On l’appelait Ben !

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Benjamin Dupuy a été pour moi un chef, un guide, un communiste sans commune mesure qui n’a jamais transigé sur ses convictions idéologiques et sa foi révolutionnaire.

Le plus curieux que cela puisse paraître, même ses détracteurs, ses adversaires politiques l’appelaient ainsi. C’est dire que Benjamin Dupuy, de son vrai nom, de son vivant, était devenu une marque, un icône, un label politique. L’homme ne laissait personne indifférent. Adulé par les uns et honni par les autres pour son engagement politique radical, BEN, l’homme de tous les combats et luttes pour le socialisme dans le monde, notamment dans son pays, Haïti, fut un infatigable leader révolutionnaire et idéologue marxiste doué d’un leadership hors-pair.

L’Oncle BEN, par analogie à l’un de ses modèles, le leader communiste et révolutionnaire vietnamien, Hô Chin Minh dit l’Oncle Hô, a vécu toute sa vie pour la révolution socialiste en Haïti. J’ai rencontré BEN pour la première fois à Paris vers les années 80 au Quartier latin, plus précisément, Place Saint Michel.

A l’époque, j’habitais à Rouen, en Normandie où je faisais mes études. C’est en faisant le va-et-vient tous les week-ends entre la ville de Pierre Corneille et Paris en tant que réfugié politique pour participer à quelques rares activités politiques de la Communauté haïtienne qu’un ami, disparu depuis, m’a présenté celui qui ne m’était pas inconnu ni de nom ni de réputation.

Dans cette ville, BEN avait ses habitudes. Son QG se situait Place Saint Michel dans le 5e arrondissement. Il descendait, depuis des décennies, toujours à l’hôtel Saint Séverin, un petit établissement cossu situé non loin du Boulevard et de la Fontaine St Michel. Ses rendez-vous se passent au Café-Restaurant Le Départ à l’angle du Quai St Michel et le boulevard éponyme. BEN disait souvent que, dans ce quartier estudiantin et touristique où se mêlent multiples librairies, restaurants, bars, ateliers d’art, manifestations culturelles et politiques et animé pratiquement 24/24 heures, il se sentait bien.

C’est dans cette atmosphère de « melting-pot » parisien qu’on s’est lié d’amitié. Ce jour-là, en compagnie de l’ami qui me l’avait présenté, il m’a fait un tour d’horizon de la situation socio-politique haïtienne en Haïti et dans la diaspora où les exilés politiques s’activent en organisant de plus en plus de manifestations et de rassemblements contre la dictature qui sévissait à Port-au-Prince. Pour BEN, la chute de la famille des Duvalier était proche et qu’il fallait s’activer et accompagner ce mouvement afin de précipiter au plus vite la fin du régime dictatorial. Il me disait que, compte tenu de la profondeur de l’infiltration de son Mouvement de libération d’Haïti (MHL) dans la masse haïtienne en Haïti, il ne donnerait pas longtemps pour obtenir le départ de Jean-Claude Duvalier. Nous étions en 1984.

En effet, deux ans plus tard, le peuple haïtien a eu raison de cette dictature vieille de 29 longues années après la mort des 3 jeunes écoliers des Gonaïves. A ce moment, BEN et quelques-uns de ses amis et camarades politiques venaient de créer à Brooklyn, New-York, l’hebdomadaire Haïti Progrès.

Classé résolument à gauche et ayant une ligne éditoriale ne laissant aucune équivoque sur l’objectif de ses fondateurs, le journal qu’on a surnommé très vite « L’hebdomadaire de Flatbush » va s’imposer en tant que l’organe de Référence de toute la gauche haïtienne. Les deux articles de Kim Ives consacrés au fondateur de ce journal et ce grand homme que fut Benjamin Dupuy en ont déjà démontré la cohorte d’intellectuelles qui, dès le départ, avait rejoint la Rédaction du journal et a su donner le meilleur de leur compétence intellectuelle et politique pour faire de Haïti Progrès ce qu’il était devenu jusqu’au retrait de BEN suite à des dissensions internes.

Depuis cette fameuse rencontre, je gardais une relation continue avec celui qui devenait pour moi au fil du temps un ami, un camarade et un patron. Un ami, dans la mesure où à chacune de ses venues en France ou de passage dans la capitale française, il m’appelle pour qu’on puisse se voir et boire un verre au café Le Départ. Ce fut ainsi jusqu’au dernier moment de sa vie où il ne pouvait plus voyager et donc ne venait plus en Europe.

Un camarade. Pour ceux qui ont eu la chance de fréquenter BEN, ils savent tous qu’il était quelqu’un de très persuasif et motivant à la fois, surtout quand il s’agissait de convaincre une femme ou un homme à rejoindre l’une ou l’autre des différentes organisations politiques qu’il a contribué à monter. Adrienne Gilbert, une ancienne prisonnière politique libérée de la prison de Fort-Dimanche en compagnie de 11 autres prisonniers suite au kidnapping de l’ambassadeur américain Clinton Knox en 1973 par un commando de 3 personnes et après des séjours au Mexique, Cuba et l’URSS, que BEN aida à s’installer en France comme tant d’autres anciens prisonniers politiques, m’a conté l’efficacité politique de ce chef de Parti, doué d’un pragmatisme et d’un sens de responsabilité qui le plaçaient au-dessus de ses adversaires.

