«Je suis peur et même craint»

0
3989
Nèg pa, votre femme Martine mourrait à vous voir démembré, débité, saucissonné, coupé, découpé, dépecé, taillé, détaillé, tailladé, tranché, tranchaillé en ti sale par une population en furie.

« Les ruses et les machinations ténébreuses ont été imaginées par les hommes
pour venir en aide à leur lâcheté. »
Euripide

La langue française en Haïti, et ailleurs dans le monde, jouit d’un indiscutable et très grand prestige. Il semble avoir quelque chose de sucré, de kann kale dous, de suave, d’exquis, d’élégant, d’attirant, de captivant, de séduisant, de fascinant, de séducteur avec la langue de Molière. N’est-ce pas qu’Enver Hodja, l’ancien secrétaire général du Parti du travail albanais, nationaliste féroce, professait un vrai culte à l’endroit du français, lui qui faisait traduire systématiquement en français ses insipides discours, grâce à l’immense talent linguistique de Jusuf Vriono, écrivain et diplomate albanais ? Aussi, à partir du début des années 1960, Vriono traduisit plusieurs auteurs albanais, notamment Ismail Kadaré, dont il contribua grandement à la notoriété hors des frontières de l’Albanie.

Aux Etats-Unis, on rencontrera rarement un citoyen américain qui vous dira avoir appris à l’école, soit l’allemand, soit le russe ou le japonais, ou même l’espagnol. Par contre, l’individu sera fier de vous raconter qu’il avait appris le français à l’école, et il sera heureux de vous sortir, illico, quelques expressions apprises au temps de son adolescence. En fait, aux États-Unis, la Louisiane, le Connecticut, le Maine, le Massachusetts, le New Hampshire, le Rhode Island et le Vermont sont régulièrement invités en tant qu’observateurs aux sommets de la Francophonie.

D’après le US Census Bureau, 13 millions d’américains sont d’origine française et 1,6 million parle le français à la maison. Le Maine, le Vermont et le New Hampshire comptent une proportion non négligeable de francophones (Association Frontenac-Amériques, 1er septembre 2009). Les Etats-Unis comptent 38 institutions enseignant le français: lycée, école internationale ou école franco-américaine. Au Canada anglais, dix collèges et lycées enseignent le français de façon prédominante ou à part entière avec l’anglais. Il existe des lycées français dans quasiment tous les pays d’Amérique latine dont six au Brésil, cinq au Chili.

Jovenel Moïse

En passant, alors qu’on parle couramment de Sommets de la Francophonie, j’attends encore d’entendre parler de Sommet de la Germanophonie, de la Russophonie, de l’Italianophonie ou de l’Arabophonie, à moins que je sois atteint de surdité. Bien qu’il existe une Communauté des pays de langue portugaise (CPLP), elle ne me semble pas avoir, jusqu’ici du moins et à ma connaissance, le rayonnement des pays formant le bloc de la Francophonie. Autrement dit, le français, jusqu’à présent, reste une langue de très grand prestige à travers le monde et qui en impose.

Dans notre milieu haïtien, l’usage du français revient presque à parler d’un terrain tè glise sur lequel il faut avancer avec précaution tant il est miné par toutes sortes de «dits», de non-dits, d’interdits, de déjà dits, de rarement dits, de jamais dits, de peu dits, de mal dits, de mieux dits, de ce qu’il faut dire ou ne pas dire, sans oublier maints sots préjugés. Dans cet univers linguistique où l’on s’avance avec mille précautions, les plus malins, les moins save, des loustics à l’humour pétillant, des pourianistes ne s’inquiétant guère du bon usage ou du bel usage de la langue de Molière, ont ce génie particulier soit de passer une corde grammaticale autour du cou du français, soit de faire voir à cette langue les sept couleurs de l’arc-en-ciel, pour reprendre une expression chère à ma grand-mère paternelle.

C’est ainsi que j’ai toujours été séduit par une formule (combien atroce pour la grammaire) apprise d’un confrère rompu à la pratique de prendre bien des libertés de style avec la langue de Molière dont il connaît pourtant les «aspérités». Aussi, quand l’occasion se présente, face à un danger quelconque, il ne manque jamais de dire: «Je suis peur et même craint», et alors je m’en sens tellement fort, tellement fier, c’est comme si je m’imaginais lançant ce dernier boulet qui força Rochambeau à capituler. Alors, à quoi est-ce que je veux en venir ? Suivez mon regard.

Quand les politiciens en font trop à leur guise, quand ils violent les principes les plus élémentaires rattachés aux droits humains, à la liberté, à la dignité humaine ; quand par leur faute des vies humaines sont en jeu, des citoyens meurent de faim et de maladies ; quand la nation éprouve un ras-le-bol, quand la chaudière sociale menace d’exploser et de faire d’importants dégâts, instinctivement comment ne pas être porté à réagir: « Je suis peur et même craint ».

Un regard rétrospectif permet de se rendre compte qu’à bien des moments bien précis de l’Histoire, les gens sages, concernés, sensés, devraient s’être dit : « Je suis peur et même craint ».

Ainsi, dans les années 1960 et 1970, la politique économique du shah d’Iran contribua à élargir le fossé économique entre les possédants et les démunis, aggravant le malaise social en cours ; la répression des mouvements d’opposition incarnée par la Savak (le service de sécurité intérieure et de renseignement de l’Iran à l’époque) créa un climat de peur permanent qui aboutit finalement à un soulèvement populaire en 1978 forçant le dirigeant iranien à démissionner et à quitter l’Iran. Assurément, avant l’éclatement de la colère populaire, bien des gens s’étaient trouvés en position de dire : « Je suis peur et même craint ».

