Osons engager le combat !

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La société haïtienne est au milieu d’une crise aigüe du système capitaliste et d’un processus de polarisation de classe qui s’intensifie dans le pays. Des fissures apparaissent partout dans le système de la double oligarchie politique et économique. Elles ouvrent un champ de luttes que la gauche progressiste pourrait saisir si, évidemment, elle se donne les outils organisationnels et un discours qui part du vécu, de la subjectivité du peuple afin de l’aider à comprendre les contradictions qui traversent la formation sociale haïtienne contemporaine.

La gauche progressiste, qui veut vraiment participer avec le peuple, c’est-à-dire la classe ouvrière, les petits et moyens paysans, les couches moyennes pauvres, les catégories sociales incluant les jeunes, les femmes, les universitaires, etc. à la lutte pour le changement de leurs conditions de vie, doit indiquer la voie, doit être la boussole. Il s’agit de les coaliser tout en mobilisant toute personne qui désire un développement de la lutte pour la liberté, l’égalité et le bien-être. Il s’agit d’orienter les espoirs, la grogne et le dépit de la majorité du peuple dans une visée de démocratie communautaire et progressiste.

La gauche progressiste ne devrait pas seulement se concentrer sur la lutte pétrocaribe et la chute du régime de Moise/Céant qui sont, certes, des éléments importants pour résoudre la crise actuelle.

Il ne sera possible de se lancer à « l’assaut du ciel » de manière radicale qu’au moyen d’un programme de transition démocratique, nationale et populaire en direction du socialisme véritablement démocratique. Dans cette perspective, elle ne devrait pas seulement se concentrer sur la lutte pétrocaribe et la chute du régime de Moise/Céant qui sont, certes, des éléments importants pour résoudre la crise actuelle. Mais, il est également fondamental d’articuler ensemble le mouvement du peuple mobilisé, de promouvoir une multitude d’oppositions au capitalisme, avec un projet autonome de lutte qui peut durer des décennies. Tout cela dans le cadre d’une vision stratégique de transition sociétale face à la globalisation néolibérale.

L’enjeu pour une coalition de la gauche est de montrer clairement la démarcation objective entre le peuple et le système de la double oligarchie. C’est-à-dire cette frange très riche de la société haïtienne qui monopolise le pouvoir politique et économique. Les dominants, en s’appropriant du pouvoir, à leur seul profit, accaparent en même temps la richesse du pays engendrant inégalités sociales et pauvreté extrême. La coalition de la gauche en luttant pour une démocratisation réelle pose d’emblée la problématique de la réappropriation de la souveraineté populaire, nationale, de la réalisation de l’égalité, du bien-être et d’une nouvelle éthique dans la pratique politique.

Toute volonté mystificatrice prêchant un éventuel consensus entre le peuple et la double oligarchie est a rejeté. La société est divisée et le restera tant qu’existera ce système dans lequel le peuple est assassiné, exploité, humilié. Le problème est de savoir comment construire un véritable mouvement populaire et démocratique antihégémonique et, surtout, comment ce mouvement peut se construire à partir d’une vision claire de l’avenir. Nous sommes convaincus que le changement doit se faire avec le peuple à travers les multiples comités populaires dans tout le pays. Il doit se construire démocratiquement à travers des assemblées en fonction des actions collectives envisagées, à savoir manifestation, grève de masse, sit-in, pétition, etc.

Cette gauche coalisée devrait élaborer un discours et une pratique visant à développer une conscience claire de l’antagonisme entre le peuple et la double oligarchie. Notre vision s’inscrit dans un contenu particulier, une inventivité politique, qui oppose le peuple à une élite cynique, apatride et complètement corrompue. Nous devons rompre avec cette vision selon laquelle la transformation de notre société devrait passer par les rapports sociaux actuels ainsi que les institutions existantes (judiciaire, scolaire, sociales,  policière, services publics, etc.). La politique telle qu’elle se pratique aujourd’hui est contrôlée par l’oligarchie, et en tant que tel ne s’opposera jamais au système économique lui-même la chasse gardée d’une minorité foncièrement réactionnaire.

