Le journaliste cofondateur de Haïti Tribune à Paris et Haïti Liberté à New-York, Wiener Kerns Fleurimond, a consacré deux tomes à l’analyse du contexte entourant l’assassinat de Jovenel Moïse, tout en offrant une critique approfondie de la classe politique. Dans ces deux dernières publications, Wiener Kerns Fleurimond a réalisé un vrai travail d’investigation politique. Évoquant cet événement tragique qu’est l’assassinat d’un chef d’État, il n’en analyse pas moins les dynamiques politiques et sociales ayant conduit à ce dénouement dramatique. Ce travail de décryptage ne s’arrête pas à la simple description des faits. Fleurimond utilise une méthode analytique précise pour identifier les responsabilités, les erreurs de gouvernance, et les jeux de pouvoir qui ont façonné cette tragédie. Cela confère à ses écrits une dimension pédagogique pour les lecteurs intéressés par la politique haïtienne contemporaine. L’auteur présente un président instrumentalisé, placé au pouvoir par des forces qui dépassaient largement ses compétences politiques.
Cette absence de vision stratégique et d’autonomie a contribué à le rendre vulnérable, faisant de lui une figure presque « de transition » destinée à servir des intérêts particuliers. L’auteur met en lumière l’isolement progressif de Jovenel Moïse, soulignant que sa présidence manquait de cohérence et de soutien solide. Cette vulnérabilité explique, en partie, pourquoi le président a été la cible d’un assassinat aussi brutal et soigneusement orchestré. L’auteur laisse entendre que le président servait des intérêts étrangers et nationaux qu’il ne comprenait pas entièrement, et qu’il a fini par devenir encombrant pour ces mêmes forces.
Fleurimond pose une question centrale : Qu’a bien pu faire Jovenel Moïse pour mériter un châtiment aussi cruel ? Il soulève le paradoxe d’un président assassiné dans sa propre résidence, sous la surveillance de multiples services de sécurité, et avec un seul témoin oculaire direct : sa femme. Fleurimond pointe du doigt les incohérences des enquêtes et les silences délibérés entourant le crime. La mention de la présence d’individus liés à des agences étrangères, notamment la CIA, renforce l’idée que des puissances extérieures avaient une connaissance préalable des événements. Il dénonce implicitement une complicité silencieuse des ambassades et des forces internationales, suggérant que l’assassinat n’a pas été une surprise pour tout le monde.
Critique de l’opposition
Une des parties la plus intéressante de ces travaux est la mise en parallèle des deux protagonistes : le président Jovenel Moise et l’opposition, en se référant à leurs actions, leurs discours et leurs stratégies respectives. Ce portrait nuancé de la scène politique haïtienne permet de comprendre le contexte de l’assassinat. Cette comparaison donne à voir un président parfois isolé, confronté à une opposition fragmentée et incohérente. Cette mise en perspective révèle les limites des deux camps et montre que l’incapacité à créer un dialogue constructif, ce qui constitue un facteur aggravant de la crise politique.
Fleurimond montre que l’échec n’est pas seulement imputable au pouvoir en place, mais également à une opposition qui a manqué de vision et de stratégie. Il va jusqu’à affirmer que l’opposition a participé à la déstabilisation du pays, sans toutefois être responsable directe de l’assassinat. Cette distinction est cruciale : l’opposition a préparé en quelque sorte le terrain en créant un chaos politique sans être impliquée dans l’acte lui-même. L’un des points forts de ces deux tomes est la critique sans concession de l’opposition haïtienne que l’auteur qualifie d’inefficace, de désorganisée et parfois d’opportuniste.
Il révèle ainsi que certains acteurs de l’opposition n’étaient pas crédibles, ce qui, selon lui, a contribué à la dégradation de la situation politique en Haïti. Cette critique permet de mieux comprendre pourquoi l’opposition n’a pas réussi à incarner une alternative politique solide face au pouvoir en place. Fleurimond présente les responsabilités de chacun, ce qui donne à ses écrits une profondeur réflexive. L’auteur invite les lecteurs à comprendre que ce chaos n’est pas le fruit du hasard, mais le résultat d’une défaillance systémique où les élites politiques n’ont pas su répondre aux aspirations du peuple.
Il critique également une certaine myopie géopolitique, qui empêche les dirigeants haïtiens de percevoir les forces extérieures qui influencent le destin du pays. Fleurimond adopte une approche quasi comptable de l’actualité haïtienne. Il compile les faits, recoupe les informations et laisse à ses lecteurs le soin de tirer leurs propres conclusions. Cette rigueur méthodologique donne à son ouvrage une crédibilité et une puissance analytique indéniables.
Un auteur engagé
Cette analyse dépasse largement le cadre de ce crime odieux pour poser des questions fondamentales sur la gouvernance haïtienne, la responsabilité de l’opposition et les influences étrangères. Au-delà des figures de Jovenel Moïse et de l’opposition, Fleurimond dresse un portrait sans concession de la classe politique haïtienne. Selon lui, l’incompétence généralisée des dirigeants et leur manque de vision stratégique ont conduit au chaos et à une forme de guerre civile latente. Ce faisant, il propose une réflexion sur l’état de la démocratie en Haïti. Il interpelle ses lecteurs sur la nécessité de réformes structurelles et l’importance de leaders politiques responsables.
Loin d’être un simple observateur, Fleurimond est un auteur engagé qui utilise sa plume pour dénoncer les dysfonctionnements de la société haïtienne. Son écriture est une forme de résistance contre l’inaction, la corruption et le chaos politique. Malgré son passage à l’écriture mémorialiste, Fleurimond Kerns conserve les méthodes d’investigation du journaliste : collecte minutieuse de faits, vérification des sources, recoupement des informations. Cela donne à ses ouvrages une crédibilité et une rigueur qui renforcent ses arguments. Cette rigueur dont il fait preuve à chaque page se traduit par une narration précise, sans compromis, où chaque affirmation est étayée par des faits. Il utilise cette méthode pour déconstruire les discours officiels et mettre en lumière les zones d’ombre entourant l’assassinat de Jovenel Moïse. Cette approche donne au lecteur des outils pour comprendre l’événement au-delà des interprétations superficielles.
L’ouvrage peut être qualifié de vade-mecum mémoriel en sciences politiques, c’est-à-dire un guide exhaustif pour comprendre un événement politique majeur. Chaque élément de l’actualité est traité comme une pièce d’un vaste puzzle argumentatif. Cette approche permet à l’auteur de relier entre eux les faits, les acteurs et les contextes, pour offrir une vision globale de l’assassinat et de ses implications.
Wiener Kerns Fleurimond, De l’opposition à l’assassinat d’un chef d’État: Haïti, 220 ans de tragédie politique ! Editions L’Harmattan, Paris, 2024.
Le National 19/12/2024
* Journaliste politique, écrivain et ancien diplomate à Paris