Il faut une nouvelle stratégie de lutte pour libérer le peuple haïtien du néocolonialisme…

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1946 - Chute du gouvernement Élie Lescot. Meeting au Parc Leconte à Port-au-Prince. Antoine Hérard, speaker de la radio HH2S, annonce Gérald Bloncourt qui va s'adresser à la foule.

« Les vices de l’esprit peuvent se corriger ; mais quand le cœur est mauvais, rien ne peut le changer

(Voltaire)

 

Le docteur Jean Price Mars, de son époque, parlait déjà de crise de pensée dans la société haïtienne. Nos « intellectuels », en ces instants tristes et sombres, ne devraient-ils pas prendre le temps, ou se redonner le plaisir de revisiter le Discours sur la méthode de René Descartes ? On ne construit pas l’avenir d’une Nation sans disposer d’une boussole d’idées rationnelles et d’un laboratoire de réflexions méthodiques. Haïti dérive à tous les niveaux. Socio-économiquement misérable, elle l’est tout aussi – si ce n’est davantage –  sur le plan de l’ « intelligence créative ». Le 7 février 1986, le pays s’est libéré des Molochs duvaliéristes, mais pour se replonger bien vite dans la mare d’une incompétence anarchisante et d’une irresponsabilité détruisante.

Nous sommes de plus en plus loin des époques mémorables qui ont donné le mouvement insurrectionnel baptisé « Les Cinq Glorieuses de Janvier 1946 », qui a renversé le lescotisme pro-étatsunien. Le défunt révolutionnaire Gérald Bloncourt était rentré à Port-au-Prince dans le cadre des activités commémoratives liées à cet événement historiquement majestueux. La révolte antilescotienne  évoque des noms illustres, aussi phosphorescents que le météore : Jacques Stephen Alexis, Gérald Bloncourt,  René Depestre… et bien d’autres.

Nous avons entendu Gérald Bloncourt, décédé le 29 octobre 2018 à Paris, raconter les circonstances de son arrestation sur une station de radio de Port-au-Prince.  Ce guerrier exemplaire, patriotique, noble, digne et loyal, malgré ses 90 ans, est resté égal à ses idéaux politiques de  jeunesse jusqu’à sa disparition. Les penseurs et militants  progressistes du journal « La Ruche » savaient qu’il fallait combiner les « mots » et la « force » pour faire avancer la lutte des paysans prolétarisés. Ils étaient convaincus que la « parole » et le « stylo », à eux seuls,  n’arriveraient pas à vaincre les « Curiace » de l’impérialisme et de la colonialité. Ils l’avaient compris bien avant l’arrivée et l’installation de Fidel, Raul, Guevara et Cienfuegos dans les décors du théâtre de la révolution cubaine. C’est le premier janvier 1959 que les « Barbudos » entrèrent triomphalement à la Havane après avoir mis en déroute la garde prétorienne de Batista. Le renversement du régime de Louis Léocardie Élie Lescot date de janvier 1946.

Le texte Adieu à un Camarade de Jacques Stephen Alexis, publié dans La Ruche du 26 février 1946 pour protester contre l’exil arbitraire de Gérald Bloncourt, caricature des valeurs de liberté solennelles, franches, sincères et incontestables.

En voici quelques lignes : « Gérald Bloncourt tu es parti. Sois sûr que nous serons dans une volonté, la Révolution, dans un seul combat, l’écrasement de l’ordre capitaliste, dans un seul triomphe, la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme. »

Cet extrait établit la nécessité pour un groupe politique – lorsque les moyens pacifiques (grèves, manifestations de rue) sont épuisés ou se sont révélés inefficaces – de recourir à la « violence positive et constructive », de façon modérée ou radicale, dans le but de changer les conditions sociales des êtres vivants qui tentent de survivre dans les quartiers pauvres et populeux.   La « force », qu’elle soit endogène ou exogène, reste quand même – il faut le préciser – une lame à double tranchant. Quand elle est bien utilisée, elle garantit la jouissance des droits fondamentaux et protège les libertés essentielles. Dans le cas contraire, c’est-à-dire quand elle est exercée par les « seigneurs » de l’idéologie dominante, elle vise à détruire la capacité de résistance des masses populaires, à maintenir le « lumpenprolétariat » dans un état d’ « inconscientisation », dans une situation  de « déresponsabilisation »  et dans une position d’ « opportunisme » exploités ingénieusement par les impérialistes pour déstructurer, déstabiliser, désorganiser les mouvements insurrectionnels porteurs d’une forme quelconque de velléité révolutionnaire. Le nazisme hitlérien, le fascisme mussolinien, la tyrannie duvaliérienne se sont expansés par la torture et par la répression. Mais c’est aussi par l’effroyable « Koupe tèt boule kay » (Décapiter les colons et incendier leur habitation et leurs plantations) que les atrocités de l’esclavage furent sanctionnées de manière proportionnelle, afin de favoriser la naissance de l’État haïtien libre et souverain. Le débarquement des forces militaires alliées en Normandie n’a-t-il pas permis à la France de se libérer de l’occupation du Troisième Reich ? La guerre défensive n’est en aucun cas condamnable. Elle relève des droits des peuples à l’autoprotection et à l’autodétermination. La défense est sacrée.

