Très intéressant le micro trottoir qu’a mené le quotidien Le National dans les rues de Port-au-Prince au cours de la semaine du 22 mai 2020 auprès des passants sur l’échéance du mandat présidentiel qui serait en 2021. A l’unanimité, les gens disent que ce débat ne les intéresse nullement et surtout que ce n’est pas le moment. Selon ces gens qui représentent diverses catégories de la société sans être pour autant un échantillon représentatif de la population, ils croient que les deux protagonistes (opposition et pouvoir) ont tort de se lancer dans cette guéguerre dans cette conjoncture. « Que vient faire ce débat dans ce contexte ? » s’interroge un passant en guise de réponse au journaliste.
Que ce soit des étudiants ou des chauffeurs de Tap-tap ou encore des marchands ambulants, leurs préoccupations sont à mille lieux d’un débat qui ne leur rapporte rien sinon qu’à détourner leur attention des vrais problèmes du pays. Toujours selon Le National qui a recueilli les propos de ces citoyens inquiets qui opinent sur la question « Nous sommes des cobayes, des gens sans importance. Notre vie ne vaut rien aux yeux de ces politiques. L’important pour eux c’est la conquête du pouvoir par n’importe quel moyen » ont-ils déclaré. Enfin, pour ces simples citoyens, Jovenel Moïse et André Michel c’est Bonnet blanc et Blanc Bonnet avant de conclure par cette phrase lapidaire « C’est dégoûtant de constater à quel niveau nos dirigeants sont irresponsables. Au lieu de se mettre ensemble pour combattre la pandémie en nette croissance dans le pays, ils ont d’autres préoccupations » assènent-ils. Qu’importe ! Les deux camps n’entendent pas attendre la fin de la pandémie Covid-19 pour s’affronter sur la question des électorales et la fin du mandat présidentiel.
pour ces simples citoyens, Jovenel Moïse et André Michel, c’est Bonnet blanc et Blanc Bonnet
Puisque, d’après le Président du MTV-Ayiti (Mouvement Troisième Voie d’Haïti) l’homme d’affaires Dr Réginald Boulos, « La question de la fin du mandat du Président Jovenel est très claire. A la lumière de l’article 239 du décret électoral du 2 mars 2015 qui précise la durée des mandats des élus des élections de 2015 qui se sont poursuivies en 2016, à la lumière de l’accord du 5 février qui a mis en place le gouvernement de transition pour poursuivre le processus électoral entamé en 2015 et à la lumière de l’article 134.2 de la Constitution qui est précis et on ne peut plus clair, le mandat du Président Jovenel Moïse prend fin le 7 février 2021. » Pourtant, la lettre du Président Jovenel Moïse au Président du CEP, Léopold Berlanger, lui demandant de mettre la machine électorale en marche, comporte un autre point très important pour le processus. Le chef de l’Etat en a profité pour demander à l’organisme électoral de modifier le projet de loi électorale qui avait été déposé au Parlement avant sa caducité au début de l’année 2020. Dans sa démarche, la présidence de la République souhaite que ce projet de loi devienne « Un projet de décret électoral » afin de donner un cadre légal adapté à la conjoncture politique vu que le Président dirige le pays par décret depuis le deuxième lundi du mois de janvier 2020.
Une demande qui ne pose aucun problème au Conseil Électoral Provisoire dans la mesure où en tant qu’institution il doit lui aussi s’adapter au contexte politique. Au cours du mois de juin 2020, le CEP devait répondre positivement à la demande du Président Jovenel Moïse en lui faisant parvenir ledit projet de décret électoral pour être transformé en décret électoral présidentiel définitif et publié au journal officiel Le Moniteur. Il reste maintenant à faire accepter ce décret par l’opposition qui fait déjà de la date du 7 février 2021 un « Casus belli » vis-à-vis du pouvoir. Car, pour l’avocat André Michel l’un des porte-paroles du Secteur Démocratique et Populaire (SDP), l’article 134.2 de la Constitution ne laisse aucune ambiguïté sur la fin du mandat présidentiel tout en faisant bien sûr l’impasse sur l’article 134.1 de cette même Constitution qui ne cesse de donner lieu à diverse interprétation suivant le point de vue de chaque acteur et de son positionnement politique du moment. En tout cas, la bataille des chiffres s’annonce rude pour ces frères ennemis.
