Le feuilleton kenyan en Haïti (10)

(10e partie)

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Au centre, le chef de la police haïtienne, Frantz Elbé à Nairobi, au cours de la semaine du 15 décembre 2023 en vue de rencontrer les autorités kenyanes.
La formation du nouveau cabinet ministériel intérimaire paraît plus compliquée que prévu pour le nouveau locataire de la Primature, Garry Conille, qui, d’ailleurs, a été victime le samedi 8 juin 2024 d’un malaise respiratoire. En attendant qu’il retrouve sa pleine capacité physique et politique à prendre en main la gestion de l’Administration publique du pays, ce qu’attend Washington avant de donner le feu-vert du déploiement, nous continuons à vous raconter l’histoire de ce feuilleton kenyan en Haïti.

Pendant que le gouvernement américain, à travers sa Représentante aux Nations-Unies, Linda Thomas-Greenfield, continue de mobiliser ses alliés pour la mission, le chef de la police haïtienne, Frantz Elbé, s’était rendu à Nairobi accompagné d’une forte délégation composée de fonctionnaires du ministère de la Justice et de la Sécurité Publique et d’autres hauts gradés de la Direction générale de la PNH au cours de la semaine du 15 décembre 2023 en vue de rencontrer les autorités kenyanes.

Durant ce déplacement dans la capitale kenyane, Frantz Elbé et sa délégation ont visité un ensemble d’infrastructures policières du pays, notamment le Centre de Commandement Tactique des Services de Police Administrative du Kenya. Au cours de son séjour, le Directeur général de la PNH a eu des entretiens avec son homologue kenyan et son adjoint aussi bien qu’avec l’Inspecteur général de la Police Administrative dans le but de coordonner sur les points techniques la Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité en Haïti (MMAS). En fait, au cours de ce séjour, la Délégation haïtienne n’était pas seule à Nairobi pour rencontrer les autorités et finaliser les détails techniques de la mission.

Les officiels haïtiens étaient en compagnie d’autres officiels étrangers, entre autres américains et jamaïcains, qui ont tenu une Conférence durant deux jours (14 et 15) décembre 2023 sur le déroulé de la mission d’après la Résolution 2699 du Conseil de sécurité des Nations-Unies. En conclusion de cette Conférence réunissant les quatre premiers pays concernés – Etats-Unis, Haïti, Kenya et Jamaïque – les promoteurs de la mission avaient souligné, dans un communiqué commun, plusieurs points « L’importance des partenariats régionaux pour assurer le succès de la mission. Saluer la contribution de la CARICOM dirigée par la Jamaïque pour son rôle dans la planification et le pré-déploiement.

Nécessité d’une formation préalable au déploiement et aux mécanismes de responsabilisation solides pour garantir le respect des droits de l’homme, la protection des groupes vulnérables et la promotion de l’État de droit. Appelle la Communauté internationale à fournir des contributions financières, des équipements et un soutien logistique essentiels à la mission MMAS. Considérant que la création d’un fonds d’affectation spéciale par les Nations-Unies facilitera la collecte des contributions des donateurs. » Nous étions donc fin décembre 2023. Si les préparatifs pour l’intervention se poursuivaient de part et d’autre de l’Atlantique, n’empêche que tous les yeux étaient tournés vers la Haute Cour de justice du Kenya qui devrait déterminer en date du 26 janvier 2024 si le déploiement des forces kenyanes n’était pas contraire à la Constitution du pays suite à la plainte déposée par l’avocat Ekuru Aukot, chef de l’opposition kenyane et ancien candidat à la présidence de son pays.

L’avocat Ekuru Aukot, chef de l’opposition kenyane et ancien candidat à la présidence de son pays.

Tandis que la presse kenyane, notamment The Star généralement bien renseigné, laissait entendre que les policiers qui seraient déployés en Haïti viendraient principalement des unités spécialisées. Et le journal citait des « Unités de déploiement rapide, des forces Anti-vol, des Services généraux et Patrouille des Frontières et ces policiers seront équipés de fusils d’assaut AK-47 (Kalachnikov) » d’après The Star. Le 5 janvier 2024, c’est un Rapport de l’Organisation Non Gouvernementale ICG (International Crisis Group) domiciliée en Belgique qui mettait en garde le Président kenyan, William Ruto, sur l’aspect dangereux de cette mission pour les policiers kenyans qui seront déployés en Haïti, particulièrement à Port-au-Prince où, selon l’ONG internationale, plus de 300 gangs contrôlent 80% de la capitale.

