On ne peut mentir à un peuple pendant tout son quinquennat. Suite à la campagne électorale, une faible proportion des masses populaires qui n’a pas encore atteint une certaine maturité politique et qui s’est trouvée de ce fait dans l’incapacité de faire la différence entre les promesses des politiciens traditionnels et les positions de classe de ces derniers, a voté Jovenel Moïse, président de la République. Un grand nombre de candidats aux autres postes soumis au suffrage universel, – les législatives et les collectivités territoriales- a bénéficié de ce même déficit de lucidité. Le président boucle cette semaine du 3 juillet ses six premiers mois à la direction nationale.
Y a-t-il un souffle nouveau qui annonce un certain changement dans la vie de la majorité du peuple haïtien?
Il est de plus en plus évident que le chef d’État, un allié naturel de l’oligarchie, n’éprouve aucune sensibilité envers les classes populaires des villes et des campagnes. Alors qu’il ne cesse de semer des promesses à hue et à dia, il ne fait objectivement que protéger ses propres intérêts, ceux de son équipe politique et des classes dominantes. La loi votée pour noyer l’autonomie de l’Unité Centrale de Renseignement Financier (UCREF) et la mettre sous le parapluie du ministère de la Justice ou celle très controversée relative à la diffamation, ne sont que des exemples de la ligne politique et idéologique qu’il a adoptée. La dénommée ”caravane du changement”, propulsée promptement à l’instar d’un programme politique, fait partie de cette campagne électorale qui, comme « la transition », n’en finit pas.
Ce n’est pas par amour patriotique que l’oligarchie a financé pendant plus de deux ans la campagne électorale de Jovenel Moïse.
Le nouveau chef d’État occupe tous les espaces institutionnels en reléguant loin derrière le rideau, le premier ministre et son cabinet. Il a aussi occulté les élus des collectivités territoriales toujours dans la même optique rétrograde de chef, ce pour masquer son ignorance de la gestion rationnelle des choses publiques. Ce comportement invite à croire que le président a sciemment confondu l’administration de ses entreprises personnelles avec celles de l’État haïtien. Nous n’avons pas oublié l’une de ses premières interventions publiques dans la ville des Cayes “Le président a parlé, point barre” ou la déclaration de l’un des ses porte-paroles “le président a son plan dans sa tête”.
Entre temps, le pays vit dans la tempête. La plupart des organismes publics sont secoués par des mobilisations entretenues par une large fraction interne de leurs employés. Ils réclament de meilleures conditions de travail, une augmentation de salaire et parfois la révocation de leur directeur général, accusé de corruption. De tout ce dysfonctionnement quasi général qui affecte la vie nationale, ce sont les élèves des lycées qui ont payé le tribut le plus lourd au cours de cette année académique. Les professeurs de ces établissements se sont mis en grève pendant une grande partie de la période scolaire, réclamant le paiement des arriérés de salaires, leur émargement au budget national ou leur intégration au système.
Le problème des écoles nationales mérite en soi une réflexion spéciale qui tiendrait compte du curriculum de notre système d’enseignement. C’est pourquoi nous nous contentons d’évoquer les éléments essentiels qui nourrissent la crise de ce secteur. Il y a la méthode archaïque dont certains professeurs et enseignants sont recrutés sous l’influence malsaine de quelques députés, sénateurs et autres autorités. Cette incongruité, jointe aux autres défaillances du système encouragées par l’insouciance des responsables étatiques, a des conséquences immédiates sur le niveau intellectuel des futurs cadres de l’administration publique et privée. Il en résultera une aggravation des inégalités sociales puisque les enfants des classes sociales peu favorisées avec un nombre de cours et d’accompagnements pédagogiques insuffisants, si par découragement ils n’abandonnent pas le cursus en cours de route, décrocheront des diplômes qui ne correspondront pas aux normes exigées de nos jours. Les jeunes qui sont partis étudier à l’étranger ont de fortes chances de retourner au pays avec un background truffé d’un savoir extraverti, sans lien avec la réalité nationale. La barque nationale, dans cette ambiance, restera aux mains des héritiers des actuels meneurs du jeu à moins que des luttes conséquentes organisées renversent le statut quo.
De toute manière, le système capitaliste n’a toujours offert qu’une illusion d’alternative aux progénitures des masses populaires sous le fallacieux concept de mobilité sociale ascendante en facilitant à chaque génération, l’émergence de quelques cadres issus de leur rang dans le souci de faire perdurer sa mainmise. Cette promotion sociale deviendra davantage restreinte si de nouvelles propositions n’arrêtent pas cette chute létale. L’Université d’État ne connaît pas un sort différent avec autant de difficultés qui l’étouffent.
La conjoncture est un tout.