Bien que pour certains il y ait peu de chance que l’opposition gagne ce pari vu qu’il est peu probable qu’elle arrive à mobiliser la population sur cette thématique dans une conjoncture qui, le moins que l’on puisse dire, ne lui est guère favorable. D’ailleurs, avec cette histoire de Coronavirus, le pouvoir s’est vite abrité derrière des lois qui le mettent à l’abri de toute grande mobilisation populaire et ce jusqu’à ce que le permette la situation sanitaire. Entre-temps, il continue de mettre en place les bases de lancement pour des élections dont la population ne voit pas l’utilité en ce moment puisque celles-ci ne sont pas une priorité pour elle. Alors, ne serait-il pas plus judicieux pour les responsables de l’opposition de se positionner sérieusement et objectivement en alternative à l’actuel pouvoir au lieu de dépenser tant d’énergie dans un combat pour lequel très peu de gens seraient prêts à les suivre? Réginald Boulos du MTV lui-même l’a reconnu quand il a dit « Le Président n’est pas vraiment conscient de la réalité de misère, de souffrance et de faim que vit le pays et il semble vivre dans une bulle faite d’incompétence et d’arrogance. Comment parler d’élections dans un pays rongé par la violence, l’insécurité, la faim et une épidémie qui commence à peine ? » déclaration rapportée par Le Nouvelliste du 29 mai 2020.
Alors, regardons d’un peu plus près le fameux article 134.2 de la Constitution qui semble être le point de la discorde entre l’opposition, une partie de la Société civile et le chef de l’Etat. Jovenel Moïse a prêté serment le 7 février 2017. Nous sommes déjà à une année d’écart après le départ du Président Michel Martelly du Palais national. Un délai qui devrait déjà attirer l’attention de tous ceux qui font de l’article 134.2 le graal de la Constitution. Poursuivons la logique toujours sous l’hospice de l’article 134.2. Avant Jovenel Moïse, il y a eu une présidence provisoire de la République conduite par le Président du Sénat, Jocelerme Privert, élu au second degré par l’Assemblée Nationale le 7 février 2016 afin, justement, d’empêcher un vide du pouvoir exécutif et surtout pour rester dans ce qu’a prévu l’article 134.2 qui intéresse tant de monde. Enfin, un nouveau scrutin a été organisé au cours de cette même année 2016 par le nouveau pouvoir afin de boucler le processus de l’élection présidentielle débuté depuis 2015, une façon justement pour que le Président élu inaugure son mandat au moins avant le jour-J de la fin de l’ancienne mandature (6 février 2017) considérée comme date butoir si l’on se réfère encore et toujours à ce curieux article 134.2.
avec cette histoire de Coronavirus, le pouvoir s’est vite abrité derrière des lois qui le mettent à l’abri de toute grande mobilisation populaire
C’est un non sens et aussi c’est créer un conflit politique inutile de vouloir comptabiliser le mandat du Président provisoire de la République (2016-2017) avec celui qui est élu, certes, en 2016, mais est entré en fonction malheureusement après le délai constitutionnel prévu. Le feu Président René Préval avait même récupéré les quelques mois qu’il avait perdus au début de son mandat (mai 2006) après son bras de fer avec le gouvernement intérimaire dirigé par le Premier ministre Gérard Latortue. On se souvient qu’il y a eu un début de polémique sur un éventuel départ en février 2011. Mais, très vite, Ti René avait tué dans l’œuf cette polémique en déclarant qu’il ira jusqu’au bout de son mandat de cinq ans, c’est-à-dire jusqu’en mai 2011, le mois où il avait été investi dans ses pouvoirs présidentiels.
