« Un miroir est une surface polie, faite pour réfléchir, mais parfois bien impolie quand elle vous fait réfléchir »
Gérard de Rohan Chabot
Une fois, deux fois par jour, le matin et le soir, ou même plus souvent, on se voit, on se regarde dans un miroir, ce vis-à-vis sans état d’âme qui nous contemple droit dans les yeux, imperturbable, silencieux. Rien de nous-mêmes, rien de notre « âme » n’échappe à ce reflet de nous-mêmes. Il sait ce qui se cache derrière un demi-sourire, un plein sourire, un froncement de sourcils, un renfrognement du visage, même furtif. C’est devant le miroir que s’arrête tout mensonge, c’est au miroir qu’on confie les secrets les plus intimes, jusqu’à la haine d’un rival qu’on voudrait étrangler… mais hélas ! Quel confident ! Quel ami ! Gen zanmi pase zanmi, gen zanmi o…
Malheureusement, il y en a qui aiment trop se regarder dans le miroir. Ainsi, tel mec voudrait se voir beau garçon dans la glace, avec des airs de Casanova, de séducteur, de tombeur, alors que plusieurs filles lui ont déjà dit, cent fois dit qu’il est plus vilain qu’un koukou, plus gauche que le dernier des mazora : affronts suprêmes pour un « don Juan ». Mais le bonhomme n’en démord pas, il s’attend à ce que le vis-à-vis lui renvoie une image casanovate de son physique, de son être. À force de se coller au miroir, gageons qu’il finira par ne plus se voir. Et ce sera tant mieux pour le regardant et le regardé.
Un ancien tortionnaire qui pourrait avoir été un bourreau sous Papa Doc ou une taupe de la police internationale de défense de l’État (P.I.D.E.) sous la dictature de Salazar au Portugal, ou un soumaren des services de sécurité intérieure et extérieure du Chili, de l’Argentine et de l’Uruguay dans le cadre du plan Condor, et qui aime à se regarder dans le miroir, est aujourd’hui très malade, à l’âge la prégagatude, s’il n’est pas déjà gaga. Il se regarde non pas pour y voir un Casanova, mais pour laisser défiler au ralenti le film de sa vie de bourreau.
C’est devant le miroir que s’arrête tout mensonge, c’est au miroir qu’on confie les secrets les plus intimes
Il pourrait avoir étranglé un militant influent du Parti d’entente populaire (PEP) ; il aurait pu être celui qui avait abattu Amilcar Cabral, ou encore celui qui avait écrasé d’un coup de hache les doigts du guitariste, militant communiste chilien, Victor Jara. Bref, c’est une sorte de « tueur universel ».
Quoiqu’il en soit, cet exécuteur des basses œuvres est arrivé à l’âge de l’impotence, de la sénescence, de la déchéance, de la bavence, de l’impuissance, de l’atestostéronance. Il n’a qu’un seul ami, un seul confident, le miroir, son compagnon qui sait tout. Sa femme qui l’a parfois soupçonné de malfaisance, de malveillance n’a jamais pu le barrer la main dans le sac. Elle est là, « bien vieille, au soir, à la chandelle, dévidant et filant », observant le salopard toujours allongé sur le grand sofa au salon, les yeux dans les yeux du miroir, une loque humaine en attente de la grande traversée.
De temps à autre, le salaud laisse entendre un long gémissement dont il ne sait lui-même si c’est un frémissement de honte, de dégoût, d’horreur ou de regret. Est-ce qu’il se dit : un homme qu’on a tué de ses mains, deux hommes, trois hommes, plusieurs êtres humains, plusieurs innocents qu’on a exécutés, ce n’était pas si grave ? Mais à l’heure de la mort qui rôde autour, l’animal est tourmenté. Le miroir lui rappelle qu’en enfer on « brûle éternellement » pour « péchés mortels » et crimes sans châtiments.
Sa femme, assise tout près de lui, qui l’entend grommeler : « miroir, ce n’est que mensonge, baliverne, racontar de curés, m ta kase w en miettes et morceaux », le ramène sur terre et le met en garde : « Non, du calme, ne t’en prends pas quand même au miroir, il te dit la vérité. Il est ton seul et vrai ami ».
De guerre lasse, d’épuisement à se remémorer ses malfratudes, ses atrocitudes, ses homicitudes, l’énergumène finit par se mettre au lit. Le lendemain matin, au pipirit chantant, il est déjà sur pied, à nouveau devant lui-même, enfin, devant son image. À mi-voix, de façon inintelligible, il cite des noms. À chaque nom égrené, le miroir lui rappelle une date, un lieu, des cris d’épouvante, des déclarations d’innocence, les voix éperdues de parents à la recherche des leurs, des sanglots étouffés ; le bruit sec, mat d’une balle dans la nuque ; des corps jetés dans une fosse commune par une nuit sans lune ; des opposants à la dictature de Pinochet jetés, la nuit, les yeux bandés, dans les eaux du Pacifique, à partir d’hélicoptères livrés par le Pentagone.