En 1989, le peuple roumain étouffait sous la dictature mégalomane de Nicolae Ceaucescu La liberté laissée à la population s’affaissait progressivement, la censure était totale, le culte de la personnalité voué au chef de l’État exaspérant, la répression organisée par la Securitate révoltante. L’expulsion, à Timi oara, d’un pasteur protestant, le 16 décembre 1989, fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase, et déclencha le début du raz-de-marée populaire.

En dépit de la réaction violente manifestée par le régime, la contestation s’étendit petit à petit à l’ensemble de la Roumanie, jusqu’à Bucarest. Le 21 décembre 1989, une manifestation pro-régime fut organisée, bridsoukou, par Nicolae Ceau escu, en principe pour témoigner du soutien de la population (sic) envers le régime en place, mais la manifestation dérapa et le rassemblement initialement prévu pour soutenir le “leader aimé”, le “Conducător”, le “génie des Carpates”, le “Danube de la pensée”, se transforma en une sédition massive contre lui.

L’armée fut alors appelée pour réprimer le mouvement; en vain, puisque le 22 décembre 1989, le siège du Comité Central du Parti communiste roumain fut gagné par la foule, obligeant Nicolae Ceau escu et sa femme à prendre la fuite. À peine quelques heures après leur retraite, ceux-ci étaient rattrapés, jugés, puis finalement exécutés après avoir été déclarés «coupables de génocide». Il y eut donc des signaux clairs qui auraient dû porter Ceaucescu et sa michèle-benettarde femme Elena à mettre de l’eau dans leur vin répressif, et qui sans doute aucun avaient laissé bien des gens avisés en situation d’être peur et même craints.

Chez nous, bien avant le shah d’Iran et Ceaucescu, le “génie des Carpates”, il y eut un certain Vilbrun Guillaume Sam, “le génie des cacos” (pardonnez ce parallèle), connu pour avoir été un dictateur sans pitié, particulièrement avec ses adversaires politiques, “surtout les plus instruits et plus riches mulâtres”, à ce que l’on rapporte; un Duvalier avant la lettre en somme. Les mesures répressives étaient à ce point intenses que plus d’un devait être peur et même craint. De fait, le 27 juillet 1915, lorsque le président Vilbrun Guillaume Sam ordonna à ses subalternes militaires de faire fusiller tous les prisonniers politiques dont l’ancien président Oreste Zamor, il s’en suivit une colère populaire insurrectionnelle à Port-au-Prince.

Guillaume Sam ordonna la répression, mais en vain. Pris de peur et même craint, Sam gagna l’ambassade de France qui lui accorda l’asile politique. Les leaders d’opposition mulâtres pénétrèrent dans l’ambassade, s’emparèrent du fuyard, le traînèrent au dehors, le frappèrent de façon insensée, puis lancèrent son corps par-dessus la barrière de fer de l’ambassade à une populace assoiffée de justice. Le corps de Sam fut alors déchiqueté en morceaux et promené dans les quartiers de la capitale.

Parlant du président Sam victime de la colère de la populace, il nous vient à l’idée certains propos de l’exsénateur de la république, l’honorable Dieuseul Simon Desras. Dans un passé récent, lui aussi fut peur et même craint. C’était lors de l’élection présidentielle du 25 octobre 2015. L’ex-président du sénat accusait le sulfureux et grotesque président Martelly d’envisager une «opération malfini» pour passer la chaise bourrée à son protégé Jovenel Moise, que Dieuseul traita, avec condescendance et mépris, de “rien qu’un gardien de la plantation de bananiers dans le cadre du projet Agritrans”.

le président inculpé Jovenel Moise devrait penser au propos menaçant de Dieuseul Simon Desras.

Dieuseul alla encore plus loin dans sa perèz et lacraintude. Ainsi, il prévint le gwouyadò Martelly: «Je conseille à l’exécutif d’éviter qu’il y ait des larmes de feu et de sang. Ceci dans le but d’empêcher que le président connaisse le même sort que Vilbrun Guillaume Sam ». Koubabit! Ce fut un très fort avertissement à un chef d’État dont l’insouciance, l’insolence, l’impertinence, la désinvolture, le je-m’en-fichisme avaient fini par exaspérer la population.

Aujourd’hui, le président inculpé Jovenel Moise devrait penser au propos menaçant de Dieuseul Simon Desras. Personnellement, depuis quelques jours, “je suis peur et même craint”. Et je ne suis sans doute pas le seul. Car après les éloquentes manifestations des 17 octobre, 18 novembre 2018, 7 février 2019, et compte tenu de l’effervescence quasi insurrectionnelle de la population, à travers tout le pays, Jovenel a de quoi réfléchir pour se dire: ”Je suis peur et même craint. Le temps est venu pour moi de démissionner”.

En vérité, comme Dieuseul, je suis peur et même craint d’une éventuelle vilbrun-guillaumisation du président Moise. Boisez, Jovenel, avant qu’il ne soit trop tard. Votre femme Martine mourrait à vous voir démembré, débité, saucissonné, coupé, découpé, dépecé, taillé, détaillé, tailladé, tranché,tranchaillé en ti sale par une population en furie dans les rues de Port-au-Prince. Le CORE group n’aura pas eu le temps de venir à votre secours. Boisez, Jovenel! Jete w, nèg pa!

17 février 2019

HTML tutorial

LEAVE A REPLY

Please enter your comment!
Please enter your name here