« Les pays enrichis ne prêtent pas de l’argent aux États appauvris. Ils restituent simplement ce qu’ils ont pris par la force ou par la ruse. Pour ne pas dire « volé ». Donc, ils doivent arrêter de parler de prêt. En toute logique, il s’agit plutôt de restitution. Mais pas de prêt. Et par conséquent, pas de dette. »
(Robert Lodimus)
Depuis des décennies, nous essayons d’attirer l’attention des compatriotes sur le grave danger qu’encourt la République d’Haïti. La plupart des Haïtiens semblent ne pas se rendre compte qu’ils vivent dans un pays comateux, souffrant d’un cancer social, économique et politique généralisé, en phase terminale. L’État national est pris en otage par des assoiffés, par des malades de pouvoir. Il continue de plus belle d’être tributaire d’une situation de désordre et d’anarchie qui le rend de plus en plus dysfonctionnel à tous les niveaux. Et pouvait-il en être autrement, lorsque l’harnachement de la nation est confié à des « béjaunes », à des novices, à des « bleusailles », à des apprentis qui ont échoué même dans la musique, même dans la culture du bananier.
La République d’Haïti s’enfonce dans un trou béant. Et les observateurs se demandent comment va se produire le miracle de sa remontée à la surface. En vérité, la traversée du désert de la population haïtienne est mortifère. Catastrophique. Vraiment difficile pour ce pays de 27 750 kilomètres carrés, avec une population estimée à près de 13 millions d’habitants, de survivre à cette triste et regrettable mésaventure qu’elle a entreprise depuis le 17 octobre 1806, après l’assassinat de l’empereur.
À travers le territoire national, les voix s’élèvent contre la pénurie alimentaire, la cherté de la vie, le chômage, la dégradation de l’environnement… Dans l’œuvre immortelle de Shakespeare, Roméo et Juliette, le franciscain Frère Laurent, en apprenant que le Frère Jean, à cause de l’épidémie de la peste, n’a pas pu transmettre son message à Roméo, à propos de la mort affabulée de Juliette, poussa ce soupir prophétique : « Je pressens un très grand malheur. » Effectivement, la fin de l’histoire, comme vous le savez, se referma sur une intense tragédie.
Sans être Nostradamus, n’importe qui pourrait se permettre de se lancer dans des prédictions apocalyptiques par rapport à l’avenir de la République d’Haïti. Il se dessine à l’horizon une détresse indescriptible. Les Haïtiens sont en train de faire face à la pire des périodes de crise que leur pays ait jamais traversées durant les 220 ans de la création de l’État postcolonial. À part l’oligarchie qui continue de s’enrichir, en exploitant éhontément la classe ouvrière, les petits agriculteurs, les petits artisans, toutes les couches sociales du territoire vivent des moments de difficultés mordantes, incisives, acrimonieuses. L’inflation forme une courbe exponentielle. Les petites gens ne meurent pas. Comme l’écrit Gorki à propos de Vlassov : « Ils crèvent. »
La maîtrise du concept de la « démocratie » advient par un cumul de connaissances théoriques et pratiques dans les domaines intellectuels y afférents. Il faut donc explorer, à ce sujet, les voies philosophiques tracées par les immortels de la pensée universelle. Plus on est informé, plus on est critique et exigeant envers soi-même, sage, tolérant et charitable envers les autres. C’est par la théorie que les philosophes de gauche, tels que Karl Marx, Lénine, Engels, Gramsci arrivent à opposer au capitalisme exploitationniste d’autres modèles de société qui répondent aux intérêts des peuples misérabilisés. Nous avons eu des exemples en Russie avec la révolution bolchévique, en Chine populaire avec Mao, à Cuba avec Fidel, Raul et Guevara, au Chili avec Allende, au Nicaragua avec Ortega, au Vénézuela avec l’immortel « Commandante » Chavez… Les actes que nous posons viennent de nos idées. Les idées sont fonction de notre degré de perception intellectuelle, de compréhension et d’interprétation des faits sociaux, des événements politiques, des données économiques et des manifestations culturelles. Tous ces tâtonnements qui dévoilent