Lettre de « Vivre Ensemble » à Monsieur Carlos Gabriel Ruiz-Massieu Aguirre*

Objet: Vérité historique et réflexion stratégique sur la crise haïtienne

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Carlos Gabriel Ruis-Massieu Aguirre Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations-Unies et Chargé du Bureau Intégré des Nations Unis en Haïti (BINUH)

(English)

Jeudi 19 Août 2025

Monsieur le Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations-Unies en Haïti,

Je vous adresse cette lettre avec respect et honnêteté, conscient que chaque mot pèsera dans ce contexte où les récits officiels tendent à masquer les causes profondes de la crise haïtienne. Haïti n’est pas entré dans ce chaos par accident. Je vous écris avec la certitude que votre nomination comme Représentant spécial du Secrétaire général de l’ONU et Chef du BINUH représente une chance pour Haïti.

Fort de plus de vos 30 ans d’expérience en diplomatie et en service public, où vous avez notamment dirigé la Mission de vérification de l’ONU en Colombie, supervisant la mise en œuvre de l’accord de paix avec les FARC-EP et menant des dialogues avec d’autres groupes armés, vous avez une expertise précieuse pour le contexte qui prévaut en Haïti. Juriste de formation, titulaire d’une maîtrise en sciences politiques spécialisée sur l’Amérique latine, et polyglotte (espagnol, anglais, français), vous incarnez le profil académique et professionnel idéal pour aider Haïti à avancer vers la paix, la stabilité et le développement.

Ce qui se passe en Haïti est le produit d’un long enchaînement historique où deux élites: économique et politique, irresponsables dans leur usage du pouvoir, ont créé, structuré, financé et instrumentalisé la violence armée comme outil de contrôle social, économique et politique.

Dès les années 60, ce mécanisme aura pris forme avec la création des Volontaires de la Sécurité Nationale   (VSN)   dit   Tonton   Makout,  véritable gang   d’État,   institutionnalisant   l’exaction politique sous le régime de François Duvalier et de son successeur Jean Claude Duvalier, son fils. Cette milice, directement armée et protégée par le pouvoir, servait à intimider, neutraliser et parfois éliminer les opposants, tout en assurant la préservation des intérêts économiques d’un secteur privé complice.

Après la chute de la dictature des Duvalier, le pays ne retrouva pas la paix. Au début des années 90, suite à un Coup d’État, un régime militaire, autoritaire et totalitaire, s’est installé sous le commandement du Général en Chef des Forces Armées d’Haïti Raoul Cédras. Sous l’ordre et la direction de ce dernier, Emmanuel “Toto” Constant aura mis sur pied le Front Révolutionnaire Armé pour le Progrès d’Haïti (FRAPH). Ce groupe paramilitaire, actif entre 1992 et 1994, aura perpétré des violences massives contre les partisans du président élu Jean-Bertrand Aristide jeté en exil après le putsch. Le FRAPH bénéficiait du soutien logistique et financier de cercles économiques locaux, d’alliés étrangers et même d’agences de renseignement internationales.

Ce même régime militaire aura ensuite créé les NINJAS, une structure criminelle qui fut dirigée par l’officier militaire Michel François, et comprenant des figures connues de la vie nationale d’Haïti telles que Roméo Halloun, Fahed Esper, Michel Martelly, Hugues Paris entre autres… Cette organisation, comme celles qui l’ont précédée, n’était pas une création spontanée venant des rues haïtiennes mais un instrument façonné par le pouvoir et l’élite économique pour contrôler, réprimer et intimider la masse populaire.

Après 3 ans d’exile aux Etats-Unis, le président Aristide de retour au pays, commande la dissolution de l’Armée d’Haïti en 1994 et prive le pays de ses forces de défense, sans mettre en place un dispositif alternatif pour la sécurité publique et nationale. Il faut surtout signaler que lorsque le président Aristide a dissous les Forces armées d’Haïti, il l’a fait de manière très maladroite, tant sur le fond que sur la forme.

Sur le fond, parce qu’il n’a pas respecté les procédures légales pour le faire: c’était avant tout une décision émotive, plutôt qu’une démarche institutionnelle.

Sur la forme, l’exécution a été tout aussi problématique, puisque les militaires sont simplement rentrés chez eux en emportant l’arsenal de l’armée. Ce fut un véritable désastre administratif. Je suis convaincu que s’ils n’ont pas emporté des chars de guerre, des pièces d’artillerie ou des avions de chasse, c’est uniquement parce qu’il était impossible de les dissimuler.

À partir de cette décision, un pourcentage très élevé de l’armement de l’armée d’Haïti s’est retrouvé en circulation dans la population civile, alimentant durablement l’insécurité et le désordre dans le pays. Le vide institutionnel et sécuritaire est exploité par des anciens militaires mis à pied qui formèrent les Zenglendos,  groupe  armé  non-organisé  spécialisé  dans  les  vols  à  main  armé,  braquages nocturnes, viols entre autres… instaurant un climat de peur dans les zones urbaines et périurbaines.

Jimmy Cherizier Président et Porte Parole du Parti Politique Viv Ansanm

À partir de 2001, sous le même président Aristide réélu au suffrage universel, Haïti aura connu l’éclosion de plusieurs corps paramilitaires issus des quartiers populaires, utilisés pour des exactions  politiques:  les Chimères,  rebaptisés  ensuite Rat  pa  kaka,  regroupant  Lame  Wouj (l’armée Rouge), Lame Ti Manchèt , Bale Wouze, Siyameto, et d’autres factions, souvent mobilisés contre les opposants ou pour des opérations de contrôle de territoire. Ces groupes, comme les précédents, ont été tolérés ou encouragés tant qu’ils servaient les intérêts d’une frange du pouvoir politique et économique.