D’après le Rapport, « Les policiers kenyans risquent de faire face à d’importants défis opérationnels, car les liens entre des policiers haïtiens corrompus, des politiciens et les groupes armés pourraient rendre difficile le maintien du secret opérationnel, et favoriser de changement d’allégeance des gangs qui crée la possibilité d’un front uni contre la mission. Les forces étrangères se heurteront à des obstacles opérationnels majeurs lorsqu’elles chercheront à affaiblir l’emprise des gangs en Haïti. Avec une mission prévue avec un effectif de 2 500 à 5 000 personnes dont toutes ne seront pas des officiers impliqués directement dans des opérations de maintien de l’ordre. Des sources indiquent à Crisis Group que si les gangs perçoivent la force kényane comme mal équipée ou mal formée et donc susceptible d’être mise en déroute, ils n’hésiteront pas à l’attaquer. »

Comme une prémonition, l’International Crisis Group avait vu venir la réunification des gangs qui allait se former un mois plus tard avec la constitution du mouvement « Vivre ensemble » dirigé par l’ancien policier Jimmy Chérizier (Barbecue) qui, en grande partie, a précipité la chute du Premier ministre Ariel Henry. Son de cloche un peu nuancé de la part du Centre d’Etudes Politiques et Diplomatiques (CEPOD) d’Haïti qui a réalisé un sondage pour le compte de la Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité en Haïti entre le 10 novembre et le 10 décembre 2023. Sans surprise, l’opinion est partagée sur la capacité réelle de la mission à rétablir la paix et à combattre les groupes armés. « Près de 35 % de ces citoyens sondés estiment que la Mission Multinationale de Soutien à la Sécurité en Haïti aidera à résoudre partiellement le problème d’insécurité, tandis que 27 % croient que cette solution sera à moyen terme et 38 % pensent que cette solution peut être durable.

Cependant, ils estiment tous qu’il est de la responsabilité des acteurs de résoudre la crise politique afin de rétablir un climat de paix dans le pays. Que ce soit du côté gouvernemental, du Secteur privé des affaires, des cadres de la Société civile, il n’y a pas de proposition réelle pour la mission. Nous proposons les résultats de ce sondage comme des indicateurs susceptibles d’orienter les actions des décideurs nationaux et internationaux dans le cadre du déploiement éventuel de la mission étrangère » admet le Président du CEPOD, Jean Jules Desaugustes. D’autre part, invité à l’émission Panel Magik sur radio Magik9 le mercredi 10 janvier 2024 afin de commenter le résultat du sondage du Centre d’Etudes Politiques et Diplomatiques et donner son avis sur la mission qui était en cours de préparation, Ricardo Germain, spécialiste en études stratégiques, sécurité et politique de défense a estimé que « Les chiffres de ce sondage nous permettent de comprendre que cette mission n’a pas carte blanche car la position de la société demeure très mitigée, donc à n’importe quel moment il peut y avoir une mauvaise appréhension de ce qui se passe sur le terrain ».

En outre, ce spécialiste de la sécurité et de stratégie doute que l’effectif prévu serait capable de contenir les multitudes de gangs qui occupent le territoire vue l’armement dont disposent ces groupes armés. « Quand on parle de cinq mille policiers pour relever le défi sécuritaire d’Haïti actuellement, je dois avouer que je suis perplexe. Même si on additionne l’effectif prévu pour la mission avec ceux de la Police nationale d’Haïti et des Forces Armées d’Haïti, il ne sera pas suffisant pour résoudre la crise sécuritaire, d’autant que les groupes criminels sont dans une posture de défense. À titre de comparaison, la MINUSTAH avait plus de dix mille militaires. Il n’y avait pas eu à l’époque autant de groupes armés. Le problème n’était pas aussi complexe que celui d’aujourd’hui. La mission a quand même eu du fil à retordre pour rétablir le climat sécuritaire. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de groupes criminels avec un arsenal beaucoup plus important » soutient Ricardo Germain sur le radio Magig9 le 10 janvier 2024. Le 18 janvier 2024, lors d’une réunion organisée par le Comité ad hoc consultatif restreint sur Haïti, à Paris, c’est Maria Isabel Salvador, la Représentante spéciale en Haïti, du Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, qui était invitée.