Discret, efficace et perspicace, ce meneur d’homme qu’a été Ben Dupuy avait aussi le don de réussir tout ce qu’il a entrepris dans le domaine politique. C’est ainsi qu’il a pu me convaincre, tout en étant Permanent au Parti socialiste français (PS), d’être une des têtes de pont de tous ses Mouvements politiques à Paris.

Mais, en franc stratège politique et ne mettant pas tous ses œufs dans le même panier, histoire de protéger le noyau dur de ces Organisations révolutionnaires, jusqu’au moment où vous lisez cet article, je l’avoue, je n’ai jamais su qui était vraiment le véritable chef en Europe. Je sais seulement que j’avais un rôle de premier plan pour organiser des rencontres pour lui avec le milieu intellectuel haïtien et français et ceci jusqu’à ce que j’aie décidé de retourner définitivement en Haïti en 2007. Enfin, un patron. Mise à part que je commençai à collaborer très tôt mais de manière sporadique à Haïti Progrès avec des articles d’analyses politiques, ma collaboration avec BEN devenait effective et permanente dans le cadre du journal tout au début des années 90 à l’avènement du Mouvement Lavalas du Père Jean-Bertrand Aristide à l’église Saint Jean Bosco.

C’est à cette époque que la Rédactrice en chef du journal, Jeanie Loubet, qui est une française, m’a demandé de faire un compte rendu hebdomadaire sur les activités de la Communauté haïtienne. Une communauté qui devenait de plus en plus active et où la politique haïtienne prenait une place de plus en plus proportionnelle.

Ben Dupuy

Ainsi, elle a créé la rubrique « Dans la diaspora haïtienne » devenue par la suite « Dans le Dixième département » dans laquelle je faisais chaque semaine un tour d’horizon des activités communautaires. Au même moment, toujours Jeanie Loubet, m’a sollicité pour la chronique « Coup d’œil sur le monde », rubrique occupée par plusieurs rédacteurs en fonction de l’actualité dans le monde. Au fil des ans, j’occupais quasi exclusivement cet espace du journal. Entre-temps, je suis devenu Correspondant permanent d’Haïti Progrès en Europe notamment à Paris et aussi responsable de sa distribution sur le vieux continent. Les liens se rapprochent plus étroitement avec BEN à qui je devais rendre compte de la vente du journal à chacun de ses passages à Paris.

Me faisant une confiance absolue, c’était une des caractéristiques de BEN, faire confiance à ceux qui travaillent avec lui, à aucun moment il ne cherchait à savoir combien d’argent était disponible sur le compte du journal à Paris, je lui présentais le solde et c’était bon. Tout ce qui l’intéressait c’était que le plus grand nombre de gens lise ce journal « qui offre une alternative » et véhiculait un message de lutte révolutionnaire et socialiste à travers Haïti et aussi dans le monde. Je me souviens de ce voyage en Belgique en compagnie de BEN au cours des années 90 après le renversement du Président Jean-Bertrand Aristide. Plusieurs associations progressistes de Bruxelles avaient invité des leaders politiques progressistes du monde entier dont Ben Dupuy à venir exprimer leur solidarité avec le peuple haïtien et demander le retour au pouvoir sans condition du Président renversé par le coup d’Etat sanglant du général putschiste, Raoul Cédras.

Rejoint par d’autres camarades politiques haïtiens vivant en Belgique, dont Pierre-Renaud Darguste, Joe Rodney, entre autres, ce jour-là BEN, en révolutionnaire visionnaire haïtien et leader politique communiste, a délivré un message d’une portée politique universelle qui a fait trembler l’amphithéâtre où se déroulaient les deux journées de débats sur la lutte des peuples du Tiers-monde pour leur émancipation et leur indépendance politique des puissances impérialistes. Une autre fois, ce fut l’accueil triomphal qu’a fait le Club des intellectuels haïtiens de la brasserie du Luxembourg du Quartier latin à Paris. Ce haut lieu de l’intelligentsia haïtienne où se réunissent chaque samedi depuis plus d’un demi-siècle des érudits haïtiens de toute discipline. Loin de leur pays natal, Haïti, ces professeurs, médecins, journalistes, diplomates, universitaires, historiens, économistes, étudiants, etc, passent en revue depuis des décennies tout ce qui se fait et qui se dit à Port-au-Prince. Un lieu qui a accueilli bon nombre d’hommes et de femmes politiques haïtiens de passage en France mais qui a vu fuir aussi tant d’autres, par peur de se faire étriller, intellectuellement parlant bien sûr, par ces lettrés qui ne font aucune concession.

