Le 2 mars 2015, des hommes armés ont tué, à Port-au-Prince, Oriel Jean, ancien chef de la sécurité du président Jean-Bertrand Aristide de 2001 à 2003. Après des rapports et des rumeurs médiatiques trompeurs, il a été faussement accusé de vendre Aristide lors de son emprisonnement aux États-Unis pendant 30 mois sur des accusations de blanchiment d’argent. Après son retour en Haïti en Septembre 2012, il a gardé un profil bas, gérant une entreprise de construction.
En 2001, alors que l’administration de George W. Bush commençait à cibler des fonctionnaires d’Aristide comme Oriel, quelque douzaines de «rebelles», paramilitaires lourdement armés, dirigés par l’ancien officier de l’armée et chef de la police Guy Philippe et l’ancien chef d’escadrons de la mort Jodel Chamblain, commencèrent à lancer des raids militaires à partir de la République dominicaine sur l’Académie de police, le 28 juillet 2001, et sur le Palais national, le 17 décembre 2001, lesquels furent repoussés tous deux par l’unité spéciale de la Garde du Palais National (USGPN), sous la direction de Oriel.
En 2002, utilisant l’une de ses tactiques habituelles de pression politique, les États-Unis publièrent une liste de fonctionnaires du gouvernement haïtien, y compris Oriel, à qui il serait refusé des visas en raison de leurs liens présumés avec des trafiquants de drogue haïtiens. Le 27 juin 2003, Radio Métropole, une station conservatrice, rapportait que Oriel avait été “repéré” deux jours plus tôt quittant l’aéroport international de Port-au-Prince “incognito … avec toute sa famille” à destination du Canada, insinuant qu’il fuyait le pays et qu’il pourrait être arrêté par les autorités canadiennes. Oriel réfuta le rapport le même jour dans un entretien téléphonique avec Radio Kiskeya, disant qu’il voyageait à Montréal pour deux semaines, pas plus, afin de consulter un médecin pour un problème du genou, tandis que sa famille le rejoignait pour des vacances etpour visiter des parents.
“Avant de répandre des rumeurs, vous devriez essayer de confirmer l’information“, s’est plaint Oriel à Kiskeya et aux médias en général. “Il y a des appels simples que vous pourriez faire. Mon Dieu, si je pars pour quelques jours, dois-je tenir une conférence de presse pour autant?”
Malgré l’entrevue, Oriel reprit l’avion en hâte vers Port-au-Prince le 1er juillet 2003. Mais, avec les Etats-Unis resserrant leur emprise politique, il fut décidé quelques jours plus tard qu’il devrait démissionner en tant que chef de l’USGPN, tout comme Nesly Lucien avait été contraint de démissionner en tant que chef de la police en Mars 2003.
Oriel continua de jouer un rôle central, mais d’arrière-plan dans la sécurité d’Aristide jusqu’au coup d’Etat du 29 février 2004. Huit jours plus tard, armé d’un visa et après avoir reçu l’assurance d’un officiel de l’ambassade du Canada qu’il était le bienvenu, Oriel a pris l’avion à partir de Punto Cana, en République Dominicaine, à destination de Toronto où il fut arrêté à son arrivée. Les autorités canadiennes lui dirent qu’elles avaient annulé son visa.
« Mon avocat et moi leur avons demandé comment ils pouvaient révoquer le visa de quelqu’un sans le lui dire », a déclaré Oriel à Haïti Liberté dans une interview en 2007.
« Si quelqu’un n’a pas le droit d’entrer au Canada, vous devez le lui dire à l’avance, pas après qu’il ait pris un vol et soit arrivé à destination … Si on ne veut pas que je sois admis au Canada, qu’on me retourne en République dominicaine ou en Haïti . Je leur ai même demandé de me retourner en Haïti ».
Selon Oriel, lui et son avocat semblaient avoir eu gain de cause lorsque les procédures ont été interrompues, et qu’une demande d’extradition venant de Washington fut présentée au juge.