Bien sûr il y a eu le cas de l’ex-Président Michel Martelly ; celui-ci avait suivi une autre trajectoire en refusant de jouer à ce petit jeu en rendant l’écharpe présidentielle le 7 février 2016 au Président de l’Assemblée Nationale d’alors. Faut-il rappeler aussi que le contexte politique ne l’encourageait pas non plus à suivre son prédécesseur. Mais, nous sommes persuadés que si le climat politique s’était apaisé comme celui sous René Préval, Michel Martelly n’hésiterait pas une minute à revendiquer les trois mois perdus de son mandat. Eric Jean-Baptiste, le Secrétaire général du RDNP, paraît être plus proche de cette logique dans sa façon de se positionner dans ce débat sur le mandat du Président Jovenel Moïse « Il y a deux façons de compter jusqu’à 5. Soit on commence par 1, 2, 3 et 4 pour arriver à 5 ou on commence par 0,1, 2, 3 et 4 vous aurez 5 chiffres aussi… La Constitution a beaucoup d’ambigüités. La Cour constitutionnelle serait d’une grande utilité dans ce cas.
Nous réfléchissons sur les deux voies pour arriver à 5. Dans le système démocratique, la voie royale, ce sont les élections. Un élu remplace un élu, la Constitution est claire là-dessus. Le pouvoir en place est tellement décrié, ce serait une bonne idée d’aller aux élections avec lui et nous remporterions facilement les élections » avance-t-il avec un peu de bon sens. L’ironie de la polémique est que la faille des arguments de l’opposition réside dans l’année 2016. Avant d’écrire cette Tribune, nous avons longuement discuté avec un éminent juriste et constitutionnaliste haïtien qui veut garder l’anonymat pensant qu’il aura un rôle à jouer dans ce débat juridico-politique. Ce spécialiste regrette qu’il n’y ait pas encore une Cour constitutionnelle fonctionnelle en Haïti. Car, d’après lui, l’affaire est très simple ; il suffit de lire les articles 134.1 et 134.2 sans arrière-pensée pour comprendre que tout doit se passer dans la cinquième année du mandat du Président, non au-delà.
Pour ce Professeur de Droit constitutionnel, passé ce délai de 5 ans « 7 février année X au 6 février année Y) le législateur considère que ce cycle est bouclé. Car le 7 février de l’An Y déclenche automatiquement le début d’une nouvelle mandature. C’est pourquoi, à la fin du mandat tumultueux de Michel Martelly, toutes les négociations entre le pouvoir exécutif, législatif, judiciaire et même l’opposition avaient été terminées le 6 février 2016 au plus tard, non pas le lendemain. D’où l’élection à la présidence provisoire de la République de Jocelerme Privert dès le 7 février 2016 pour une période théorique de trois (3) mois, le temps qu’il organise des élections et transmette le pouvoir au successeur de l’ancien mandataire de la Nation au cours de cette année-là. Mais, on connaît la suite.
En fait, pour ce constitutionnaliste, l’année 2016 est un piège pour l’opposition et les partisans du départ en 2021. Tout d’abord, si l’on revient à l’article 239 du décret électoral du 2 mars 2015 sous l’empire duquel tout le processus électoral s’est déroulé, tout est clair quand on lit : « Le mandat du Président de la République prend fin obligatoirement le sept (7) février de la cinquième année de son mandat quelle que soit la date de son entrée en fonction » c’est sans ambigüité. En clair, qu’il rentre un 7 février ou 31 décembre, il doit partir. D’ailleurs, sur ce point, le décret électoral de 2015 rejoint la Constitution et son article 134.1 qui se lit ainsi « La durée du mandat présidentiel est de cinq (5) ans. Cette période commence et se terminera le 7 février suivant la date des élections ». Très important, « suivant la date des élections ».