Un jour, la bande m’a demandé de ramener BEN que certains connaissaient que de nom, histoire, espéraient-ils, de tester ses connaissances et son savoir en le « cuisinant » comme ils en ont l’habitude. D’autres s’accrochaient à l’idée que jamais le patron d’Haïti Progrès n’oserait venir les affronter. Informé que BEN devait venir en mission en Europe, j’ai mis son nom sur l’agenda du groupe pour être leur invité. Le message est passé. L’espace réservé à la brasserie du Luxembourg qui a donné son nom à ce Club élitiste est plein comme un œuf. Tous ou presque étaient là. Du Professeur Gérard Aubourg, le doyen au Dr Antoine Fritz Pierre en passant par l’économiste Waner Cadet, l’historien d’art Carlos Célius sans oublier le journaliste Maguet Delva ou encore le Dr Daniel Talleyrand, le professeur de mathématique Paul Baron ou le professeur de physique et chercheur à l’Université Paris VI (Sorbonne-Université) Edgard Numa, le Dr Paul Jean-François, tous s’agglutinaient sur les canapés en cuir rouge du Luxembourg attendant mon arrivée en compagnie de Ben Dupuy.

il a démonté arguments contre arguments tous les à priori que la plupart avait contre ou sur lui avant de plier, comme une crêpe, tout ce beau monde qui, finalement, lui a fait une « standing ovation »…

Il est 16 heures. Je suis passé chercher BEN à l’hôtel Saint Séverin qui est à une dizaine de minutes à pied de la fin de la rue Soufflot et du Jardin du Luxembourg près desquels se situe la fameuse brasserie. A 16 heures 30, nous voilà débarqués. L’ambiance est survoltée. BEN et moi prenions place. Comme un tribunal, celui faisant office de Procureur, le professeur Gérard Aubourg, le maître du lieu, ouvre la séance. Après une courte présentation, le débat peut commencer. Pour ceux qui n’ont jamais rencontré ou fait face à un Ben Dupuy quasi polyglotte, il y a erreur sur le personnage. Ils ne s’imaginent pas un instant que BEN allait pouvoir leur tenir tête avec une aisance déroutante dans la langue de Molière quasi sans interruption. Ils sont dans le déni qu’ils ont toujours entendu sur le patron d’Haïti Progrès. Pour eux, BEN n’était qu’un simple leader politique haïtien auto-proclamé comme il y en existe pléthore en Haïti et dans la diaspora.

Ils enchaînent questions sur questions, sur tous les sujets : politique, économie, diplomatie, la fin du communisme dans le monde, la chute de l’URSS, la transformation de la Chine en économie de marché, ses relations avec Aristide, sa proximité avec la Libye de Mouammar Kadhafi, ses entrées et sorties des Etats-Unis alors qu’il est connu pour être un communiste invétéré, et patati et patata.

BEN, comme à son habitude, a écouté religieusement les interrogations des uns et des autres avant d’enchaîner avec un calme Olympien qui ferait pâlir n’importe quel Cardinal. Sans dévier de son fil conducteur et sans se laisser déborder ni sur sa droite ni sur sa gauche, il a démonté arguments contre arguments tous les à priori que la plupart avait contre ou sur lui avant de plier, comme une crêpe, tout ce beau monde qui, finalement, lui a fait une « standing ovation » et l’a félicité pour ses analyses pertinentes sur l’histoire socio-politique d’Haïti et sa grande connaissance géopolitique et stratégique du monde post-communiste.

Depuis, BEN était adopté par ce Club du Luxembourg comme on dit et jusqu’à mon départ pour Haïti, il n’a jamais raté une occasion quand il était de passage dans la ville lumière pour ne pas venir saluer ces intellectuels haïtiens qui opinent sur tout qui se passe en Haïti depuis les sièges confortables d’une brasserie parisienne loin, très loin du centre de gravité qu’est  Port-au-Prince.

Dans ce modeste article, je n’ai pas la prétention de conter la vie politique si intense, si riche de cet homme qui a marqué sans aucun doute l’histoire politique de la gauche haïtienne de ces cinq dernières décennies. D’autres le connaissaient certainement mieux que moi, comme l’a prouvé, d’ailleurs, les deux textes du camarade Kim Ives en hommage à celui qui fut un grand « Mapou » sur le plan idéologique et politique parmi les milliers d’arbres qui constituent la forêt politique haïtienne.

Benjamin Dupuy a été pour moi un chef, un guide, un communiste sans commune mesure qui n’a jamais transigé sur ses convictions idéologiques et sa foi révolutionnaire. Comme Ernesto Che Guevara, le révolutionnaire cubano-argentin, l’un des hommes de la Sierra Maestra, est devenu Che pour le commun des mortels. Benjamin Dupuy, cet enfant du Cap-Haïtien qui avait fait de la défense des masses populaires haïtiennes un sacerdoce en embrassant la lutte révolutionnaire comme moyen pour y parvenir et en consacrant sa vie à la poursuite de ce noble objectif, était devenu BEN que ce soit pour ses proches et ses ennemis.

A la fin du mois d’avril, toi qui étais un éternel optimiste nous as quittés avec l’espoir que la lutte continue. Alors Benjamin Dupuy voyage en paix. Ce diminutif dans le milieu de la gauche révolutionnaire, l’on n’est pas prêt de l’oublier. Repose en paix camarade BEN !

WKF

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