Sur les chemins escarpés de la « diaspora » haïtienne de France pour se faire respecter par les politiques en Haïti, il est une séquence qui marquera à jamais l’imaginaire de celle-ci. Et pour celui qui est un inconnu des haïtiens à Paris, objet d’une faible attention du candidat, lors de sa campagne électorale, le besoin de légitimité était une nécessité. Et pour celui qui fait preuve d’un activisme fiscal quand il s’agit de faire tomber la serpe prédatrice sur les catégories les plus faibles, d’imposer à la diaspora des mesures de prélèvement drastiques, les échanges entre Jovenel Moïse et la diaspora avaient une vertu cathartique. Et pour celui qui annonce, à tous vents, sa confiance dans une implication de la diaspora en Haïti, la rencontre avortée de la communauté haïtienne de France, le dimanche 10 décembre 2017, à Paris, est révélatrice d’une pathologie politique : le défaut de statut de la diaspora de France.
Comment comprendre cette réunion avortée ? Comment fixer les responsabilités ? La communication autour de la rencontre est assumée avec clarté par l’ambassade d’Haïti en France. Une fois informée de la confirmation de la participation du président de la république d’Haïti au Sommet du 12 décembre, l’ambassade d’Haïti à Paris, invite les représentants de la « communauté haïtienne » de France le lundi 4 décembre, à penser leur cahier de doléances, à le soumettre à Jovenel Moïse. Puis le grand public, informé, était également invité à partager avec celui-ci les moments émotionnels d’une communion entre partisans chauffés à blanc, prêts toujours à en découdre, et les contestataires, les incompris, les déçus. Des haïtiens ont honoré l’invitation, présents dans la salle de l’hôtel « Hyatt Regency ».
Mais tout a commencé par la diffusion d’une information dans les milieux les mieux informés : Jovenel Moïse, aurait un retard, il serait bloqué à Londres, exposé aux intempéries de l’hiver rigoureux. Sa présence avec les haïtiens est annoncée peu après 20H. L’assistance patiente, calme, attendait, ne laissait poindre aucune réaction violente. Vers 19H. Les mieux informés, par les interventions en aparté, distillées au compte-gouttes par les diplomates, tendent désormais vers l’impossibilité d’une rencontre présidentielle. Les ministres présents, précédés de la projection d’un film à caractère propagandiste portant sur les actions de M. Moïse –pratique peu éloignée des années 80 maîtrisée de surcroît par les Zacharie Delva, les Chanoine et autres thuriféraires du duvaliérisme- , des nouvelles chansons du talentueux Grégoire Chéry servies avec élégance, la communion patriotique autour de l’hymne national, n’ont pas pu suppléer à l’absence de J. Moïse. Malgré les précautions oratoires des intervenants, qui tentent de calmer les esprits, les haïtiens avaient la mine déconfite. En revanche, d’autres, n’étant pas surchauffés ; ce qui aurait pu l’être, étaient assis calmement, écoutant le discours, « savamment » rodé des autorités officielles, chargées de délivrer la « bonne parole » du prophète, présentes sans doute par anticipation et dissimulation d’on ne sait quel coup fourré de « nèg bannann nan ».
On ne saurait banaliser les effets politiques de cette rencontre avortée sur l’opinion publique inscrite dans le registre des rapports de la diaspora haïtienne de France avec Jovenel Moïse. Son prédécesseur, musicien du «konpa» est connu de celle-ci moins par les changements de ses actions politiques favorables à la diaspora que par ses propos excentriques et poissards. M. Moïse était attendu par la communauté haïtienne de France sur de nombreux sujets : le maintien, à marches forcées, du ministère des haïtiens vivant à l’étranger dépourvu de lois-cadre, sa faiblesse structurelle, ses maigres moyens et insignifiants, la journée mensuelle de la diaspora promise lors de sa campagne électorale mais non honorée, la place des entrepreneurs haïtiens, les mesures envisagées contre l’insécurité en Haïti, les modalités du retour des haïtiens aux termes de leur séjour, qui se font “déplumer » par le système maffieux des juges, notaires et avocats, la surdité du pouvoir aux manifestations insistantes contre la politique fiscale favorable aux riches familles qui s’enrichissent au détriment des masses les plus pauvres. Les haïtiens souhaiteraient être également convaincus du crédit de son « plaidoyer » soudain contre la corruption ; alors qu’il reste un inculpé, ainsi que son revirement, son amnésie, ses ambiguïtés quant à l’activité de production de bananes alors qu’il en a fait son cheval de bataille et le levier principal de la relance de l’économie nationale… Au-delà de ces revendications, la diaspora haïtienne de France attend des explications de Jovenel Moïse d’avoir été traitée en parent pauvre, lors de sa campagne électorale, contrairement à celle des Etats-Unis d’Amérique.
