La mort de Manno Charlemagne m’a autant fait mal et attristé que celle de mon jeune frère François enlevé à notre affection après avoir été brutalement kidnappé et lâchement liquidé en mai 2007. Dans mon imaginaire, et je ne suis sans doute pas le seul, Manno ne pouvait pas mourir. De par la richesse lumineuse de son œuvre musicale d’artiste longtemps engagé, de son répertoire, immense porte-voix des revendications des pi piti, des écrasés d’un système féroce, Manno Charlemagne ne pouvait être, à mes yeux, qu’immortel.
Évoquer le souvenir de Manno, remuer la cendre encore chaude de cette disparition attendue du reste, c’est laisser dérouler au ralenti le film d’une vie artistique, militante, rebelle, exaltante, au service de cette majorité oubliée, refoulée, piétinée, humiliée dont il s’est fait le porte-parole et le défenseur à travers des chansons fortes, au phrasé empreint d’une poétique, d’une esthétique dont il avait le secret:
Pouki lavi pa separe
Egal ego fifti fifti
Pouki kè nou pran pàn motè
Pouki lanmou gen gou doulè
Seules des entrailles bénies par le courage et la dignité d’une vie maternelle exemplaire ont pu donner naissance à une progéniture qui allait devenir la référence obligée pour tous les hommes et toutes les femmes révoltés contre la barbarie, l’arbitraire, les atrocités, les furies, les folies, les extravagances d’un régime despotique en qui les forces du mal, les forces maléfiques de l’étranger oppresseur avait mis toutes leurs complaisances. Sans cesse, sans désemparer, Manno montre le chemin à une lajenès ki pa ka inosan:
Se konviksyon w ki pou kenbe w…
Se lite tout bon pou lite pou sa chanje…
Sa k ka chanje koulè lavi a
Se lite kont move zangi yo
Le répertoire de chansons de Manno est comme une fontaine de savoir où sont venus et viennent encore se désaltérer jeunes, moins jeunes et vieux avides de comprendre le mode de fonctionnement d’un système qui leur échappe
La paysannerie refoulée dans “le pays en dehors”, les femmes s’éreintant au travail dans les usines appartenant aux gros paletots, les chômeurs lassés de se nourrir de l’ennui et du découragement, les Haïtiens sans dossier, les désespérés des bas-quartiers, les orphelins des nuits d’encre de la dictature, tous avaient trouvé en Manno la voix qui revendiquait en leur nom, la voix qui leur avait montré le chemin de leur dignité, la voix qui dénonçait haut et fort les injustices, la voix qui leur avait donné la voix au chapitre, la voix qui les encourageait à sortir nan malè m ye, à revendiquer pour que enfin change leur vie.
Le répertoire de chansons de Manno est comme une fontaine de savoir où sont venus et viennent encore se désaltérer jeunes, moins jeunes et vieux avides de comprendre le mode de fonctionnement d’un système qui leur échappe; avides de mieux saisir des rapports plutôt flous entre les catégories sociales, rapports qui leur échappent; ouverts à d’autres horizons, d’autres approches, d’autres compréhensions d’un monde aux contours parfois insaisissables.
Les chansons incisives de Manno sont une tribune d’où partent des signaux de direction à suivre. C’est à nous de partir à l’aventure du rêve collectif de coumbiter ensemble pour bâtir un autre monde, un autre avenir, une autre humanité:
Pran lawout san konnen jouk
ki kote sa prale…
Se lite tout bon pou lite
pou sa chanje
Et ce ne sont pas les gros paletots qui vont lutter aux côtés des pi piti pour enfin atteindre ce rêve de pleine humanité. Cette lutte intéresse tous ceux et toutes celles qui n’ont rien à perdre, et qui ont tout à gagner à monter à l’assaut des citadelles d’exploitation de leur force de prolétaires:
Moun ki klas defavorize
Ki pa gen anyen pou n sere
Lit sa a se nou li konsène
Une lutte au cours de laquelle les défavorisés, les refoulés, les rejetés, les bousculés, les opprimés, les méprisés, les exploités, les humiliés, les ratatinés sous le poids de longues et éreintantes heures de travail sous-payées apprennent à bien connaître, à mieux connaître leur ennemi de classe, à mieux cerner les contours d’une vie
Ki mal pataje
Ki fè nou oblije rete
Lan w si bondye vle
En donnant une voix à la paysannerie, aux ouvriers, aux démunis, aux pauvres, aux malere, aux plus faibles, aux millions de voix étouffées, garrottées, baillonnées, muselées, éteintes, aux millions de voix sans aucune voix, Manno leur apprend à connaître et à combattre l’ennemi commun, l’État, la bourgeoisie:
Men leta byen plase
Pou l kraze brize lè l vle
Enterè pi piti