Si nous abordons un autre point fort de la conjoncture dans ce nouveau paragraphe, ce n’est pas qu’il soit coupé de l’ensemble des éléments déjà signalés ou d’autres qui ne soient pas intégrés dans cette analyse. Nous voulons insister sur la lutte d’une branche de la classe ouvrière pour une augmentation substantielle de son salaire et une amélioration de ses conditions de vie du fait de son importance politique et idéologique. Dès le premier mai, des milliers d’ouvrières et d’ouvriers soutenus par une branche conséquente du mouvement syndical et qui ont trouvé l’appui du mouvement progressiste et révolutionnaire, ont gagné les rues de Port-au-Prince et de certaines villes de province pour réclamer en plus de meilleures conditions de travail, un salaire minimum de 800 gourdes, soit environ 12 $ par jour. Vu la cherté de la vie en Haïti, c’est un salaire qui ne va pas vraiment apporter un changement significatif dans leur vie. Pourtant, le pouvoir de concert avec le patronat de la sous-traitance préfère employer, en plus de tous les autres manèges, les manières fortes, la répression brutale au lieu de reconnaître le bien-fondé de leurs revendications.
Que signifie cette mobilisation dans une perspective de lutte de classes?
Cette mobilisation en dépit de son intensité et de son obstination ne signifie pas que la classe ouvrière a dépassé le stade d’une conscience en soi pour atteindre celui d’une conscience pour soi. Elle n’a pas questionné la nature d’exploitation et de domination du système capitaliste. Elle reste encore au niveau du trade-unionisme. (1) Cependant, la conscience révolutionnaire ne se développe pas automatiquement.
Elle exige l’accompagnement d’un mouvement anti-systémique sous une direction prolétarienne. Cette précision n’enlève rien à la valeur de cette lutte. La mobilisation a indiqué clairement qu’un bond au niveau de la conscience prolétarienne a été atteint, car elle a élucidé que les ouvrières et les ouvriers ont compris que l’exploitation et la domination de leurs patrons ne relèvent d’aucune loi de la nature. Cette sortie du silence apporte aussi un démenti aux idéologues bourgeois qui font accroire que la lutte des classes est une invention des marxistes plutôt qu’une réalité sociale qui ne s’éteindra qu’avec la disparition de l’exploitation et de domination de classes sociales sur d’autres classes sociales.
Quelques leçons à tirer de ces dernières luttes.
L’une des premières leçons à tirer, c’est l’isolement des luttes populaires en Haïti. Goman et Acaau déjà respectivement en 1807 et en 1844, peu de temps après la proclamation anti-esclavagiste de 1804, ont conduit successivement les premiers soulèvements des paysans contre l’appropriation des meilleures terres par les nouveaux dirigeants. Cependant à l’époque, la révolte se cantonnait dans le Sud du pays. Les cacos qui ont pris les armes contre l’occupation américaine de 1915, une occupation qui perdure aujourd’hui sous d’autres formes, fut limitée dans le grand Nord du pays. De nos jours, nous ressentons le même isolement qui n’est pas simplement géographique, mais aussi idéologique. La classe des masses paysannes laborieuses n’a pas relayé la lutte ouvrière urbaine, même dans ses chansons revendicatives dont la plupart d’entre elles sont de véritables manifestes contre le système et ses suppôts de la classe des politiciens traditionnels. La situation ne diffère pas chez la classe ouvrière qui généralement n’apporte pas son soutien aux revendications paysannes. Au contraire, il se développe une tendance à diviser ces deux alliés naturels -la paysannerie pauvre et le prolétariat- une tendance nourrie par les classes dominantes à travers tous leurs médias avec un discours à l’effet que les paysans contribuent à la cherté de la vie du fait qu’ils cherchent à adapter le prix de leurs produits à celui du marché.
Les progressistes et les révolutionnaires ont la lourde tâche de travailler à l’unification des masses populaires nonobstant leur position géographique, et de toutes les classes et fraction de classe dont leur sort est lié à un changement radical du système obsolète haïtien. En attendant, l’oligarchie contrôle la conjoncture avec le pouvoir Moïse/ Lafontant quitte à le lâcher si un jour le besoin se fait sentir.
Le président Jovenel Moïse et son gouvernement seraient-ils dans la tourmente du fait de tous les conflits et luttes allumés par leur positionnement politique et idéologique?
Marc-Arthur Fils-Aimé. 2 juillet 2017
Note
Le trade-unionisme, c’est justement l’asservissement idéologique des ouvriers par la bourgeoisie. C’est pourquoi notre tâche, celle de la social-démocratie [ancienne appellation du parti communiste soviétique, dit aussi parti bolchévique], est de combattre la spontanéité, de détourner le mouvement ouvrier de cette tendance spontanée du trade-unionisme à se réfugier sous l’aile de la bourgeoisie, pour l’attirer sous l’aile de la social-démocratie révolutionnaire. Lénine in Que faire? P.96. Edition Points.