A la fois cheffe du Bureau Intégré des Nations-Unies en Haïti (BINUH), elle avait pris la parole sur l’absence de consensus entre les acteurs politiques haïtiens sur la venue des forces militaires multinationales en Haïti. Invitée par l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) dans la capitale française afin de faire le point sur la situation haïtienne et donner un compte rendu du travail du BINUH et sur sa mission en Haïti devant le Comité ad hoc, Maria Isabel Salvador avait été catégorique sur les débats ayant cours à Port-au-Prince entre les protagonistes de la crise et de la Transition. Pour elle, il était hors de question d’attendre un accord entre les acteurs politiques avant le déploiement de la mission.

Avant de donner un bilan de ce que la Communauté internationale a apporté à la police haïtienne, elle tenait à dire « Bien qu’idéalement un accord politique sur la voie à suivre devrait être en place, ce n’est pas nécessairement une condition préalable pour le déploiement de la MMAS. Bien sûr, plus tôt un accord sera conclu, plus rapidement nous pourrons avancer vers la réalisation de toutes les étapes nécessaires en vue des élections. » Maria Isabel Salvador, après une longue énumération de l’aide apportée à la police haïtienne par son organisme et le reste de la Communauté internationale dans le cadre de ce déploiement conduit par le Kenya, avait déclaré « Grâce aux donateurs multilatéraux et aux conseils techniques du BINUH, des moyens de transport, du matériel de bureau, du matériel d’enquête a été fourni à la PNH. D’autre part, plus de 400 agents de la Police nationale haïtienne ont reçu des formations dans divers domaines pour renforcer leurs capacités.

Maria Isabel Salvador, cheffe du Bureau Intégré des Nations-Unies en Haïti (BINUH)

La rénovation et l’équipement de l’École Nationale de Police (ENP) pour de nouvelles recrues et des instructeurs de police, afin de faciliter la réalisation des cours de formation nécessaires ; le renforcement de l’unité de vérification de l’Inspection générale de la PNH pour faciliter le processus de vérification des policiers et du personnel administratif. L’accroissement de la mobilité de la PNH grâce à la livraison de 20 véhicules de patrouille non blindés et 250 motos achetés par le biais du programme conjoint géré par le Programme des Nations-Unies pour le développement PNUD ; la formation d’environ 135 policiers de l’Unité temporaire antigang (UTAG) grâce à des efforts collectifs de la France et des États-Unis ». Mais, très rapidement, elle était revenue sur le dossier qui l’intéressait le plus : la Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité (MMAS).

D’emblée, elle annonçait qu’elle avait créé depuis décembre 2023 un organisme en prévision de l’arrivée en Haïti de la MMAS qui préconise l’« Obligation d’une coordination étroite entre celui-ci et d’autres parties prenantes qui appuient la PNH. Cette cellule spéciale intègrera les experts de la Mission Multinationale d’Appui à la Sécurité afin d’assurer la cohérence des actions en lien avec la stratégie de l’accès des acteurs humanitaires et dans la promotion des principes humanitaires et de protection des populations, dans le cadre de la préparation et de la réponse aux crises humanitaires et de la préservation de l’espace humanitaire » indiquait-elle à Paris le 18 janvier 2024 lors de la réunion de l’OIF sur Haïti. Tandis que les représentants des Etats-Unis, de l’OEA et de la France reprenaient en cœur le discours selon lequel « on ne remplacera pas une transition par une transition », ce qui était une forme de soutien tacite au Premier ministre Ariel Henry contre qui des appels à la démission se multipliaient en Haïti.

Par ailleurs, à New-York, les manœuvres se poursuivaient pour le déploiement. C’est un quarteron de diplomates qui était chargé de faire monter la pression sur les Etats membres. Le jeudi 25 janvier 2024, le Représentant du Kenya aux Nations-Unies, l’ambassadeur Martin Kimani, avait pris la parole à une réunion d’information du Conseil de sécurité sur la crise en Haïti. Il annonçait que son gouvernement attendait la décision de la Cour suprême qui tranchera le 26 sur l’action en justice contre le déploiement des troupes kenyanes à l’extérieur. Le diplomate laissait entendre que « Mon gouvernement a fait des progrès notoires dans la phase préparatoire de la mission. L’emploi de la force, la formation, la mise en place du fonds fiduciaire, entre autres sujets, ont été abordés lors de réunions passées, en décembre 2023 et à venir, à la mi-février » disait l’ambassadeur Martin Kimani.

