Ce matin, hier matin, comme moi, comme de très nombreux individus choyés par la Vie, vous vous êtes levé reposé, détendu, sauf si vous avez eu des problèmes de sommeil. Nous avons eu notre douche, avec l’avantage de bénéficier d’une pomme de douche réglable, à plusieurs jets, sans oublier la température de l’eau ajustable à volonté. Oubliés les moments difficiles en Haïti. Dans l’enclos sonore de l’espace douchant, nous pouvons même nous laisser aller à nos « talents » d’artiste. Sous la caresse du jet aqueux, nous pouvons être n’importe quel chanteur de grande classe, de grand calibre, un Luciano Pavarroti, pourquoi pas ? O sole mio ! (sotto la doccia). Oh mon soleil ! (sous la douche).
Petites choses de rien du tout, routine quotidienne, banalités, direz-vous. Oui, mais pas si banal que ça. Car tandis que nous (les heureux du sort) prenons ainsi plaisir à nous asperger tièdement sous la douche, ils sont des millions à se lever le matin sans pouvoir bénéficier d’un seau d’eau propre pour se laver. Et c’est quasiment chaque jour qu’ils vivent le malheur de leur dénuement, de leur misère. Pis, ils ne peuvent même pas rêver de prendre une douche dans leur vie. Al on lavi ! Ce rêve leur est interdit, puisque jusqu’à nouvel ordre, ils vivent dans une société chanmòt à trois étages : au sous-sol, les malere ; au rez-de-chaussée, une couche moyenne grapilleuse, plus ou moins assurée du lendemain ; à l’étage, les nantis respirant l’air de l’aisance au balcon ou sur les montagnes de leurs richesses. Ne les dérangeons pas.
Après s’être douché, eau-de-cologné, il faut bien se restaurer : branches de cresson, foie du, et bananes plantains ; ou bien pain beurré, tranches de mortadelle, café, jus d’orange ; ou bien encore : céréales, lait, fruits frais. C’est selon les habitues gastronomiques de chacun. En passant, ce menu pour le petit déjeuner c’est plutôt pour ceux et celles qui habitent « à l’étage ». J’allais dire pour les bourgeois. Mais il y en a que je vois déjà m’épiant de loin pour commenter : ou pa wè, un marxiste décrépit, affadi, envieux, hargneux… Nous (les nantis, bien sûr) baignons dans un grand bonheur quotidien, le ventre satisfait, oubliant ou ne sachant peut-être pas que de par le monde, en 2019, selon rapport de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), la faim touchait 690 millions de personnes, soit 8,9% de la population mondiale. Toujours selon la FAO, la récession mondiale causée par la pandémie risque de pousser vers la faim entre 83 et 132 millions de personnes supplémentaires. Tandis que les décideurs du monde s’inquiètent de la sécurité d’Israël, du danger que représente l’Iran pour ce dernier pays.
La chance aidant, nous avons un bon boulot nous garantissant même un petit compte d’épargne. Certains sont plus chanceux que les bouloteux, ce sont les professionnels vanmpanm ou bien les gens qui ont un business assez lucratif, ou même encore le mec qui a gagné à la loterie. Bien casés, leur pain est sur la planche, leur morue sur le gril, ils sont assurés du lendemain. À part le logis assuré et la paix dans le ventre, nous pouvons avoir une voiture, voire même deux, d’autant que les capables ne souffrent pas. Ce qui nous met à l’abri des rigueurs d’attendre le bus, parfois par 10 degrés Fahrenheit avec, occasionnellement, la furie d’un vent sec, pénétrant, à vous cisailler les flancs.
Les villes où les inégalités de revenus sont les plus marquées sanctionnent plus fréquemment les “crimes commis par les sans-abri”, comme le fait de traîner dans les rues, d’occuper les trottoirs et de et de “faire les poubelles”.