le dysfonctionnement des organes de l’État haïtien ne proviendraient-ils pas d’une méconnaissance, d’une ignorance, et même chez certaines espèces cultivées, d’un mépris des formules de base de la méthode rationnelle, scientifique qui définissent les principes de fonctionnement d’une société de droit ? En clair, une société où les citoyens évolueraient dans un état de grande quiétude et de sécurité béate, en exerçant leurs droits, et en s’acquittant de leurs devoirs… Le rôle de l’université est de transmettre à l’individu des connaissances utiles, indispensables, de lui fournir des notions essentielles de savoir être, de savoir faire, afin qu’il puisse adapter, transformer son environnement naturel aux conditions idéales de son bien-être à lui, et de celui de ses semblables. C’est aussi, et surtout, le rôle des militants progressistes, politiquement conscientisés, de former une avant-garde conséquente qui développe une théorie révolutionnaire propice au mouvement révolutionnaire et qui mène les masses paysannes et ouvrières, prêtes pour la Révolution haïtienne, aux portes des conditions subjectives, c’est-à-dire l’organisation révolutionnaire, comme elles n’ont pas encore les moyens et les capacités pour le faire, parce que victimes d’un système d’oppression qui les tient hors du chemin du savoir et de la conscientisation nécessaire pour s’émanciper du joug oppresseur, zombificateur. La révolution cubaine a bien mené le peuple cubain aux portes de cette émancipation. C’est d’ailleurs dans ce sens que Lénine répétait : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire… Seul un parti guidé par une théorie d’avant-garde peut remplir le rôle de combattant d’avant-garde.»
Pas de Révolution sans Organisation
Sous le règne dictatorial de Mohammad Reza Chah Pahlavi, soutenu par les puissances occidentales, plusieurs militants de l’Organisation des Moudjahidines du Peuple iranien (OMPI) furent arrêtés et condamnés à mort par la Savak, une police politique fondée en Iran par les services secrets des États-Unis (CIA) et l’Angleterre (MI6) et mise au service du régime sanguinaire. De sa cellule, l’un d’eux a pu faire parvenir une lettre à ses camarades de la résistance avant d’être pendu. Il fit un constat accablant. Cet extrait paraphrasé de sa correspondance en témoigne: « Si bon nombre d’entre nous se retrouvent aujourd’hui en prison, ce n’est pas parce que l’ennemi est fort. C’est nous qui sommes plutôt désorganisés. La désorganisation nous a donc affaiblis. Nous sommes capables de vaincre… Organisez-vous! Organisez-vous…! »
La Révolution éclata en Iran en 1978. Le 16 janvier 1979, Mohammad Reza Pahlavi prit le chemin de l’exil. Il mourut une année plus tard au Caire, en Égypte.
Antoine Izméri déclarait un soir sur les ondes de Radio Métropole à l’époque de la dictature militaire de Raoul Cédras et de Michel François : « Je sais ce qu’il faut faire pour libérer mon pays… Malheureusement, je ne suis plus jeune. » Le martyr avait lancé un cri d’alarme contre le misérabilisme socioéconomique, la maltraitance politique. Mais à cette époque-là – et jusqu’à présent d’ailleurs – il n’existait pas de « héros » téméraires et audacieux, capables de suppléer à la faiblesse des bras d’Antoine Isméri, à l’instar de « Rodrigue Le Cid » qui répondit à l’appel de vengeance et de réparation de Don Diègue, et qui, dans cette épopée cornélienne, permit finalement à son roi et à son peuple de remporter une éclatante victoire sur les Maures. Tous, nous savons le sort cruel qui fut réservé par la suite à Antoine Isméri. Palestinien d’origine, mais vrai Haïtien de naissance, de cœur, de conviction politique, les bourreaux, les « malfrats » soutenus et rémunérés par la CIA sont venus l’arracher sur les bancs de l’église Sacré-Cœur de Turgeau et l’ont entraîné à l’extérieur, pour l’assassiner froidement sous les yeux apeurés et stupéfiés de l’assistance et du célébrant catholique. Le curé, complètement désarçonné, pris entièrement au dépourvu, n’a pas eu le reflexe de protester, voire d’accompagner son fidèle dans