Le capitaliste haïtien est un système fondé sur l’exclusion de la majorité de la population du travail et de l’argent. Le système politique oligarchique et ses institutions ne sont que la forme que prend le capitalisme rachitique haïtien qui historiquement a atteint ses bornes multidimensionnelles. Ainsi, la tension entre le peuple et les oligarchies devient explosive. Le catalyseur actuel du mouvement social et citoyen, pour récupérer les fonds pétrocaribe, est cependant marqué par une tendance qui néglige la nécessaire dimension organisationnelle et la mise sur pied d’une vraie alliance ou entente avec les organisations politiques vraiment progressistes. Ce qui pourrait le fragiliser et rendre difficile la réalisation des doléances. Le risque est au fond un possible affaiblissement progressif  qui aboutirait à l’absence de résultats concrets.

L’État haïtien, tel qu’il est aujourd’hui, en phase d’effondrement, correspond à la structuration fétichiste de la vie capitaliste induite par la dynamique de la pénétration du capital, de la valeur marchande et de l’argent que les individus subissent en tant que sujet aliéné du travail et de la consommation. Il ne saurait en aucun cas, dans la crise généralisée de la croissance, assurer ses fonctions de reproduction de la société (justice, sécurité, éducation, santé, redistribution, etc.) mais se réduit plutôt à son noyau dur, sa fonction répressive. Les institutions n’existent pas de façon extérieure aux rapports sociaux qui structurent la forme de vie capitaliste dans laquelle nous pataugeons.

La situation de déliquescence dans laquelle se trouve la société haïtienne n’est donc pas naturelle, mais incontestablement un phénomène socio-historique.

Au fond, les institutions ne sont que  des manifestations de la forme de cohésion sociale d’une société, à savoir la manière dont, déjà dans les rapports sociaux essentiels, les individus se rapportent les uns aux autres de façon structurelle, plus précisément ce qui  fait une « société », une formation sociale historique. Par exemple, les formes de cohésion sociale dans les lakous sont différentes de celles du capitalisme organisé autour du travail, de l’argent et de la valeur, même quand ces catégories pénètrent largement dans la matrice socio-culturelle du peuple.

La situation de déliquescence dans laquelle se trouve la société haïtienne n’est donc pas naturelle, mais incontestablement un phénomène socio-historique. L’insertion de la formation sociale Haïtienne à la forme de vie collective imposée par le capitalisme globalisé, le néolibéralisme, est charpentée par une activité qui va médiatiser l’ensemble des rapports sociaux des individus, à savoir le travail, qui lui-même prend la forme, puisqu’il est en phase de soumission formelle au capital, du « travail informel ».

Soulignons que dans le cadre de la domination formelle, le capital n’a pas intégralement soumis l’ensemble de la société, l’espace et le temps. Dans la société haïtienne coexiste spécifiquement deux espaces : l’espace urbain de la mécanique capitaliste et l’espace rural où subsistent des identités non capitalistes. Mais, cette formation sociale, maillon très faible dans la division capitaliste mondial, est dominée par le capitalisme global de l’économie-monde ou de la domination réelle de l’usine globale du mode de production capitaliste. Ainsi, le prolétariat est devenu l’ensemble de l’humanité enfermé dans le despotisme, de la marchandise, de l’argent, du travail, etc. principe régulateur de la production et de la vie sociale. C’est-à-dire que c’est structurellement la dépense de travail, le fait de vendre sa force de travail, qui permettra à l’individu de soutirer de son exploiteur une somme d’argent. Cette somme lui permettra, à son tour, d’acheter une marchandise ou un service qu’une autre personne aura produit dans le même but. Le travail, même informel, en tant qu’activité de médiation sociale structurelle, est donc au centre de la cohésion sociale dont l’expression est la valeur et sa forme visible l’argent. Cette forme de vie collective, conciliée par le travail et l’argent, engendre alors une forme historiquement spécifique à Haïti. Cette forme se traduit par une hiérarchisation sociale : d’un côté les dominants, l’oligarchie et les couches moyennes riches et aisées ; de l’autre côté les dominés : le prolétariat, les couches moyennes pauvres et la petite et moyenne paysannerie.