Continuons avec ces petites choses de rien du tout, ces banalités. Le soir venu, après le travail, à la maison, nous voici au chaud, ou au frais, tout dépend de la saison. Nous dînons haïtiennement, pois et riz ne manquant pas au menu. Les plus sophistiqués, les mieux pourvus arrosent leur repas d’un bon vin. À l’enseigne des capables, on ne souffre pas. Puis, nous allons aux nouvelles à la télé, sans même nous rendre compte que le présentateur, ce type (ou cette typesse) qui remplit notre petit écran nous remplit aussi le bol avec de fausses nouvelles décrivant l’Iran comme l’antre des démons, le Venezuela comme une menace pour la sécurité des États-Unis et du « monde libre ». Que dire des annonces publicitaires ? Aussi indigestes et médiocres que misérables.
Un quidam, en vitesse, recommande un médicament-miracle que « tous les médecins prescrivent ». Pour détourner notre attention des mille effets secondaires désagréables (y compris la mort) associés à la graine magique, la potion merveilleuse, la miraculeuse pommade analgésique, on fait défiler plusieurs images de bonheur, de félicité familiale : le père, la mère, la fille, le fils, le chien (Brassens aurait préféré le Saint Esprit, mais qu’importe) au bord d’un lac, célébrant le retour du printemps, s’amusant des propos incongrus de Sarkozy en Afrique, n’importe quoi, pourvu que la compagnie de produits pharmaceutiques fasse son beurre, son fromage et son saucisson sur ton dos.
Une infime minorité trouve le temps de lire, de se meubler l’esprit en lisant un journal « indépendant » (donc « sérieux ») ou un livre enrichissant, bravo ! Il faut quand même consacrer une demi-heure à dépouiller l’ordinateur de courriels les uns plus insignifiants que les autres enfouis dans une forêt de messages que vous envoient des emmerdeurs, des aryennafè, des mecs qui n’ont rien à foutre et qui vous promettent le Pérou, la Golconde et les Indes.
Nous avons boulot, salaire, nannan, logis, et avons donc réussi à résoudre le problème de la quadrature de notre « réussite » sociale. Mais nous semblons oublier cette plaie sociale qu’est le sans-logisme. Elle empeste Paris, ville des Folies Bergères, New York, capitale de la démesure et repaire de Wall Street ; Amsterdam réputée pour son parc floral, Keukenhof, ce féérique paradis de tulipes ; Rome, fière de son Colisée et de ses basiliques ; Rio de Janeiro vivant à l’ombre du Christ Rédempteur debout au haut du mont Corcovado, impuissant à apporter un baume aux déshérités des favelas.
Ils sont des centaines de milliers de sans-logis, de sans domicile fixe (SDF), de gueux, de déshérités du sort, de clochards, de mendiants qui vivent sur les trottoirs, à la belle étoile et « au beau soleil », sous les ponts, dans un couloir de métro, dans des foyers d’accueil s’ils sont assez veinards. En France, en 2009, on avait recensé 359 SDF morts de froid. En 2018, le nombre est passé à 612. Dire que pendant sa campagne électorale, le nain Sarkozy avait promis que durant son mandat pas un seul Français ne mourrait de froid. Dire aussi que des gobe-mouches l’avaient cru. Un peu comme Jovenel qui avait promis de mettre de l’argent dans les poches des Haïtiens et de la nourriture dans leurs assiettes. Epi, epi, anyen ! Connards de citoyens, pensent-ils tous !