la rue déserte – ne serait-ce que pour lui offrir le dernier sacrement – devenue ce matin-là le théâtre horrifiant, sordide, macabre de l’exécution sommaire d’un brave militant, désormais martyr de la lutte des pauvres. Et l’homme, le bon Samaritain qu’on l’appelait, gisait dehors, dans son sang, comme Abel de l’Ancien Testament, Jean-Jacques Dessalines « Le Grand », Gasner Raymond (Le Petit Samedi Soir)… Il creva sur la chaussée asphaltée comme un vulgaire vagabond. Pourtant, et fort heureusement, nous avons déjà vu des religieux – mais le plus souvent banni du Vatican pour leur seule appartenance au courant philosophico-religieux défendu par Leonardo Boff – qui se sont preusement dressés entre bourreaux et victimes. Et qui ont même payé de leur vie leur conviction citoyenne, leur intrépidité et leur honneur. L’histoire de L’Amérique Latine – particulièrement celle du Salvador – regorge de ces exemples de bravoure mémorables.
Si la pandémie de « myopie politique » qui frappe également les élites locales n’est pas éradiquée, la République d’Haïti, comme la ville de Pompéi, mourra de sa belle et honteuse mort!
Qu’est-ce qui a changé effectivement depuis l’abolition officielle – pas officieuse – de l’esclavage en Haïti, aux États-Unis et ailleurs ?
Le néolibéralisme dans le cadre de la mondialisation est venu renforcer l’impérialisme. Les avions, les autobus remplis de migrants qui cherchent à fuir la misère galopante ont remplacé les bateaux négriers. Le système – pour sa survie – a donc changé de stratégie. Les immeubles abritant les manufactures de sous-traitance qui fonctionnent sur la base d’un salaire minimum s’érigent en lieu et place des champs de coton, de canne à sucre, de café, de cacao, d’indigo… Les travailleuses et travailleurs ont droit à un temps de « repos non rémunéré » évalué à trente minutes pour avaler un bol de spaghetti froid ou une tartine de beurre d’arachides. Ceux qui travaillent à la pièce ont parfois du mal à se tirer d’affaire et sont contraints de faire des heures supplémentaires. Ils hypothèquent même leur temps de pause – donc leur santé – pour obtenir un maigre surplus d’argent. Faute d’une alimentation saine, adéquate et suffisante, il y en a parmi les salariés des usines d’assemblage qui ont fini regrettablement leurs jours dans les sanatoria. Le coût de la vie augmente vertigineusement, mais le patronat ne délie pas les cordons de sa bourse en conséquence.
Un soir de la saison hivernale, alors que nous dispensions un cours, une étudiante nous a jeté comme un seau d’eau glacée au visage : «Les Haïtiens sont des gens oisifs… » Calmement nous lui avons posé la question : « Madame, pourquoi pensez-vous que la plupart d’entre eux emploient tous les moyens, risquent même leur vie pour quitter leur pays? » Sans s’en rendre compte, elle répondait avec désinvolture : « Parce qu’ils ne trouvent pas d’emploi chez eux ! » Toute la classe se mettait à rire.
La politique est art et science. Elle est régie par des théories complexes, difficiles parfois à cerner et à maîtriser. Les grandes questions liées aux problèmes épineux de dysfonctionnement sociétal ne peuvent pas être abordées légèrement, c’est-à-dire avec des mots sans substance de réflexivité rationnelle qui traduisent une suite de situations émotionnelles et frustratives. Lorsque nous cherchons à appréhender les modes de conflits que le « système politique » génère et les moyens auxquels il recourt en vue de déclencher les mécanismes de son autoprotection et de son autorégulation, il importe absolument pour quiconque de recourir aux outils et instruments des connaissances théoriques appropriées. Pour comprendre pourquoi Haïti est encore en mode de transition politique, il est absolument nécessaire de consulter les éminents constructeurs des « approches systémiques », appliquées en sciences mathématiques, politiques, économiques… Le concept de système a émergé des études du biologiste autrichien Karl Ludwig Von Bertalanffy. Ce terme savant est repris aussi dans les travaux de recherche du politologue David Easton.