« Mon avocat m’a dit que je pouvais m’opposer à la demande d’extradition, mais étant donné les relations étroites entre le Canada et les États-Unis, mes chances de gagner étaient très minces » , a déclaré Oriel.
« Le combat juridique, le processus judiciaire, au Canada, pourrait prendre deux ou trois ans au cours desquels je serais détenu, et si je perdais, je devrais repartir à zéro lors de l’extradition aux États-Unis. Ainsi, malgré une certaine opposition de ma famille et de partisans au Canada, j’ai décidé de ne pas me battre contre la demande d’extradition et de faire face à mes accusateurs aux Etats-Unis ».
Oriel a été extradé aux États-Unis le 19 mars 2004. Les procureurs l’ont accusé d’aider à décharger de la drogue et exigeant sa part des profits de la drogue, charge que Oriel a vigoureusement niée. Il a insisté qu’il n’avait pris part à aucune activité illégale ou à quelque trafic de drogue que ce soit.
« Mais mon avocat m’a dit: ‘Ecoutez mon vieux, vous n’êtes pas en Haïti. Ici aux Etats-Unis ils ont cette accusation dénommée conspiration. Même si vous n’étiez pas personnellement impliqué dans quoi que ce soit, si vous n’étiez pas du tout associé avec quelqu’un qui est accusé d’un crime, mais que vous ayez quand même accepté cinq centimes de lui, il y a des façons de vous accuser. S’engager dans un procès est très risqué compte tenu de la diabolisation du [gouvernement] Lavalas. Je vous conseille de vous justifier, de leur dire ce qui est vrai, ce qui n’est pas vrai, et d’en arriver à un arrangement’ ».
Oriel suivit les conseils et admit connaître trois principaux trafiquants de drogue d’Haïti et même accepter des cadeaux de leur part. « Sachant qu’ils étaient des trafiquants de drogue, j’aurais dû garder mes distances avec eux », a-t-il dit. « J’ai admis mon erreur et accepté de payer le prix ».
« A faire ce travail, je pensais que j’avais affaire avec le gouvernement haïtien », a-t-il ajouté. « Je ne savais pas que j’avais affaire avec le gouvernement américain ».
Il a choisi de plaider coupable à l’accusation de «conspiration pour commettre un blanchiment d’argent» et de témoigner contre un trafiquant de drogue, Serge Edouard, qui a été condamné à vie en 2005.
« Il y a certains qui disent que j’ai trahi Aristide et dit des choses à son sujet et que j’ai
abandonné d’autres personnes, et c’est pourquoi j’ai eu si peu de temps », a-t-il dit dans son interview en 2007. « Les gens peuvent dire n’importe quoi. La vérité est que je leur ai simplement dit ce que je savais sur les trafiquants de drogue ».
Libéré de prison en Septembre 2006, avec un an de probation, Oriel est allé travailler comme préposé d’un parc de stationnement à l’aéroport Hollywood de Fort Lauderdale, avecnun horaire de minuit à 8:00 a.m.
Le Département d’Etat américain lui avait accordé un visa de type S, celui qu’on accorde à « des témoins et des informateurs étrangers », renouvelable chaque année, suite à une interview.
Certaines années, les responsables américains tardaient à renouveler le visa. Ainsi en 2011 par exemple. Après le retour d’Aristide en Haïti d’un exil de sept ans, le 18 mars 2011, Oriel a dit à Haïti Liberté que le ministère de la Justice avait envoyé une équipe de trois enquêteurs lui poser des questions à propos d’Aristide. Il a dit qu’il ne leur a fourni aucune réponse et a envoyé un message remis en main propre à Aristide concernant la visite. Dans la même note, il a donné quelques conseils à Aristide et des avertissements relatifs au personnel de son équipe de sécurité.