L’opposition aux institutions existantes soulève la question de l’alternative à cette forme de vie sociale. Nous sommes convaincus que cette alternative consiste à créer ou revaloriser les formes d’existences sociale, de médiations sociales héritées des pratiques socio-culturelles du peuple haïtien, dont entres autres les lakous. Autre dit, tout en maintenant sous différentes formes la mobilisation contre le système de la double oligarchie, nous devons aussi, en même temps, avancer vers des formes de vie sociale axées sur la solidarité, l’entraide que l’on trouve, d’ailleurs dans les pratiques historiques du peuple haïtien. Même si ces pratiques sont imparfaites et insuffisantes, elles pourraient à moyen et long terme ouvrir la voie vers des pratiques instituantes, vers d’autres formes d’institutions correspondant à une autre forme de la structuration de la vie sociale.

Le problème politique à résoudre est l’élimination du système de la double oligarchie qui impose au peuple une vie misérable.

Autrement dit, la véritable force progressiste devrait questionner la vision néolibérale de la troisième voie, de la gauche du capital. La gauche véritable devrait reconnaitre que l’espace politique se veut être un lieu de construction du commun en tenant compte des alternatives concrètes issues de la matrice socio-culturelle du peuple. Cette façon de voir pourrait être une sorte de garantie à la prise du pouvoir, encore une fois, par une petite clique de politiciens qui décide à notre place. Cette gauche du capital rassemble une petite bourgeoisie intellectuelle qui semble se rapprocher de la cause du peuple. Mais, en fait, elle prône fondamentalement, d’un point de vue politique, un changement des processus constituants, mais sans bouleversement des rapports de production et sans suppression cohérente des structures juridiques d’exploitation. Elle préfère un discours et des programmes qui ne posent en aucune manière la possibilité d’une sortie du capitalisme. Elle ne cherche même pas à se donner les moyens pour mettre en place des réformes sociales qui correspondraient à la démocratie bourgeoise.

C’est par la pratique archaïque du système politique oligarchique de médiations institutionnelles universelles-abstraites et objectivement inégalitaires, que la gauche du capital voudrait soutenir une égalité purement formelle et idéologique. Elle  mobilise le discours autour de la notion de  citoyen ou d’électeur en occultant les conditions matérielles d’existence des individus ainsi que les processus de « lumpenprolétarisation » et de dépossession des paysans. Le système de la double oligarchie est, en fait, une oligarchie élective libérale parce qu’on est gouverné par un petit nombre. Elle est élective parce qu’on est convoqué périodiquement à choisir par notre vote ses individus. Elle est  libérale parce qu’on a historiquement arraché un certain nombre de droits, que les classes dominantes tentent, par tous les moyens, en permanence, de rogner.

Ce système de la double oligarchie s’inscrit dans le capitalisme globalisé, la démocratie libérale. Cette dernière est réduite à des élections périodiques frauduleuses, ruineuses et à la reconnaissance de droits individuels souvent violés par les gouvernements. La gauche du capital a admis ce cadre caractérisé par la mainmise  du capitalisme qui impose, à travers ces institutions mondiales telles que le Fonds Monétaire Internationale, la Banque Mondiale, etc., de grandes limitations structurelles à l’État contraint d’abandonner des programmes politiques de redistribution de la richesse ainsi que les services publics. Elle vise à liquider la lutte de classe et la pensée de Marx en orientant les mouvements populaires vers les élections et les institutions existantes. Elle remet en question l’antagonisme de classe ainsi que le combat contre les différentes formes d’exploitation qui ne sont plus considérées comme un enjeu fondamental. Cette réalité montre, entre autres, que les partis traditionnels constitutifs de la gauche du capital, même quand ils y auraient des programmes différents, sont plutôt en compétition politicienne qu’en compétition idéologique, et tendent à se ressembler. En effet, elle ne questionne plus le mode de production capitaliste encore moins l’État et l’oligarchie économique.