« Rien qu’à Paris, chaque nuit, ils sont plus de 2000 recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d’un presque nu ». Propos d’un marxiste refroidi, affadi, envieux, hargneux ? Absolument pas. C’était, avant sa mort en 2017, le constat amer, glaçant de l’abbé Pierre, fondateur du mouvement Emmaüs (organisation non confessionnelle de lutte contre l’exclusion) comprenant la Fondation Abbé-Pierre pour le logement des défavorisés. Plus de 78 000 SDF vivent (vivotent est un meilleur terme) à New York. Depuis la pandémie coronate, de plus en plus de maisons d’aide aux sans-abris ont fermé, les bénévoles qui assurent le service ne se présentant plus par peur d’être contaminés. La New York City Relief qui fournit à manger aux démunis est débordée ayant perdu ces derniers temps une cinquantaine de ses bénévoles. Vivre dans sa voiture pour échapper aux loyers démesurés, c’est ce que doivent faire de plus en plus de personnes aux États-Unis. À Seattle, suite à la crise du logement, 20% des sans-domicile vivent dans un véhicule. C’est le cas aussi en Californie, où vit un quart des 554 000 sans-domicile américains. Or, la plupart des villes de Californie interdisent aux automobilistes de dormir dans leur voiture ou prohibent les « stationnements prolongés ». Imaginez… dans un État réputé démocrate… Que faire alors ? Faudra-t-il solliciter les mânes de l’ami Vladimir Ilitch ? Les défenseurs des sans-logis pointent du doigt une société de plus en plus méprisante à l’endroit des SDF, au point même de criminaliser les gens qui dorment dans les rues. En août 2019 le journal en ligne Huffpost titrait : « Aux États-Unis, la crise des sans-abri entraîne de nouveaux actes de cruauté ». Une étude de l’État de Washington publiée en 2015 souligne que les villes où les inégalités de revenus sont les plus marquées sanctionnent plus fréquemment les “crimes commis par les sans-abri”, comme le fait de traîner dans les rues, d’occuper les trottoirs et de “faire les poubelles”. Sara Rankin, directrice du Homeless Rights Advocacy Project à la faculté de droit de l’Université de Seattle souligne ce qui suit: « Les preuves d’inégalités se faisant de plus en plus évidentes, avec une pauvreté visible dans les rues, les quartiers réagissent via une recrudescence de plaintes et l’application de lois plus punitives […] La stratégie qui consiste à pénaliser le fait même d’être sans-abri vise clairement à cacher la pauvreté, pas à la réduire ». Ah ! Madame Sara, réchauffez-vous dans votre corsage quelque serpent marxiste anbachal décrépit, affadi, envieux, hargneux ? Vous allez vous faire tweeter par l’ami Donald, Trumpez-vous pâs, diraient les Québécois. Revenons à nos moutons, enfin, aux « banalités », aux « petites choses de rien du tout » qui font d’un grand nombre de nous simplement des nantis. Nos gosses vont à l’école, publique ou privée : la mesure de votre argent, la mesure de votre wanga. Même quand certains parents doivent tirer le diable par la queue, nos enfants mangent trois fois par jour et sont bien vêtus. Merci la Providence. Cela nous paraît normal et aller de soi. Pas si vite mon pote, bagay yo pa dous, yo pa swa ni ne vont de soi pour tous. Les enfants des rues en sont la preuve la plus palpable, la plus cruelle aussi.
Ce sont le plus souvent soit des sans-domicile, soit des enfants ayant un domicile mais qui sont forcés (par la Providence ?) à travailler dans les rues, dans le secteur informel. Ils peuvent aussi vivre avec leur famille, avec leur mère dans la rue ou dans un refuge pour enfants des rues. L’UNICEF estime qu’il y en a plusieurs dizaines de millions dans le monde, environ 120 millions : 30 millions en Asie dont onze en Inde, 250 000 au Kenya, etc. Ils sont souvent victimes d’abus de toutes sortes. Providence, où es-tu ?
Fréquemment, ils évoluent dans les décharges publiques, les gares ou sous les ponts des grandes villes du monde, chargent des autobus, lavent des voitures ou mendient. D’autres joignent les bandes armées avec l’espoir d’y trouver une meilleure protection et de meilleures chances de… survie. En rupture avec leur milieu familial, ces enfants ne veulent ou ne peuvent rentrer chez eux. Non, ce ne sont pas de petites choses de rien du tout. Il ne s’agit pas de routine quotidienne, de banalités.
Même, y en a qui ne font aucun cas de la parole de l’Autre : « Laissez venir à moi les petits enfants ». Si le « royaume des cieux » tient du nébuleux, le royaume d’une humanité solidaire est là sur terre, sauf que ‘‘le système’’… M pap di plis. Un p’tit malin embusqué dans l’ombre de la malveillance est prêt à faire de moi un marxiste déconfit, décrépit, affadi, envieux, hargneux…
En Haïti, un reportage paru dans Le Nouvelliste du 21 janvier 2014 indiquait que « le phénomène social des enfants des rues existe en Haïti depuis les années 70-80 et a connu une recrudescence à la suite du séisme du 12 janvier 2010 […] Le dernier recensement effectué par l’Institut du bien-être social et de recherche (IBESR) indiquait qu’en 2012, il y avait environ 2 850 enfants des rues à travers le pays : 600 dans le département du Nord, 400 dans le département du Sud, 550 dans le département du Sud-Est, 300 dans le département de l’Artibonite, et plus de 1 000 dans le département de l’Ouest. Cette problématique est liée à celle de la domesticité infantile, car beaucoup de ces enfants sont des adolescents qui ont fui une situation de domesticité ».