Finalement, Oriel décida de quitter la Floride et de retourner en Haïti en Septembre 2012. Selon les termes de son visa de type S, il ne serait pas autorisé à revenir aux États-Unis, donc il savait que c’était un voyage à sens unique. « Il ne voulait pas rester plus longtemps aux Etats-Unis », a déclaré son épouse Bettina à Haïti Liberté. « Il était fatigué de travailler la nuit au parc de stationnement. Il éprouvait beaucoup de stress aux Etats-Unis, à cause du travail, de problèmes financiers, de son statut d’immigration et pensait qu’il pouvait contribuer davantage en Haïti. Il était comme un poisson hors de l’eau ».
De retour en Haïti, il est allé travailler en tant que directeur des opérations pour Claudy Construction, propriété de Claude Guillaume, qui possède également Claudy Centre Borlette, une loterie privée populaire en Haïti. « Le gouvernement Martelly lui a offert un emploi, mais il a refusé», a déclaré l’ami d’enfance de Oriel, Alix Sainphor. « Il ne voulait pas être impliqué dans la politique, et il ne voulait pas du tout avoir affaire avec Martelly ».
Il a maintenu un profil bas ; mais des difficultés sont venues à sa rencontre. Le juge d’instruction Ivickel Dabrézil a assigné Oriel à comparaître, ainsi que beaucoup d’autres, y compris Aristide, et à lui fournir toute information dont ils disposaient concernant l’assassinat, le 3 avril 2000, du journaliste de la radio Jean Dominique et du gardien de sa radio Jean-Claude Louissaint. Oriel a dit à Dabrézil ce qu’il savait de l’affaire, témoignage qui pourrait impliquer dans le double meurtre l’ancienne sénatrice de Fanmi Lavalas et directrice de la Fondation Aristide, Mirlande Libérus – qui vit maintenant en Floride.
« Vous devez comprendre que je n’ai aucun pouvoir, pas d’argent, pas d’équipe d’avocats pour éviter de parler à Dabrézil quand il m’a assigné », dit Oriel à Haïti Liberté en 2013. « Il est en train de collecter le témoignage de nombreuses personnes. Je lui ai dit exactement ce qui m’avait été dit, ce que j’ai fait, et ce que je sais. Premièrement, je ne veux pas avoir des ennuis en cachant quelque chose ou en disant un mensonge, et deuxièmement, je pense que nous devrions arriver à la vérité dans l’affaire Jean Dominique. C’est allé trop longtemps déjà sans résolution ».
« Certaines personnes disent que j’ai accusé Aristide, ce qui n’est pas vrai », a-t-il poursuivi. « J’avais affaire à Mirlande. Je ne sais pas ce qui s’en est suivi. Elle devra donner son témoignage. Mais ne me blâmez pas en disant tout juste ce que j’ai vécu ».
Avec cette tension entre certains anciens dirigeants Lavalas et Oriel, il y avait place pour une tragédie.
« Je n’ai jamais été un trafiquant de drogue, un criminel. Je ne peux pas avoir passé toute ma vie à lutter contre un pouvoir dictatorial pour devenir l’un d’entre eux aujourd’hui ».
« Il avait reçu de nombreuses menaces de mort, en particulier en Février 2014 », a déclaré Sainphor. « A cette époque, il avait choisi de quitter Haïti et de rester en République dominicaine pendant un mois et demi. Quand il a senti que le danger était passé, il est retourné. Mais peu de temps avant sa mort, il avait reçu plusieurs menaces ».
Certains analystes haïtiens se demandent si la main cachée du «laboratoire», ainsi désigne-t-on en Haïti le complexe constitué des militaires et des services de renseignement américains, ne pourrait pas être en cause. « Il se pourrait que le laboratoire ait fait d’une pierre deux coups », a déclaré Henriot Dorcent du parti Coordination Dessalines (KOD). « Ils éliminent un gars très connecté et expérimenté qui était une fois un militant et apparemment resté favorable à la lutte du peuple haïtien pour la justice, la démocratie et la souveraineté. Et en même temps, ils laissent tomber le crime aux portes d’Aristide, sapant ainsi la mobilisation de la population contre le régime du Président Michel Martelly, leur marionnette ».