Le séisme du 12 janvier 2010 a provoqué la mort de plus de 250 000 personnes, déplacé plus d’1,5 million d’Haïtiens et détruit près de 60 % des infrastructures administratives de la capitale. Cet événement a mis l’État haïtien à genoux: les institutions, déjà fragilisées, se sont retrouvées incapables de gérer les urgences sociales, sanitaires et économiques.

Dans ce vide institutionnel, marqué par une dépendance accrue à l’aide internationale et une gouvernance affaiblie, l’insécurité latente s’est progressivement transformée en une réalité structurée. De petits groupes armés, autrefois marginaux, ont profité de la faiblesse de l’État pour se renforcer, posant les bases du phénomène de gangstérisations à grande échelle qui domine aujourd’hui la scène nationale. Ce phénomène est soutenu directement ou indirectement par une partie prédatrice toujours présente de la classe économique et, bien sûr, par des segments de la classe politique. Les mêmes réseaux qui, hier, formaient, armaient et utilisaient ces forces les qualifient aujourd’hui de “terroristes” pour avoir échappé complètement à leur contrôle.

Le cycle est toujours le même: un groupe est créé, utilisé, diabolisé, détruit, puis remplacé par un autre sous un nom différent, avec la même formule et, trop souvent, les mêmes visages à sa tête. Les causes profondes: pauvreté, exclusion sociale, économie extractive, effondrement institutionnel, ne sont jamais traitées mais plus tôt exploitées. Les mains cachées derrière cette violence ne sont jamais inquiétées; seuls les pions, les camarades toujours rencontrés et utilisés en cachette, sont montrées du doigt au public.

A ce tableau tragique nous pouvons ajouter les complots contre les éléments non aliénés des corps légaux : je vais illustrer par ma propre expérience. J’ai d’abord été accusé à tort dans un massacre survenu  dans  le  quartier  populaire  de  La  Saline  le  13 novembre  2018,  accusation  fomentée, exposée dans des rapports de deux organisations de droits de l’homme politisées, qui, loin de chercher la vérité, œuvraient à la déstabilisation du pays par des méthodes de soft power: Le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) entreprise privée de monsieur Pierre Esperance et la Fondasyon Je Klere (FJKL) aussi société privée de Marie Yolène Gilles et l’avocat Samuel Madistin.

Suite aux allégations rapportées dans ces rapports, les Nations Unies ont imposé, sans enquête justificative, des sanctions contre moi en octobre 2022. Plus récemment, en août 2025, l’administration Trump a placé ma tête à prix, offrant une récompense de 5 millions de dollars à quiconque participerait à ma capture. Cette stigmatisation s’inscrit dans une logique claire: museler ceux qui dérangent les intérêts occidentaux en Haïti, intérêts qui s’alignent sur ceux de la classe possédante locale et d’une partie de la classe politique traditionnelle.

Mais il est une chose certaine: sortir ce pays de ce chaos est ma plus grande volonté. Je n’arrêterai jamais mon combat pour le dialogue national, le retour à la souveraineté, qui seuls garantissent les solutions réelles aux problèmes haïtiens. C’est la seule voie possible pour traiter cette plaie que devient Haïti pour la Caraïbe et le continent.

Dans ce contexte, ma position a été d’assurer un rôle que d’aucuns refusent de comprendre: là où la peur et la répression a échoué, j’ai cherché à éveiller la conscience de ceux qui sont nés et ont grandi en marge de la société, séparés par un fossé imposé par le système. Cette orientation me vaut d’être ciblé par une stratégie de délégitimation: criminalisation sélective, sanctions spectaculaires, diabolisation médiatique et isolement diplomatique. Ce n’est pas ma personne qui dérange, mais la menace que représente ma parole capable de relier les injustices présentes aux injustices passées, et de les attribuer à leurs véritables auteurs.

Monsieur le Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations-Unies en Haïti, je sais que votre mission exige prudence et technique, mais je crois qu’elle doit aussi assumer un devoir de vérité. Cette vérité reconnaît le rôle des élites haïtiennes dans la création et l’entretien de la violence, la continuité historique des gangs d’État, et les impacts des politiques internationales qui, volontairement ou non, ont consolidé un ordre néocolonial en Haïti.

Haïti n’a pas besoin d’interventions dictées de l’extérieur qui reproduisent constamment les mêmes schémas. Elle a besoin d’un dialogue national authentique, où les solutions sont pensées, discutées et mises en œuvre par des Haïtiens pour des problèmes haïtiens. Sans cela, le cycle continuera: on détruira un groupe, un autre naîtra, et les véritables bénéficiaires resteront les mêmes.

Haïti sera un paradis partagé ou un enfer commun. La paix durable ne naîtra ni de l’essaie d’élimination ponctuelle d’un groupe armé ni d’un consensus imposé, mais de la justice sociale, de la souveraineté restaurée et d’une économie tournée vers la production et l’inclusion.

Je vous écris non pour provoquer, mais pour inviter à reconsidérer la grille de lecture de cette crise, et à inscrire l’action du BINUH dans une reconnaissance sincère de la complexité historique et politique de notre pays. Je reste disponible pour un échange direct, convaincu que seule la vérité, même exprimée avec précaution, peut constituer un socle solide pour bâtir la paix.

Veuillez agréer, Monsieur le Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations-Unies en Haïti, l’expression de ma considération distinguée.

Jimmy Chérisier


*Représentant Spécial du Secrétaire Général des Nations-Unies et Chargé du Bureau Intégré des Nations Unis en Haïti (BINUH)

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