Une autre fois, entre mille jurons, l’animal s’en prend au miroir dont il voit, dans ses délires, les miettes et morceaux scintillants à ses pieds. C’est l’odeur âcre du sang qui le poursuit, ce sont les yeux exorbités d’un militant qui reçoit des décharges électriques aux testicules et qui hurle de douleur ; c’est le regard effarouché, affolé, horrifié de cette femme qu’on a violée une énième fois en sa présence ; spectacle dont il a joui y compris le moment d’éjaculation du bourreau violeur. Plaisir sadique, morbide d’un malade mental profondément disloqué.
L’énergumène s’interroge : ai-je en face de moi un regard loyal et franc ? Vite, le miroir le ramène à la réalité : c’est vous qui avez le regard faux, fuyant, insaisissable, oblique, glauque, hébété, hagard, terrible, mauvais, inexpressif, lugubre, ténébreux ; comme je vous vois là, vous êtes mort, avec vos pupilles fixes. « Non ! miroir, je ne suis pas mort ! Foutre ! Je te brise de suite, et fais de toi un amas de zenglen », s’écrie-t-il.
Madame, toujours « dévidant et filant », aiguillant et cousant, reste un moment interloquée, puis interrompt le salopard : « Tu as vu venir la mort, tu te vois même mort. Alors tu as dû avoir fait mille coups de salaud au temps de ta toute-puissance. Le miroir a dû te dire la vérité, il t’a rappelé peut-être des atrocités que tu m’as longtemps cachées. Tu te souviens, tu quittais la maison tard le soir, me disant que tu allais ‘‘en inspection’’ ; ou bien tu étais constamment en « voyage d’affaires ». Ah ! Les miroirs, sais-tu, ce n’est pas seulement pour montrer les visages, c’est aussi pour nous rappeler notre passé qui nous suit. Quand il est constellé de malveillances c’est comme une suie qui nous colle au visage. »
Les miroirs sont comme la conscience. On s’y voit tel qu’on est.
Le criminel s’essuie la figure : « Il n’y a pas de suie sur mon visage, je suis propre ». « Mais non, répond la femme, tu n’y es pas mon grand. Quand je parle de suie c’est une métaphore ; d’ailleurs, je parle en parabole. Tu as peut-être tout un passé recouvert de suie, ton ‘‘âme’’ n’est peut-être que de suie, noire de forfaits. Le miroir t’a sans doute montré tout le kaléidoscope de ta vie. Respecte les miroirs, c’est par eux que passe la mort ; ils sont comme des portes qui s’ouvrent et se ferment : le suivant, ki lès ki te la avan ? Le suivant… »
« Quand tu te regardes dans le miroir, qu’est-ce que tu y vois de si terrible ? Tu t’y vois même mort. Aurais-tu un passé d’homme de main, de sale tueur à la solde d’un chef quelconque ? Un passé qui te prend maintenant à la gorge ? Étouffes-tu sous le poids de souvenirs monstrueux ? As-tu jamais tué un homme, une femme, un vieillard, ou même un enfant, de tes mains ? As-tu jamais donné l’ordre ou reçu l’ordre de faire tuer quelqu’un ? As-tu quelque chose à te reprocher ? De quoi as-tu été coupable ? As-tu été l’exécutant des basses œuvres de quelque satrape ? Bref, as-tu été un salaud, un meurtrier ? »
Le malfecteur se met à trembler et revoit en mémoire ses crimes : une fois, sous ses ordres, trois membres d’une cellule de militants qualifiés de communistes ont été torturés, en sa présence, jusqu’à ce que mort s’ensuive. L’assassin était de toutes les dictatures, ici et ailleurs, vendant ses services de bourreau impitoyable ; il se rappelle avoir côtoyé bien de « grands hommes » (sic) qui appréciaient son « style » ; il sait avoir du sang sur les mains, c’était sa façon à lui de gagner sa vie, de se « sentir dans sa peau (resic) ». Il aimait « aller en inspection », aller « à la chasse du gibier ». Ma parole, quelle vie !
Les miroirs sont comme la conscience. On s’y voit tel qu’on est. Le tortionnaire subissait, impassible, la violence que lui renvoyait son image. Il se voyait interrogeant « suspects », « coupables », opposants, « communistes », tous les ennemis du pouvoir, du pouvoir des grands, des décideurs qui croient que le pouvoir leur revient de droit, même s’ils sont une infime minorité à en jouir. Ils disent qu’ils sont « les plus capables ». On penserait même, à les voir agir, qu’ils auraient une « mission divine »…
Le crapule se revoyait, horrible, affreux, odieux au sommet de son pouvoir de tortionnaire. La mort n’étant pas bien loin, l’homme dont tous les systèmes avaient lâché parce qu’il était atteint d’une maladie incurable, se mit à trembler. Il vit des cadavres s’empiler sur lui, l’ensevelissant presque. Des cris aigus de douleur venant d’outre-tombe assiégeaient ses oreilles. L’odeur de sang âcre gênait sa respiration. Confusément, il sentait venir la mort.
Le tortionnaire allongé sur le divan du salon commença à hoqueter, à râler ; sa respiration se fit haletante ; ses yeux devenaient vitreux. Sentant la vie céder le pas à la mort, le mourant se retourna pour donner dos au miroir tout en lui murmurant, dans un dernier hoquet : « Adieu, nous ne nous verrons plus… ».
4 juillet 2020