La réaction de l’ancien porte-parole de Martelly, Guyler C. Delva, secrétaire général de SOS Journalistes, ajoute foi à cette hypothèse. Lors d’une déclaration le 3 mars, Delva a rapporté que Oriel avait «constamment fait l’objet de menaces de mort de personnes proches de l’ancien président Jean–Bertrand Aristide qu’il avait accusé d’avoir ordonné l’assassinat de Jean Dominique ». En vérité, même dans une longue interview de l’ancien chef de la sécurité que Delva a rendue publique le 10 mars sur Radio Caraïbes, Oriel ne s’est prêté à accuser personne directement du crime, mais a simplement énoncé une version des événements et des circonstances qui est très suggestive. Comme l’a dit Alix Sainphor: « Guy Delva ment, altérant les propos de Oriel, montant une accusation contre lui aux fins de servir son propre agenda ».
D’autres politiciens pro-Martelly, comme Sauveur Pierre-Etienne de l’Organisation du Peuple en Lutte (OPL), ont également exprimé l’accusation que Aristide est derrière l’assassinat de Oriel.
«Aristide avait demandé à Mirlande et à d’autres de « neutraliser » Jean Dominique, qu›il voyait comme un sérieux challenger pour la prochaine présidence en provenance du parti KOZEPEP de Préval », a déclaré Oriel à Haïti Liberté en 2013. « Voulait-il dire qu’ils l’éliminent physiquement? Franchement, je ne le crois pas ».
L’enterrement de Oriel Jean est prévu pour être tenu le 11 mars au cimetière Parc de Souvenir à Port-au-Prince, où il sera déposé. Il laisse dans le deuil son épouse, Bettina, son père, Odiyel, deux sœurs, Mamoune et Gladys, et quatre enfants, deux garçons et deux filles, âgés de 27 à 12 ans.
Il convient peut-être de conclure avec les propres mots de Oriel dans son interview en 2007 avec Haïti Liberté: « Le gouvernement américain et les médias ont essayé de me dépeindre comme un criminel corrompu, comme Jean-Claude ou François Duvalier, Ti Bobo, Bòs Pent, Luc Désir, etc. Ceux qui connaissent ma trajectoire, qui savent d’où je viens dans la lutte depuis 1986, savent que ces qualificatifs ne me ressemblent pas. Ceux qui ont travaillé à mes côtés savent que je suis un militant et un honnête citoyen (sitwayen de byen). Toutefois, je reconnais que je ne suis pas parfait. J’ai fait des erreurs comme tout le monde, j’ai payé pour mes erreurs et j’ai recommencé à zéro. J’ai fait mon autocritique. Mais je n’ai jamais été un trafiquant, un trafiquant de drogue, un criminel. Je ne peux pas avoir passé toute ma vie à lutter contre un pouvoir dictatorial – des gens qui tuent d’autres, qui battent d’autres – pour devenir l’un d’entre eux aujourd’hui. Ma relation avec quelqu’un avec qui je n’aurais pas dû me lier d’amitié m’a attiré des ennuis, je ne le conteste pas. Je l’accepte. Mais faire de moi quelque chose que je ne suis pas, c’est pas bien. Au moment de vous parler, je suis très critique parce que je me suis trouvé dans une position clé. J’ai vu un gouvernement tomber piteusement. Personnellement je suis critique à l’endroit de beaucoup de personnes. Je suis critique envers Aristide, envers moi-même; je suis critique envers beaucoup de gens en position de pouvoir, parce que j’en ai vu des choses et comment finalement c’est le peuple qui a été victime. Moi, comme je l’ai toujours dit, je suis un enfant du peuple, j’ai grandi au sein du peuple et c’est là que je mourrai ».