait en jouir définitivement.  Avoir les appareils de coercition ne garantit pas la paix de ceux-là qui les détiennent. L’appauvrissement et l’enrichissement que produit l’inégalité manque de justification de droit, même s’ils prennent appui sur le fait des forces répressives. Ce qui produit une illusion politique qui nourrit toutes les pratiques de politique de répression: la force véritable est celle de la “multitude”, imprévisible, surprenante et redoutable dans son déploiement.

Quand le peuple se meut en multitude en vue de revendiquer les pratiques de spoliation, de corruption et de concussion, seul le changement d’orientation politique en direction de l’assainissement moral des pratiques peut restaurer son statut de peuple souverain.  Autrement,  il se fonde dans son propre mouvement qui devient imprévisibilité,  instabilité et impulsion débordante. Ne pas comprendre ce principe de fondation démocratique, c’est encourir le risque de se perdre dans une situation de tumulte, de turbulence politique où se pose la question du sens de l’Etat,  c’est-à-dire de la raison d’être ceux qui l’habitent et lui donnent crédibilité. C’est surtout encourir le risque du désenchantement de la politique qui conduira inévitablement à son contraire, l’anomie,  à l’absence de figure de respectabilité et de crédibilité, à la non pertinence des principes du droit et de la morale, à un état vidé de ses repères moraux ou éthiques.  A ce moment, dans un autre sens,  il faut dire qu’on arrive à un ordre d’égalité, celui de la force, de la spontanéité de la gestion de la vie et de la mort. L’égale puissance de chacun à donner la mort à chacun.

Cette situation guette l’avenir de la société haïtienne.

Dans un tel contexte, la nécessité d’avoir des hommes et des femmes de grandeur d’âme capable de s’élever à un lieu supérieur d’humanité, par delà les appartenances partisanes, au profit de l’idéal de justice, d’égalité et d’humanité digne, devient un impératif politique supérieur, qui dépasse la simple gestion de la quotidienneté vers la fondation du vivre-ensemble dans la justice et la dignité. Ainsi on parviendra à créer une brèche dans le dispositif de production d’êtres inutiles afin d’apaiser les bruits et fureurs des âmes libérées de tout principe éthique au nom de la conservation de la vie. Laisser à la vie le soin d’elle-même dans ce cas où elle est ramenée à son aspect animal, se nourrir et se reproduire,  c’est instituer une dynamique de violences interminables dont les conséquences sont difficilement prévisibles.

En ce moment, la société haïtienne a besoin d’une instance morale qui saura se préserver et la préserver de cet élan animal et s’installer, l’installer  dans la sphère supérieure de la moralité pour inventer un ordre humain de justice, de dignité et bien-être.

Dr Edelyn DORISMOND
Professeur de Philosophie-Campus Henry Christophe de Limonade-CHCL-UEH
Directeur de Programme au Collège International de Philosophie-Paris
Responsable de l’Axe 2 de LADIREP

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