Pou fè laboujwazi plezi
Toutefois Manno met en garde cette jeunesse, cette paysannerie, ces laissés-pour-compte. Il leur enseigne que la bourgeoisie ne comporte pas que des éléments malsains qui sont les ennemis jurés des masses, il leur demande de savoir trier l’ivraie du bon grain:
Kòm nou kapab analize
Yon pouriti pou sa li ye
Lan erè nou pa pral tonbe
Roumain Lespès Étienne Charlier
Nan boujwazi ke yo te ye
Te demaske malpwòprete
Il n’y pas que l’ennemi intérieur. Manno, “homme de vigie du grand bateau fou” de la nation qui vogue à la dérive depuis longtemps, a déjà identifié l’ennemi extérieur qui avance sous des formes diverses, sous des masques divers. Les plus dangereux de ces ennemis extérieurs sont les organisations mondiales, paravent de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international, brigands internationaux de mèche avec le grand capital:
Òganizasyon mondyal yo pa pou nou ye
Sa la pou ede vòlè yo piye devore
Ennemi intérieur et ennemi extérieur se donnent la main pour assujettir les pi piti, pour leur passer la camiole de force s’ils veulent se syndiquer, s’ils veulent revendiquer, s’ils veulent réclamer leur droit, pacifiquement, mais aussi par la violence, le cas échéant. Eltle plus dangereux pour les classes opprimées n’est pas forcément celui qu’elles pensent:
Reyaksyonè soudevlope yo sa pi danjere
Lè enterè yo menase se yo ki toujou rele
Tout fòs entèvansyonis yo pou pèp ki soulve
Manno met en garde justement contre ce réactionnaire sous-développé, ce ti nèg ti zòrèy ou ce grimo tèt siwo qui profite de «l’aide» du bon papa entènasyonal pour tirer ses marrons du feu, pour s’enrichir car se vòlè li ye:
Mwe tande gen oun kòb yo pral prete
Pou zòn Sid devlope…
1 an 2 zan pase
Ren tout fanmi mare...
Yon ti jenn nonm pase
Lan oun machin byen kage…
Fon kès la ap epuize…
Nonm nan pat konsène
Car se vòlè li ye
Se manje l ap manje…se vre
Depuis longtemps, cette gargotte était à l’honneur, ce détournement de fonds au profit d’un petit nombre, de ce petit nombre de nantis bouffis de préjugés réclamant que le pouvoir aille “aux plus capables”. Mais il a fallu que monte au ciel de souffrances séculaires, la voix revendicative de Manno en écho aux clameurs revendicatives des masses déshéritées pour que les marginalisés, les opprimés commencent à souffler, à analyser, à comprendre, à se hisser sur le devant de la scène politique pour dire avec Manno: non à l’injustice, non à la corruption, non à l’indécence, non à l’immoralité, non au mépris du peuple souffrant, oui à l’espoir, oui au bien vivre, oui à la vie!
Mais Manno, l’homme qui chante et porte les revendications des opprimés, l’homme qui peut être très dur pour exprimer les rudes réalités de classe, qui est prêt à:
voye oun plòt krache
Pou chen ayisyen k ap di yo kiltive
K ape fè komès ak mizè refijye,
ce Manno-là est ausi très sensible, très tendre, très affectueux, très poétique qui rend hommage à sa mère, lui dit son affection, et à travers elle, s’adresse à toutes les mamans:
Pou valè mizè ke w pase
M pa kwè m ap janm fin peye w…
Manman cheri se ou k tout vi m
Detèminasyon m
Jès tandrès afeksyon manke
Tout sa kòz de sitiyasyion m…
Ou wè ke mwen devwe
M chèche lavi pou m pa kite w soufri
Se pa anvi k manke
Il paraît se jou pa nou an k poko
rive manman
Manno Charlemagne: une fontaine de savoir, une tribune ouverte pour tous ceux-là qui veulent et peuvent comprendre la vie à travers la réalité de la lutte des classes et qui n’ont pas (encore) eu l’occasion de lire Marx, Gramsci, Lénine, Trotsky, Fanon, Rosa Luxemburg, Howard Zinn, Fidel, le Che. Manno Charlemagne, une tribune vivante à lancer revandications après revandications, une voix puissante qui s’est faite la voix des sans-voix, des parias, des exclus, des déshérités et qui est parti après avoir recommandé:
Pèp kanpe sou de pye
Desten w se lan men w
pou l ye
Ouvè je w klè pou veye
sanzave…
Manno Charlemagne est parti pour le dernier voyage aux premières heures du matin du 10 décembre. Son ?uvre musicale, sa voix chaude porteuse des revendications populaires, son naurel bon enfant et primesautier, sa versatilité à exprimer les malheurs des couches profondes du peuple, ne nous quitteront pas. Ils continueront à porter notre tendresse, notre humanité à ce point d’incandescence qui nous émeut à chaque fois qu’il faudra défendre les opprimés, les oubliés, contre la haine, l’exclusion et l’oubli.
Manno Chalmay, w ale, ki lè wa vini wè n ankò, w ale…
13 décembre 2017