D’autre part, le chef de la diplomatie haïtienne, Jean Victor Généus, n’allait pas par quatre chemins pour lancer à la face de ses interlocuteurs « un jour de trop, est un jour dans l’enfer des gangs ». Devant ses homologues diplomates, le Chancelier haïtien avait entrepris un décompte insoutenable des victimes de l’insécurité « En 2023, plus de 5 000 personnes ont été tuées. 37 policiers ont été tués. 1 432 blessés ont été dénombrés. Plus de 200 000 déplacés ont été recensés », disait Jean Victor Généus soutenu par son collègue de la République dominicaine, Roberto Alvarez Gil. Celui-ci avançait pour sa part que « Haïti est au bord du gouffre et que chaque jour qui passe est profitable pour les gangs. Le retard du déploiement de la mission est inquiétant » concluait-il.

La même Maria Isabel Salvador du BINUH s’était retrouvée à New-York pour cette réunion du Conseil de sécurité. Toujours avec le même discours alarmiste et dramatique sur la situation sécuritaire en Haïti devant les instances de l’ONU. Ce jeudi 25 janvier 2024, la cheffe du BINUH avait imploré les Etats membres à se dépêcher pour que la mission soit effective. Après avoir effectué un décompte des crimes commis par les bandes armées, Maria Isabel Salvador lançait ce cri et cet appel « L’année dernière, le BINUH avait recensé plus de 8 400 victimes directes de la violence des gangs, y compris des personnes tuées, blessées et kidnappées, soit une augmentation de 122 % par rapport à 2022.

La capitale a été le théâtre de 83 % des meurtres et des blessures, et la violence s’est étendue à la campagne, en particulier dans l’Artibonite. Au sud de la capitale, les gangs ont mené des attaques à grande échelle pour contrôler des zones clés et continuent de recourir systématiquement à la violence sexuelle dans les zones qu’ils contrôlent, mettant en danger des femmes et des filles âgées d’à peine 12 ans. Depuis mon dernier exposé, au moins 75 personnes auraient été tuées par des mouvements d’autodéfense civils qui ont émergé pour se défendre contre les gangs. La violence, les déplacements et la perte des moyens de subsistance ont rendu des milliers d’enfants vulnérables au recrutement par les gangs. (…) J’appelle une fois de plus les États membres à contribuer généreusement au déploiement rapide de la Mission multinationale de soutien à la sécurité en Haïti.

Le soutien continu à la police nationale haïtienne, le déploiement de la MMSS, un processus politique soutenu aboutissant à des élections crédibles, participatives et inclusives constituent des éléments fondamentaux qui peuvent contribuer à restaurer la sécurité et la stabilité en Haïti, où l’État de droit, les institutions démocratiques et le développement durable deviendront une réalité pour le peuple haïtien (…) » disait la Représentante spéciale du Secrétaire général des Nations-Unies en Haïti, Antonio Guterres.

Enfin, l’ONG Human Rights Warch qui assistait à cette rencontre sur Haïti se montrait impatiente pour l’envoi des troupes étrangères en Haïti. En marge de cette réunion du Conseil de sécurité, la Directrice exécutive de l’ONG, Tirana Hassan, a expliqué son désarroi devant ce qui se passe dans le pays et ne comprenait pas la lenteur pour le déploiement de la force multinationale.

« Ce Conseil a pris une mesure importante pour faire face à la crise en Haïti en octobre dernier, en autorisant la force multinationale de soutien à la sécurité et en soulignant les nombreuses dimensions de la crise qui doivent être abordées de manière holistique. Malheureusement, le déploiement de la force et d’autres composantes essentielles d’une réponse fondée sur les droits sont au point mort, et la situation de nombreux Haïtiens n’a fait qu’empirer. Les meurtres, les enlèvements, les violences sexuelles et autres abus se poursuivent à un rythme effréné, tandis que les activités des groupes criminels et les combats s’intensifient et s’étendent », déclarait-elle le 25 janvier 2024 devant la presse à New-York. Pourtant, malgré l’inquiétude de Mme Tirana Hassan, le processus se poursuivait calmement et surement. À leur rythme, les pays qui auraient l’intention d’envoyer des troupes dans la mission s’activaient loin à l’abri des médias.

(A suivre)

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