Les sciences juridiques nous apprennent que seule la « loi » abroge la « loi ». D’autres disciplines en sciences humaines nous enseignent que seul un « système » détient le pouvoir de remplacement lorsqu’il s’agit de pulvériser, d’atomiser un autre « système ». La « transition qui n’en finit pas » ne découlerait-elle pas de l’incapacité des élites intellectuelles haïtiennes à construire un nouveau « système » pour annihiler et remplacer l’ancien « système politique » qui remonte même au-delà de 1957 ? François Duvalier ne l’a pas inventé. Il l’a peaufiné, réadapté et déployé à l’étendue de ses ambitions politiques. Jean-Bertrand Aristide, René Préval et les autres n’en ont-ils pas fait autant? À chaque situation politique nouvelle, le « système politique » se métamorphose pour survivre. S’autoprotéger. S’autoréguler.
Ce concept de « démocratie » cher à Solon et à Périclès, enlevé de son socle herméneutique, ne sert plus de boussole auratique pour orienter les souffreteux de la planète vers le soleil du paysan Paco Torres, le martyr de la « Justice sociale » dans l’excellent ouvrage de Maurice Lemoine, Sucre noir, sur les conditions de vie honteuses des Haïtiens dans les bateys états-uniens et dominicains. Il est devenu dans les pays du Sud un instrument cynique d’exultation utopique et de délire hallucinatoire ? Faire l’éloge de la « démocratie des urnes » dans des sociétés encore féodalisées où une « oligarchie » sans âme y a institutionnalisé la fraude, le vol, le pillage, le crime, le voyoutisme, le kidnapping, le viol…, n’est rien d’autre que lancer des vœux pieux. La « démocratie » restera toujours un « idéal ». Donc, un rêve inassouvissable. Un but inatteignable. Il faut apprendre aux « misérables » de Cité Soleil, Bronx, Mumbai, Cidade de Deus… à ne pas courir après un fantôme jusqu’à devenir dyspnéique.
Pour en finir avec cette « démocratie bidon » des États-Unis, de la France et du Canada, les discours religieux qui prônent l’utopisme et le résignationnisme doivent être modifiés, réorientés dans le sens du combat des pauvres qui veulent améliorer leur quotidienneté. C’est bien de vouloir aller au « paradis » après la « mort ». Mais la « vie » impose des obligations incontournables : logement, nourriture, habillement… Le pape François en donne admirablement l’exemple. La « Parole » ne doit pas « abrutir », elle doit « éclairer ». L’enraiement de la misère est la seule garantie durable contre l’expansion de la violence qui fauche çà et là des vies innocentes.
Au risque de décevoir les éternels assoiffés du pouvoir politique traditionnel, nous doutons fort que des élections à la manière étatsunienne, française, canadienne, anglaise… puissent venir sauver le peuple haïtien de la noyade financière. Le mode de scrutin électoral découlant de la « démocratie occidentale » demeure une invention de la machine capitaliste qui écrase ceux-là que le poète William Blake appelle « les ouvriers des sombres moulins sataniques ». Peut-être que les anarchistes – Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Chomsky et les autres – n’ont pas tout à fait tort, lorsqu’ils soutiennent que « Voter, c’est choisir son maître et reconnaître explicitement par là son droit d’exister en tant que tel. Voter, c’est aussi prendre part à cette mystification dégradante et moralement infâme qui conduit nécessairement au mensonge, à la fourberie, à la duperie et qui garantit aux électeurs qu’ils seront trahis et trompés. »
Pour s’affranchir de la misère flétrissante, le peuple haïtien doit privilégier une autre forme et stratégie de combat. C’est seulement ainsi qu’il parviendra réellement à transformer la politique en science de la liberté.
Robert Lodimus