Quel temps de désolation, de stagnation, d’affliction, de tribulation, de tourments, de mécontentement, d’écrasement, d’ennui, de lassitude, d’hébétude, de morosité, de grisaille traverse le pays depuis la mise en application de cet infâme «Accord du 6 février 2016»! Mal kou byen, enfin, tant bien que mal, le président Jocelerme Privert a pu s’en tirer malgré la vaine jactance, les bruyances, les gesticulances, les bavardages, les radotages, les bavarderies, les jaseries, les discutailleries, le bla-bla et le blablaba de sénateurs en mal de pouvwa, en zing de contrariété, tas de «fruits secs indéhiscents», pour rependre cette célèbre expression politique de feu le professeur Daniel Fignolé.
Alors, question de garder le nord de ma santé mentale, j’ai entrepris de faire appel à ma grand-mère maternelle, à d’intéressants et pertinents souvenirs d’adolescence pour me retaper, me remonter, me réconforter, me requinquer, me relever, me remplumer, d’autant que mes nombreuses années passées auprès de cette granmoun jusqu’à mon départ d’Haïti en 1964 m’ont favorablement marqué. Du reste, elles m’ont laissé avec beaucoup de plumes, et même armé d’une plume de chroniqueur, pour rendre hommage à cette inoubliable grand-mère.
Dans une large mesure, je crois devoir à ma grand-mère paternelle une bonne part de mon fervent attachement à cette courageuse terre haïtienne qui m’a longtemps porté, nourri et aimé. À vrai dire, je lui dois presque tout de ma natifnatalité. Les contes de cette nègès nan Nò, son vocabulaire riche et coloré, ses histoires de cacos et de révolutions et, surtout, ses chansons d’inspiration politique constituaient autant de vivifiantes doses de bon sérum haïtianisant.
À longueur d’année, le quotidien familial pulsait au rythme de la ferveur patriotique de cette fille des nordés d’Haïti. On vivait à l’orée même du bonheur d’exister. On se régalait, sans jamais se lasser, de la savoureuse sève du pays distillée en permanence par l’arbre de vie grand-maternel.
Née Antoinette Salomon (rien à voir avec la lignée aristo du Sud), Grand-mère conversait toujours en créole. Elle n’avait pas grandi dans une de ces familles haïtiennes culturellement guindées, francolâtres, obsédées par le «bien parler» et le savoir-faire français, ces deux derniers traits étant le plus sûr garant d’une certaine «distinction» devant les garder à bonne distance des «grosses chaussures» et du popoulo. Elle n’avait donc pas à s’inquiéter de «mal prononcer» ses “i”, ses “u”, ses “e” et ses “é”. Sans même mentionner les mille subtilités enchaînantes et parfois paralysantes de «La Langue», capables de vous débalancer, en plein tribunal, n’importe quel avocat pédant (trop sûr de lui-même).
Quand poussée à l’extrême par quelqu’exaspérante polissonnerie de la part de l’un des six gosses que nous étions à la maison, elle se laissait aller à l’un de ses fracassants tonmatvèt! Comme pour dire foutre! Alors là, croyez-moi, des “r” elle s’en serait battue l’œil et le flanc gauche. Elle prenait plaisir à chanter:
ou te mèt pitit prezidan
ou te mèt pitit lanperè,
m a ba w yon kalòt touloulou
Je n’ai jamais rien compris à cette toulouloutude, mais c’était la façon de Granmè – comme nous avions l’habitude de l’appeler – d’exprimer, de chanter le vécu tellement chatoyant du pays, dans sa langue, la seule vraie langue des Haïtiens. En fait, je ne m’imagine pas une seconde Grand-mère qui nous aurait dit: «c’eût été vraiment étonnant que vous sussiez ce qu’il eut fallu que vous fîtes faire.» Non, franchement!
Originaire de Fort-Liberté, Grand-mère avait vécu de très près les nombreux mouvements politico-militaires, dits révolutionnaires, qui avaient fait si souvent trembler la terre dans ce septentrion très fier, «brigand» et remuant à l’excès. Je la revois encore, presque transfigurée, à nous raconter les virées et dévirées presque légendaires de tous ces généraux cacos, téméraires et entreprenants, qui peuplaient son univers des tan lontan: les Dorcilien dèyè l ape vini, les Charles Zamor et le fameux Chapizèt, lequel se vantait de ne laisser qu’un coq et une poulette après son passage dans un bourg.
L’une de mes soeurs garde précieusement le texte de beaucoup de ces chansons dont la mélodie fait toujours un va-et-vient de fourmis folles entre notre coeur et notre mémoire. Tout de suite, en voilà une qui mettait en cause les «opposants» au président Nord Alexis, familièrement appelé Tonto Nò:
la plupart des autorités
yo pa bon pou genyen konfyans
se yomenm ki kriye viv
se yomenm ki kriye aba
(refrain)
viv Nò viv Nò Aleksi
lese li fè 7 an li (bis)
On remarquera en passant une portion de phrase en français, byen bwòdè dans le contexte non moins bwòdè du créole. Telle autre chanson raillait les nouveaux riches, ces féodaux de la province, batepwonnen et qui avaient grimpé (trop) rapidement l’échelle sociale de «la bonne société» port-au-princienne. Le petit peuple qu’au fond ils méprisaient ne manquait pas de leur rendre la pareille à travers la verve mordante de ses compositions musicales. À ces arrivistes mal fagotés, il décochait ses flèches les plus acérées: tantôt aux hommes portant kazimi ranpeze, tantôt aux femmes se pavanant avec leurs talon bouchon dwategòch.