En ce sens, si la souveraineté populaire devient caduque, pour quelle raison pousser le peuple à choisir des élus dans un cadre où le néolibéralisme a déjà choisi les règles du jeu.  Le système de la double oligarchie met tout en place pour ne pas permettre, même aux partis de la gauche du capital d’appliquer une politique réformiste conforme à l’intérêt national et populaire. Ce qui signifie une accélération des inégalités sociales à mesure que s’enrichissent les dominants qui bénéficient de la pénétration vertigineuse de la logique capitaliste dans la société haïtienne. Ce qui porte plusieurs personnes à faire la promotion, même inconsciemment, d’une vision libérale, individualiste et égoïste de la liberté, à savoir celle de l’individu consommateur. Tout se vend : programme politique, politiciens.nes, etc.

Dans ce contexte, la véritable gauche devrait viser au changement du système politique et économique contrôlé par une petite minorité très riche méprisant la misère de l’ensemble du peuple. Pour autant, elle pourrait, dans un double mouvement dialectique approfondir et renforcer, dans le cadre d’une période de transition plus ou moins longue, les institutions républicaines (liberté d’opinion, liberté d’association, liberté de pensée et élections libres, etc.), proposer au peuple, en même temps, un projet hégémonique antinéolibéral. En ce sens, il me semble qu’elle devrait rompre non seulement avec le révolutionnarisme, mais aussi avec le réformiste dans la mesure où ces deux orientations constituent les deux pivots d’une même lecture selon laquelle les institutions seraient de simples instruments au fondement du capitalisme et dont le contrôle autoriserait leur utilisation au service du peuple selon les rapports de force qu’elle arriverait à instituer.

Entre ces deux orientations et la nôtre, les différences sont importantes. Le problème politique à résoudre est l’élimination du système de la double oligarchie qui impose au peuple une vie misérable. Aujourd’hui, comme avant la révolution de 1804, une situation révolutionnaire existe. Mais il faut la repenser entièrement sur la base des expériences historiques de notre peuple et de celles des autres peuples.

En somme, l’analyse concrète de la situation concrète laisse à voir objectivement que le capitalisme est définitivement entré dans une phase terminale caractérisée par une espèce de folie qui conduit l’ensemble de l’humanité et la planète dans un mur. En même temps, les conditions d’une révolution mondiale murissent à grande vitesse. Il me semble qu’une politique qui ne tiendrait pas compte de ces deux donnés est dorénavant sans avenir, donc aussi sans efficience réelle. Partant de ce constat, nous pouvons soutenir que la question des moments révolutionnaires revient, mais tout autrement. Ces dynamiques révolutionnaires vont au-delà de celle d’une classe, mais pose plutôt le peuple travailleur en son entier, comme sujet révolutionnaire, donc essentiellement majoritaire et fondamentalement démocratique.

Ces ruptures pourraient être brutales, tout dépend des rapports de force. Elles s’inscriraient aussi dans un processus de réformes révolutionnaires majeures devenues incontournables, hégémonique et inarrêtable. Ce processus mettrait l’emphase sur la lutte politique et idéologique, la construction d’alternatives locales, le développement des forces productives respectueuses de la vie et de la nature dans l’agroécologie, l’industrialisation, etc. le remembrement des lakous, la création de nouveau lakous et d’initiatives de très grande ampleur (infrastructures de communication, électrification, etc.) dans le cadre de suivi persévérant et transparent. Telle serait une voie possible de la nouvelle manière de faire la révolution, en inventant, en construisant une société communautaire, égalitaire, libre, où règne le bien-être et très hautement développée. Il y a dans cette vision une potentielle et réaliste visée transformatrice. Pour bien comprendre une révolution en marche, il faut tenir compte de son processus, de ses causes sociales, et pas exclusivement à partir de ses résultats.

Cette dynamique qu’il faut engager d’urgence ne pourrait se réaliser que par l’auto-organisation du peuple, rendant complètement périmé le parti vertical. Cependant, dans l’évolution du mouvement qui change l’état des choses actuelles, aucune stratégie n’est acquise. Il faut en tout temps et en tous lieux produire en permanence une autoréflexion critique sur les pratiques pour les interroger afin de les dépasser, et cheminer pragmatiquement dans la direction de l’émancipation humaine des simples rapports sociaux économiques qui structureraient nos vies, afin de construire une société communautaire tant au niveau économique que politique.

10 décembre 2018

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