Les haïtiens souhaiteraient être également convaincus du crédit de son « plaidoyer » soudain contre la corruption ; alors qu’il reste un inculpé, ainsi que son revirement, son amnésie, ses ambiguïtés quant à l’activité de production de bananes alors qu’il en a fait son cheval de bataille et le levier principal de la relance de l’économie nationale…
Quelles sont les causes de l’absence de M. Moïse à cette rencontre du 10 décembre en cours ? N’ayant pas eu à leur disposition des informations en temps réel, trois hypothèses ont occupé les esprits ce dimanche soir. La première : il serait déjà à Paris, il aurait effectué une virée à Londres. Deuxième hypothèse : l’information soumise par la diplomatie haïtienne, une tempête de neige empêche l’homme de Trou du Nord de décoller. à l’aéroport de Londres. Cela veut dire qu’il n’aurait pas effectué le trajet le plus simple New York – Paris. Le communiqué du ministère de la communication, indique que le « président de la république …entreprendra une tournée officielle en Europe du 9 au 15 décembre 2017 qui le conduira à Paris (France) et Buxelles (Belgique. » (Ministère de la communication,www.communication.gouv.ht)
L’on s’attendait à ce que le dauphin de Martelly fut à Paris le dimanche : il y eut escale à Londres. Le temps est maître de son calendrier, il échappe aux servitudes mêmes des puissants. Le journal « Le Parisien » renforce l’hypothèse des intempéries. «Les services météorologiques (Met Office) ont placé en alerte orange, jusqu’à 18h dimanche, plusieurs zones de l’Angleterre et du Pays de Galles où la couche neigeuse a atteint plusieurs centimètres, voire une vingtaine à certains endroits. L’aéroport de Birmingham (centre de l’Angleterre), la deuxième ville du Royaume-Uni, a été fermé toute la matinée et n’a rouvert qu’en début d’après-midi. Des dizaines de vols ont été annulés, retardés ou déviés vers d’autres aéroports britanniques, à l’arrivée comme au départ. De nombreux vols ont également été annulés ou retardés à l’aéroport de Luton, dans le nord de Londres, où toutes les pistes ont rouvert en début d’après-midi après avoir été temporairement fermées en matinée, selon son site internet. »(Le parisien, 10 décembre 2017). Par ailleurs, M. Moïse a dû rentrer à Paris au final, dans la matinée du lundi, selon les informations de l’Ambassade d’Haïti à Paris.
La troisième hypothèse agitée par les haïtiens, qui ont souvent une imagination fertile et souvent nous renvoient à des chantiers féconds d’informations qui, à l’origine sont dénués de sens. Certains évoquent l’absence de visa que n’aurait pas eu M. Moïse pour sa destination à Londres, au motif que celui-ci ne fait pas partie de l’espace Schengen. Nous ne disposons d’aucune information en ce sens. Mais ce qui nous intéresse, c’est de comprendre les relations des haïtiens avec l’opinion publique, comment ils la fabriquent, et comment les effets sont éclairants pour l’analyste qui tente de comprendre l’action politique.
Le président de la République en Haïti est un homme non vertueux et l’opinion…
C’est à partir du doute émis par les haïtiens sur les causes de la rencontre avortée que débute la formation de l’opinion. Alors qu’ils ne disposent pas de preuve, ils émettent une opinion qui discrédite non pas Jovenel Moïse en tant que citoyen mais la fonction qu’il exerce. C’est une idée courante de croire que le président de la République en Haïti est un homme non vertueux, donc porteur en permanence de mensonges. Mais le citoyen haïtien déçu et désenchanté (pour avoir attendu si longtemps) est également acteur de la démocratie délibérative. Marginalisé par le législateur et le Conseil Electoral qui construisent le vote à distance, le citoyen replié dans l’espace diasporique n’est pas sans influence sur le vote en Haïti. Dépouillé de ses droits, en tant qu’haïtien, il a une emprise sur la politique en Haïti, il forge ainsi, au fil des circonstances et des opportunités un poids politique et économique. Par le biais de ses transferts réguliers de revenus qu’il effectue, il est un marginal-influent. Il sait qu’il n’appartient pas à l’élite, elle qui dispose des compétences pour occuper les fonctions les plus importantes ; mais en tant que marginal-influent, il décide en toute souveraineté, d’adhérer au vote ou non d’un candidat. L’opinion qu’il émet est sans doute dénuée d’incompétence sur la politique, mais elle a sa valeur. Elle n’est pas sans intérêt pour le politique, forcé de « tenir compte du point de vue de ses commettants ».De plus, les moyens de diffuser son opinion sont de plus en plus divers : twitter, watassapp, facebook,mail…Fabricant de l’opinion, consommateur d’informations, le citoyen haïtien est l’acteur gagnant de la démocratie, malgré la magie, la séduction du pouvoir et le mensonge qui le caractérisent en Haïti. Associée à d’autres marginaux, son opinion, ambivalente, fait boule de neige, sacralise, désacralise, crédite et discrédite.
Ce sont ces renseignements auxquels Jovenel Moïse a pour obligation de réfléchir : expliquer aux haïtiens de Paris, ce qui s’est passé réellement, le dimanche 10 décembre, attendant la prochaine rencontre, fixée au mardi 12 décembre, selon les dernières informations, dans un contexte de démobilisation des haïtiens. Il est toujours possible d’envisager une séance de rattrapage ; mais sa réussite, qui n’est pas à la portée de tout apprenti prestidigitateur, est fonction du charisme et du niveau de popularité de celui qui incarne la fonction de président. « Etre » président et « faire » président » correspondent à deux statuts différents. En effet, il aurait pu se montrer plus entreprenant, plus respectueux, en s’adressant par visio conférence, par un tweet, qu’il affectionne, ou par téléphone à ses nombreux haïtiens qui l’attendaient. Au risque d’être pénalisé pour longtemps, M. Moïse est loin de disposer, pour le moment, des moyens politiques de contrer l’opinion, appelée par Pascal « la reine du monde ».