« Si le cinéma ne peut pas changer le monde, il peut néanmoins changer la vie d’un individu »(2) Raoul Peck
« L’idée de ce film (Le Jeune Karl Marx) est qu’après l’avoir vu, les gens iront prendre un livre, auront envie de continuer cette conversation, d’aller plus loin (3) ». Raoul Peck
La thématique communiste revient doucement dans le paysage intellectuel haïtien. Elle prend la forme d’un regain d’intérêt pour des figures classiques, telles que Jacques Roumain (1907-1944), Jacques Stephen Alexis (1922-1961) et Gérard Pierre-Charles (1935-2004). Jacques Roumain entre dans la « Pléiade » des écrivains francophones par la réédition de ses Œuvres complètes (4), initialement publiées en 2003 sous la direction de l’universitaire Léon-François Hoffman, mort en mai 2018. Yves Dorestal, docteur en philosophie, nous livre en 2015 Jacques Roumain (1907-1944), un communiste haïtien, qui met en avant la pensée politique de Roumain, contrairement aux autres travaux axés sur son côté littéraire. Quant à Jacques Stephen Alexis, il devient l’écrivain haïtien le plus lu après sa mort. En 2017, les « éditions Zulma » ont publié L’Étoile Absinthe, un roman inédit. L’Espace d’un cillement (1959) a remporté en 2018 le premier Prix Jean d’Ormesson. Compère Général soleil (1956) est traduit en créole par Edenne Roc, ce qui facilitera sa lecture par les masses populaires haïtiennes. Hormis ces grandes figures communistes, on assiste en 2017 à la publication de l’ouvrage de l’historien Michel Hector (5) sur le communisme haïtien, Une tranche de la lutte contre l’Occupation américaine : les origines du mouvement communiste en Haïti (1927-1936). « Le Jeune Karl Marx » (2017) du réalisateur haïtien Raoul Peck reste un moment remarquable de ce paysage intellectuel. Les travaux de Georges Eddy Lucien, docteur en histoire, notamment Le Nord-est d’Haïti (2018), participent à ce retour relatif aux thématiques communistes largement liées au contexte international de la crise du capitalisme. En Europe, cinq philosophes (Alain Badiou, Jacques Rancière, Tony Negri, Jean-Luc Nancy et Slavoj Zizek) font de l’idée du communisme une préoccupation majeure de leurs œuvres. Le monde contemporain se tourne vers une discussion autour des pertinences des courants du mouvement communiste.
Il n’était pas question de diaboliser la réflexion au profit d’un anti-intellectualisme primaire.
Le paradoxe haïtien s’explique par le faible écho politique de ce réveil intellectuel. Les organisations politiques ignorent les idées communistes malgré leur partielle reviviscence sur le plan théorique. Les élites haïtiennes sont incapables de montrer l’importance des idéologies politiques dans la lutte vers la transformation sociale. Nous devrions profiter de cet intérêt pour la thématique communiste afin de faire naître une vraie alternative dans l’espace politique haïtien. Les Partis politiques répugnent au débat d’idée, l’Université rejette brutalement les « grands récits » et les classes dominantes approfondissent les idéologies conservatrices. L’espace haïtien est caractérisé par un processus d’éradication de toute activité intellectuelle qui pourrait éclairer nos projets d’émancipation. Comment articuler le paysage intellectuel et le monde politique en Haïti ? Comment qualifier cette dégénérescence de la vie politique haïtienne ? Que peut-on attendre d’une politique sans socle idéologique ?
L’un des moments haïtiens les plus exemplaires politiquement parlant est la deuxième moitié du XXème siècle annoncée par le mouvement de 1946. Cette dernière a engendré une explosion des débats communistes tout en permettant de discuter sur la nature du processus de formation sociale haïtienne, sur l’usage du concept d’aliénation et sur le système autoritaire en politique. Cet environnement intellectuel a favorisé une augmentation exponentielle des militants et partis communistes. C’est à ce moment qu’on a vu apparaître un grand nombre d’organisations politiques se réclamant des idées communistes : L’historien Michel Hector (6) situe à partir de 1946 la naissance du mouvement ouvrier au sens syndical du terme, il évoque une littérature révolutionnaire développée en identifiant de nombreux militants communistes. Il écrit : « Dans l’histoire sociale du pays, une telle participation du prolétariat ne s’est jamais constatée, de façon aussi nette, ni avant ni après ces deux années intenses. (7)» René Depestre affirme ceci : « Il reste qu’en 1946, on fit, pendant un temps, la guerre pour s’inscrire au PC, qui avait pour secrétaire général le ‘révérend’ Juste Dorléans Constant ! (8) » Cette phrase de René Depestre, l’un des témoins avisés de 1946, explique le succès d’un mouvement qui sera plus tard combattu par le régime duvaliériste. Ce moment du XXème siècle haïtien mariait l’effervescence intellectuelle et l’engagement politique. Il n’était pas question de diaboliser la réflexion au profit d’un anti-intellectualisme primaire. Les productions intellectuelles demeurent le stade premier des mouvements politiques.