Plus les parvenus pillaient le Trésor de la Nation – c’est encore d’actualité –, plus ils voulaient s’en remplir les poches: tou sa Sent Wòz fè pou yo, yo piye, yo pi mal. Des décades plus tard, les porcins de la politique politicienne malpropre continuent toujours de bafrer, toute cochonnerie bue, comme si de rien n’était. Apre nou se toujou nou…
Le vocabulaire de Grand-mère fleurissait de mots et d’expressions charriant une saveur et un parfum tout à fait du pays. Par exemple, le mot «afannaaf» décrit un individu vorace se jetant rageusement, gloutonnement, sur n’importe quoi: une assiette de victuailles, par exemple; ou, au sens figuré, les macoutes accapareurs de pouvoir ou les «bracelets roses», les fèzè malfaisants de Micky. Quand à la maison, Grand-mère voulait signifier à l’un d’entre nous d’arrêter tel «désordre» qui l’agaçait, et qu’on refusait d’obtempérer, elle disait:«sa nou santi a, se mwen k ap boukannen l ». On ne se le faisait pas répéter, sinon nos fesses elle aurait vite fait de les prendre pou piyay.
Parfois, il arrivait à Grand-mère de vouloir nous tomber dessus pour nous administrer une raclée demate. On détalait illico. Elle rapportait sa colère à plus tard, sachant bien qu’elle finirait par nous mettre le grappin dessus, nou te mèt ale Aziboutou kote chen pon, se plaisait-elle à dire en ces circonstances. Quant aux corrections majeures, elle nous les faisait administrer par Papa, quand celui-ci revenait de travail, et seulement après qu’il eut fini de manger et de faire la sieste. Dans la charbonneuse et pulsatile attente du «dénouement», Grand-mère ne manquait pas de nous rappeler comment nou pral wè kote Petroni fè akra. Ah, l’époque des bayonnettes!
D’Aziboutou en Petroni (un vendeur italien de souliers «étrangères»), j’en arrive enfin à «la courbe de Lélio», cette pittoresque et géométrique expression devenue dans la bouche de Grand-mère une sorte de ritournelle au soir de sa vie. Ceux-là qui sont familiers du Bas-Peu-de-Choses et de Carrefour-Feuilles peuvent se rappeler cette grande épicerie trés achalandée à l’angle sud-ouest de la ruelle Alerte et de la rue Mgr. Guilloux. Elle appartenait précisément à un certain Lélio, et se trouvait juste en face du cimetière.
En venant de Carrefour-Feuilles (où nous avons longtemps habité), il fallait faire la courbe de Lélio pour entrer au cimetière par l’une des deux barrières donnant sur la rue Mgr.Guilloux. Alors, quand notre regrettée Grand-mère courroucée et ulcérée par nos débordements d’adolescents en passe de devenir adultes disait, résignée et impuissante, que nous finirions par la «tuer», elle se réfugiait dans sa géométrique métaphore, en disant: «lò m a fè koub Lelio a, n a manyè kite m anrepo m.» .Cette formule presque euclidienne avait toujours la vertu de nous rendre doux comme clou.
Et puis le 31 mars 1965, par une nuit de fine pluie océane, usée par la vieillesse, cassée par des nuits sans sommeil à s’inquiéter de ses twa pitit gason l yo, Grand-mère a vraiment et finalement «fait la courbe de Lélio». Elle est partie protégée par le souffle du vieux Vent Caraïbe. Elle est partie entourée de notre reconnaissante tendresse. Elle est partie avec dans ses cheveux la cendre des hauts faits cacos, à recréer pour une Haïti nouvelle, digne du chargement magique des airs envoûtants du terroir chers au coeur de Grand-mère. Qu’elle repose en paix dans son hamac d’humus, elle de qui j’avais appris, très jeune:
Lò m a monte chwal mwen
Gen moun k a kriye…
Pour conclure, je voudrais rappeler à ceux et celles qui croient que tout est foutu, que ce pays est à vendre en détail aux Bill Clinton et consorts américains et canadiens assoiffés de mines d’or, oui, je voudrais rappeler à ces persécuteurs bicentenaires du peuple haïtien, nationaux aussi bien qu’étrangers, que l’heure n’est pas encore venue pour hisser à nouveau, bien haut, le drapeau de la dignité nationale et de l’Indépendance recouvrée et retrouvée. Il n’est que d’attendre, car ce peuple courageux, patient, déterminé – que la Vierge me timène – ne fera pas la courbe de Lélio.
14 août 2016