“Si vous voulez voir confondus les coquins
dans une histoire un peu triste où tout s’arrange à la fin
poussez la toile et entrez donc vous installer… »
Charles Aznavour
Plus ça va, plus on se rend compte que Graham Greene avait bien observé et décrit Les Comédiens en Haïti. Depuis la publication de son livre, les choses n’ont fait qu’empirer. Les funambules du monde politicien ont totalement perdu le sens du ridicule au point où sous Martelly on avait vu, dans l’enceinte parlementaire, un ministre accuser le Premier ministre, son Premier ministre, de participation à un détournement de fonds dont il était lui-même le principal détourneur, le principal siphonneur.
Le grotesque, le funambulesque ne les dérange plus. Ils vivent dans un monde tout à fait à eux, inaccessible, incompréhensible, insensible à toute norme sociétale, humaine. Pour illustrer le propos, signalons la grotesquerie, la rocambolesquerie des ébats scandaleux de l’ancien président Martelly, ce champion des plus boueuses vulgarités.
Un après-midi de honte, il avait fait irruption, accompagné de son Premier ministre, dans le cabinet d’un juge qui s’était « permis », oui, « permis », de prendre en charge un dossier dans lequel son épouse, reine siphonneuse, marquise de toutes les manmanchéritudes, avait été épinglée pour move zafè. Il s’en suivit une violente agression verbale colorée de poissonneuses grossièretés au point où le magistrat sombrait dans un accident vasculaire cérébral, cause de son décès.
Un des grands numéros de comédiens sous le quinquennat de l’enculé Micky a bien été le monumental bluff monté à l’hôtel El Rancho avec la bénédiction de l’ambassade américaine et l’administration d’un saint chrême de honteuse collusion par le cardinal Langlois, représentant de la sainte Église des combines vaticanes. Lors, de prétendus dirigeants du pouvoir tètkale Martelly-Lamothe, des responsables de partis politiques comme l’organisation du peuple en lutte (OPL), de la société civile de Rosny Desroches, s’étaient fait partie prenante de ce vaste guignol qui visait à remplacer à tout prix la constitution par un fumeux « Accord », dans l’esprit de réaliser des élections qui auraient dû être organisées trois ans auparavant.
On n’oubliera pas de sitôt les comédiens, les magiciens qui s’étaient agglutinés au palais national (ce qui en reste), comme des mouches sur du ti sale faisandé. Les comédiens avaient fait installer les caméras de télévision et les micros de stations de radio avides de participer au guignol du jour ; ils avaient tendu des calicots bleu et rouge et donné la parade à grand renfort de gesticulations.
Pour donner le plus grand éclat possible au spectacle, l’ambassadeur américain s’était constitué comédien principal, comparse sans gêne aucun, asòs d’un président moralement putride pour en certifier l’haïtianité (sic) devant un parterre de « respectables » personnages au nombre desquels on pouvait remarquer la grande dame de la francophonie, Michaëlle Jean. Quel tropical cocktail de créolo-francophilie au parfum âcre d’américanophilie !
Pour donner le plus grand éclat possible au spectacle, l’ambassadeur américain s’était constitué comédien principal
Hosannah au plus haut des cieux washingtoniens ! Notre président n’était pas un fake, un faux. Mieux que les sept passeports « haïtiens » que « l’élu du peuple » faisait tournoyer au-dessus de sa tête, pour impressionner les faibles d’esprit et les nigauds, il y avait l’ambassadeur américain venu avec les Tables de la loi du plus fort, de l’occupant, du représentant du maître de la Maison Blanche, noire de desseins et de hauts faits criminels. La voix de Moïse l’américain était la preuve absolue de la pleine haïtianité du président tant aimé de la dame Hillary Clinton, celle qui perdit les élections présidentielles de 2016 car elle ne s’était pas munie du « bon » passeport réclamé par cette bizarre et poussiéreuse institution qu’est le Collège électoral états-unien.