Peck mobilise James Baldwin et Karl Marx afin de saisir les structures singulières des sociétés postcoloniales.
Dans le cadre de cette étude, je vais m’intéresser aux derniers travaux du réalisateur haïtien Raoul Peck (9) qui est, sans doute, l’une des figures de proue de ce réveil de la thématique communiste. Peck attire notre attention pour avoir proposé une conception de Karl Marx à travers un langage particulier qu’est le cinéma. Il élabore un Marx hétérogène non réfractaire à la question coloniale. Il mobilise plusieurs « lieux » d’expériences pour souligner les limites de la pensée de Marx qui devrait être complété par des penseurs postcoloniaux. Le Marx de Peck n’est pas Marx s’il n’est pas lu de concert avec Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Jacques Stephen Alexis, James Baldwin, etc. Cette conception originale de Marx est compatible à son mode d’expression singulier : le cinéma. Ce dernier se caractérise par un jeu d’images et de signes qui « humanise » des discours potentiellement latents. Le cinéma permet de sortir des codes classiques de la communication et de la pensée afin d’accoucher d’un -Être- hybride. Le choix réfléchi du cinéma par Peck explique son intention de créer un Marx défiguré et déplacé, voire « démarxisé ». Ses deux derniers films réalisés en 2017 (10), « Le jeune Karl Marx » et « I am not your negro », expriment cette conception postcoloniale de Marx.
Raoul Peck insiste sur la complémentarité de ces films en précisant le rôle du contexte. L’année 2016 marque le trentième anniversaire de la mort de James Baldwin et 2018 le bicentenaire de la naissance de Karl Marx. Ces films s’appuient sur cette conjoncture pour soulever de véritables réflexions sur les pensées critiques. Peck mobilise James Baldwin et Karl Marx afin de saisir les structures singulières des sociétés postcoloniales. Chez Baldwin, on trouve une pensée se voulant libératrice axée sur une égalité raciale et Karl Marx s’inscrit dans une lutte contre le capitalisme en ciblant les contradictions de classes. Baldwin permet de saisir la crise du capitalisme sous l’angle du racisme tout en mobilisant les voies anticolonialistes. Baldwin devient un levier de décolonisation de la pensée de Marx et du marxisme. Dans quelle mesure la pensée de Baldwin pourrait accoucher d’un marxisme libéré du discours de l’Occident colonial et raciste ? La figure de Baldwin peut-elle être le catalyseur du marxisme acolonial (11) à venir ? Comment situer cette référence à Baldwin dans la dynamique conceptuelle du marxisme haïtien ?
À Suivre
Notes
1 Cette étude est exclusivement fondée sur des entretiens et les deux derniers films de Raoul Peck. Elle est un chapitre d’un ouvrage qui sera publié en octobre 2021.
2 Peck Raoul, « Engagement cinématographique », Cités, 2019/1 (N° 77), p. 73-81.
3 Entretien avec Raoul Peck, réalisateur du Jeune Karl Marx, NPA, 6 octobre 2017, propos recueillis par Yvan Lemaître.
4 Nouvelle collection « Planète libre », éditions CNRS, 2018.
5 Mort à Pétion-Ville (Haïti) le 6 juillet 2019.
6 Michel Hector, Syndicalisme et socialisme en Haïti. 1932-1970. Port-au-Prince, Imprimerie Henry Deschamps,1989.
7 Michel Hector, Syndicalisme et socialisme en en Haïti. 1932-1970. Ibid, page 42
8 René Depestre, « La révolution de 1946 est pour demain … », dans 1946-1976. Trente ans de pouvoir noir en Haïti, Lasalle (Canada), Collectif Paroles, 1976, page 54.
9 Né en 1953 à Port-au-Prince (Haïti), Raoul Peck est un cinéaste haïtien. Depuis janvier 2010, il est président de la Fémis.
10 Le prochain film de Raoul Peck sera sur Frantz Fanon.
11 J’ai emprunté la proposition d’acolonialité du philosophe haïtien Adler Camilus pour penser la sortie libératrice du marxisme. Voir sa thèse soutenue en 2015 : Conflictualités et politique comme oubli du citoyen (Haïti).