Nous les nantis, les bien casés, nous avons une assurance médicale, assurés du loisir de consulter un généraliste au moins une fois l’an, et un spécialiste, le cas échéant. Au petit cric on vous envoie faire un scanner. Au petit crac, le mec prescrira une panoplie de tests de laboratoire dont certains sont parfois inutiles (foi de toubib). Avant que d’y penser vous êtes victime d’une prescription inattendue. Le soir venu, après dîner, vous devez faire face à cinq poban différents, chaque flacon vous faisant des recommandations à suivre à la lettre sinon vous êtes dans les cas. N’empêche, ce ne sont pas des banalités, si l’on pense au grand nombre de maladies liées à la pauvreté, au « système »… ne m’en faites pas dire plus. J’ai des ennemis (cachés).
En se basant sur les données de l’OMS et de l’ONU, l’agence en ligne africaine ECOFN a pu établir une liste des causes de décès les plus importantes dans le monde, allant du 1er janvier au 1er mai 2020. Bien que faisant actuellement rage dans le monde, la Covid-19 avec ses 237 469 morts est loin d’être le plus gros vecteur de décès. La malaria (327 267 décès) fait bien plus de dégâts. La plus grosse cause de mortalité durant cette période se trouve au niveau des maladies infectieuses (4 331 251 décès), suivie de la malnutrition (3 731 427 décès). Inutile de dire que ces statistiques concernent les pays paupérisés par le système colonialiste-impérialiste. Fichtre ! on vient de me barrer la main dans le sac à Ilitch, men fò m pale.
Au moins 500 millions de personnes par an contractent cette maladie et un million en meurent ; 90% des décédés vivent en Afrique où la malaria est à l’origine d’environ un décès d’enfant sur cinq.
Un autre qui fricote parfois avec Ilitch, c’est bien l’OMS. En 2010, elle déclarait que pas moins d’un milliard d’habitants des pays tropicaux (entendez pays appauvris) souffrent de maladies débitantes liées à la pauvreté, mais ils sont légion qui ne reçoivent aucun soin « faute de moyens et de volonté politique […] par suite de négligence des autorités ». C’est à se demander si Le Manifeste ne circule pas anbachal dans les couloirs de ce vénérable organisme qui doit faire parfois des zyeu dou à Engels… Ne dit-on pas que le mal existe ? Le bien (marxiste) aussi, toutefois.
L’OMS, encore elle, nous dit que toutes les 30 secondes un enfant meurt de paludisme dans le monde, pendant que Trump joue au golf, n’ayant cure des 2.400 morts causés par la Covid-19 en l’espace de 24 heures ; pendant que Macron se fait dorloter par sa nounous de femme et que Jovenel s’emplit les poches. Au moins 500 millions de personnes par an contractent cette maladie et un million en meurent ; 90% des décédés vivent en Afrique où la malaria est à l’origine d’environ un décès d’enfant sur cinq. Et quand l’anémie s’y met, alors là c’est la catastrophe. Sans-logisme, enfants des rues à la merci de la misère, décès à cause de maladies pourtant curables dans les pays appauvris, absence de volonté politique dans les pays écrasés par le système, ce sont là quelques-uns des maux qui déshumanisent nos sociétés.
Disons pour finir que j’ai voulu tout juste attirer l’attention sur les chanceux pour ne pas dire les heureux que nous sommes ; nous qui vivons sous des cieux plus cléments, nous qui sommes mieux protégés que dans nos pays d’origine. Pensons un peu à ceux-là moins bien pourvus, pensons à tous les autres, aux millions d’autres dans le malheur et le désespoir. À défaut de pouvoir changer, pour le moment, l’ordre des choses imposé par le « système », donnons dans l’humilité et l’humanité. Ma grand-mère paternelle dirait volontiers : fè enpe, kite enpe ».