Lors, on croyait les comédiens à court de numéros funambulesques, hélas non ! Les moins avertis avaient déjà oublié les funambuleries à l’hôtel El Rancho dont avait bénéficié le minable comédien, le malandrin et coquin Martelly. Sous-jacente à l’idée Elranchoiste, il y avait la magouille des élections à organiser en vue de choisir son successeur, en réalité le poulain de la bourgeoisie et de l’impérialisme. De fait, Martelly formait un Conseil Electoral Provisoire de sept membres au lieu de neuf, se mettant au-dessus des prescrits de la Constitution.
Le grand spectacle, le grand cirque commençait avec le premier tour de l’élection présidentielle et le second tour des législatives prévus pour le 25 octobre 2015. Au deuxième tour, en décembre 2015, Jude Célestin recueille 25,3 p. 100 des voix. Moïse Jean-Charles, obtient 14,3 p. 100 des suffrages et Maryse Narcisse, 10 p. 100. Le taux de participation est d’environ 26 p. 100.
Les comédiens font un tel mauvais numéro, on les siffle avec une telle vigueur que le 3 janvier 2016, la Commission indépendante d’évaluation électorale, mise en place sous la pression de l’opposition après les élections chanpwèl d’octobre 2015 estime que celles-ci ont été « entachées d’irrégularités graves ». Il y a donc report de la frauduleuse performance. Gwoponyettement, Martelly annonce un show pour le 24 janvier. Mais le 22 janvier, pour des raisons de sécurité, les funambules du Conseil électoral provisoire annoncent le report sine die du second tour de l’élection présidentielle. Ne vous en faites pas, ce sont les comédiens qui frappent, qui brassent et qui brûlent, y ap boule.
Dans l’intervalle, Michel Martelly quitte ses fonctions le 7 février 2016 non sans avoir négocié un numéro de minable comédien avec le Parlement qui élit Jocelerme Privert président provisoire de la République. Les comédiens ne chôment pas. Le 6 juin 2016, le Conseil électoral provisoire, entérinant les conclusions du rapport remis en mai par la Commission indépendante d’évaluation et de vérification électorale, annule le premier tour controversé de l’élection présidentielle d’octobre 2015 et annonce que les deux tours du prochain scrutin se tiendront en octobre 2016 et janvier 2017.
Dans la nuit du 3 au 4 octobre, l’ouragan Matthew – le plus puissant depuis l’ouragan Felix de septembre 2007 – frappe Haïti où il fait un millier de morts. Les autorités sanitaires craignent une recrudescence de l’épidémie de choléra qui a déjà causé la mort de plus de dix mille personnes depuis le séisme de janvier 2010. L’ouragan entraîne le report des élections générales. Malgré la détresse des habitants de la presqu’île du Sud, les comédiens sont bien trop empressés de reprendre le guignol électoral.
Les guignolos reprennent donc leurs tréteaux et leurs calicots. La nouvelle pièce a pour titre : « Les bananades de ‘‘l’ingénieur’’ Moïse, fils hybride de la paysannerie et de la bourgeoisie ». Tous les grands moyens médiatiques sont mis au service de Jovenel Moïse, l’homme-banane, le grand industriel, l’entrepreneur, le bananeur, l’innovateur, le rénovateur, le fédérateur, le rassembleur, bref, le sauveur.
Le président du CEP est un homme de l’impérialisme, et il est très proche de la bourgeoisie. Il a le plein contrôle du système de tabulation des votes. Ergo, Jovenel doit être le président, notre président, le bon, le vrai, le parfait (même s’il est moralement imparfait), celui qui sera le trait d’union idéal entre la bourgeoisie et la paysannerie dont les intérêts respectifs seront protégés, assurés. Le taux de participation est sans doute de 21 p. 100, n’empêche, Jovenel est maintenant le leader du peuple dont il est d’ailleurs un « fils authentique ». Vive Jovenel ! Viv prezidan CEP an ! Vive la démocratie !
Le président du CEP est un homme de l’impérialisme, et il est très proche de la bourgeoisie.
Jou va, jou vyen. Le 7 février 2019, des milliers de personnes manifestent à Port-au-Prince contre l’inflation et demandent la démission du président Jovenel Moïse, à la suite de la publication en janvier d’un rapport de la Cour supérieure des comptes dénonçant la mauvaise gestion des dépenses publiques et le détournement d’aides au développement. Ces révélations s’ajoutent à l’affaire de corruption PetroCaribe dans laquelle sont impliqués quatre présidents et six gouvernements haïtiens.
Deux « honorables » sénateurs vont jeter de l’huile sur le feu de la corruption. Le bananeur semble aux abois. Toutefois, le 14, Jovenel Moïse dénonce dans une allocution télévisée la responsabilité des « gangs armés et des trafiquants de drogue » dans les violences de rue. En fait, c’est une diversion car dans les coulisses de la présidence de la chambre des députés le redoutable maniganceur Bodeau, alias « Gwo Bobo » (non pas Ti Bobo) prépare un autre numéro de comédiens, une autre clownerie.
On s’en doutait, mais le mercredi 7 août la bombe à fragmentations accusatrices éclate en pleine figure des « augustes » parlementaires : les députés de l’opposition, une poignée en fait, ont pu « forcer » Bodeau (sic) à une séance de demande de mise en accusation du président Jovenel Moïse, pour crime de haute trahison. Ou tande bèf… En réalité on voit déjà se profiler le déroulement du guignol puisqu’il s’agit d’un coup politique de la part des députés de l’opposition sans véritable bilan en fin de mandat face aux députés proches du pouvoir en place, eux aussi dépourvus de bilan. Du kif kif, quoi.
Selon le journal en ligne Le National, «Il a fallu des heures pour discuter uniquement l’adoption d’un ordre du jour (sic). Et après l’adoption de l’ordre du jour, la discussion a enchaîné sur la nécessité ou pas de recevoir certains anciens et actuels hauts cadres de l’administration publique. Les discussions étaient même bloquées au niveau de la lecture des correspondances, rapports et autres documents nécessaires à la réalisation ou au déroulement de cette séance.»
C’est dire qu’il faut s’attendre à une éternisation des débats, suspension de séance et reprise le lendemain, chaque camp se renvoyant la balle, prenant son temps, s’essoufflant à tour de rôle jusqu’à perdre haleine. Derrière eux comme un cortège en folie, les députés de l’opposition veulent drainer tout le pays et traîner Jovenel devant le tribunal de l’Histoire pour qu’il réponde de ses crimes.
Mais comment rallier 80 députés à cette cause, drainante et traînante, alors que ceux qui sont contre le pouvoir en place sont environ une petite vingtaine, yon ti ponyen ? Très clairement, les députés accusateurs sont loin d’obtenir la mise en accusation du président de la république. Se pa anyen, se teyat, ce sont les comédiens à l’œuvre.
Mais Haïti est une « terre glissée », un « singulier petit pays ». Quelques députés oppositionnels dévaleraient-ils éventuellement les pentes glissées du gros fric et déserteraient-ils ainsi le camp de la mise en accusation de Jovenel? Inversement, de gros paletots qui craignent pour leur business à cause des foules en furie, ne seraient-ils pas portés à circonvenir des députés progouvernementaux, à coups de billets verts, à rejoindre le camp des « oppositionneurs » ? Apprendrons-nous, un jour ? Apprendrons-nous, jamais ?
« Viens voir les comédiens, voir les [politiciens], voir les magiciens » qui ont à peine commencé leur dernier numéro. « Poussez la toile, et entrez donc vous installer ». Ça va péter, ça va pétarader : micros violemment déconnectés, meubles renversés et brisés, ordre du jour déchiré en miettes et morceaux, échange de mots sales. À un moment des empoignades entre comédiens, le combat cessera-t-il faute de combattants ? Qui vivra verra.
12 août 2019