Janvier 1946. Les 5 glorieuses. Le gouvernement d’Élie Lescot est tombé. Meeting au Parc Leconte à Port-au-Prince

L’État a été créé pour garantir aux individus la « jouissance de leurs droits naturels, inaliénables et imprescriptibles. » Tout gouvernement devient illégitime, lorsqu’il protège les intérêts d’une minorité à l’encontre de ceux de la majorité que représente le « Souverain ». Aucune autorité n’est au-dessus du pouvoir du peuple. En matière de préjudices causés par des situations de révolte légitime contre un gouvernement nommé ou élu, la « justiciabilité » est-elle toujours  évocable ? En 1789, les Français affamés et révoltés ont lynché, décapité les « bambochards » de la Couronne, incendié et détruit des immeubles publics. En 1917, Les Russes mélangés aux militaires de dernière classe ont mis à feu et à sang le royaume du Tsar Nicolas II. Comme Louis XVI, le monarque n’a pas survécu au courroux des masses populaires. Les « Libertés du Souverain » ne peuvent être ni interdites, ni limitées, ni suspendues… Quand la « Nation demande des comptes » aux mandataires, la « constitution » est révoquée. La « morale souveraine » reprend ses droits sur l’« immoralité politique. » Le contrat social est résilié. Il faut repenser le « système associatif. »

Les élections du 20 novembre 2016, comme nous l’avons prévu, ont finalement entraîné la République d’Haïti sur le terrain de grands bouleversements sociaux, politiques et économiques. Depuis 1804, la patrie dessalienne est entrée dans une phase gestante. Elle est porteuse d’une crise aiguë, aux dénouements imprévisibles et incontrôlables. La « mise bas » ne pourra se faire, semble-t-il, que dans les douleurs vives et insupportables d’une explosion sociale. L’enfant naîtra par césarienne.

Le poète Charles Zégoua Gbessi  Nokan, auteur de l’ouvrage « Violent était le vent »  a écrit :

« Mon pays vient d’accoucher

D’une certaine indépendance

Et déjà son ventre porte une révolution »

Les Européens ont esclavagé des millions d’êtres humains. Aux États-Unis, les Noirs sont traités jusqu’à présent comme des animaux sauvages. Les gendarmes blancs les assassinent, les tuent comme des vermines. En toute impunité. Ils n’ont pas le droit de manifester leur désaccord publiquement. Sinon, ils sont écrasés sous les pattes des chevaux de la police. L’impérialisme étatsunien a récupéré le révérend pasteur Martin Luther King Junior. Mais il considère Malcolm X comme un pestiféré, sous prétexte que celui-ci prêchait la logique et la légitimité de la « violence »   contre la « violence ». Le berger doit-il toujours se contenter de crier après les loups qui dévorent ses brebis ? Sans  utiliser des moyens de défense  efficaces et proportionnels ?

L’ex-sénateur Clark Parent, au cours d’une émission radiophonique déroulée à Port-au-Prince, déclarait :  « Cela ne sert à rien de marcher dans les rues, de s’égosiller, de casser les pare-brise des voitures, de brûler les pneus.  S’il y a encore des femmes et des hommes vaillants dans ce pays pour prendre les armes, … et déclencher une « révolution », je suis avec eux. C’est la seule façon de sortir le pays du bourbier politique et du marasme économique. »

Le rédacteur de la constitution française de 1793, le grand philosophe Nicolas de Condorcet écrivit dans son rapport du 9 août 1792 : « L’insurrection est la dernière ressource des peuples opprimés. Elle est un devoir sacré quand il n’y a pas pour eux d’autre moyen de se sauver. »

L’équipe choisie par la Convention pour remanier le texte de Condorcet, composée d’Hérault de Séchelles, Georges Couthon, Louis Antoine de Saint-Just, le formule différemment : « Dans tout gouvernement libre, les hommes doivent avoir un moyen légal de résister à l’oppression et lorsque ce moyen est impuissant, l’insurrection est le plus saint des devoirs.»

La constitution haïtienne de 1987 prescrit également le droit du peuple de manifester pacifiquement en vue d’exprimer son désaccord avec toutes les décisions politiques qui enfreignent les principes des libertés humaines.

Nos réflexions politiques rejoignent les conceptions de la « démocratie » observées chez Condorcet, Couthon, Saint-Just, Sieyès, Vergniaud, Barère…, quand ceux-ci partageaient le projet de rédaction de la constitution de 1793. Les Haïtiens sont arrivés à une époque où il leur faut coûte que coûte inventer une stratégie de lutte qui soit capable d’arracher leur pays aux griffes de l’avidité néolibérale. Les masses populaires de la République d’Haïti sont depuis longtemps à bout de souffle. D’ailleurs, c’est ce constat troublant qui a transformé des patriotes comme nous en « apologues de révolution. »

Il faut se battre autrement

Dans notre ouvrage paru en 2017, Les tigres sont encore lâchés, nous avons fait référence au film  « Les sept mercenaires », mettant en vedette Yul Bryner, Charles Bronson, Steve Mc Queens, Horst Bucholds… . Il s’agit du court dialogue déroulé au tout début entre le curé et les villageois  mexicains. Caldera (Eli Wallach), le redoutable bandit et ses malfrats  pillaient la récolte, volaient les têtes de bétail des paysans qui n’arrêtaient pas de se plaindre, de pleurnicher, de pleurer sur leur sort. Ils demandent au curé ce qu’ils doivent faire. Le curé leur déclare :

    «  – Il faut vous battre… »

    Quelqu’un renchérit :

    «  – Mais je ne sais pas me servir d’un fusil ! »

 Et le « padre » conclut sèchement :

  « – Apprenez ou mourez… 

Les paysans choisissent finalement de défendre leurs droits.   Ils apprennent à se servir d’une arme à feu. Ils se battent bravement. Et ils gagnent dignement leur paix et leur tranquillité. Naturellement, quelques-uns d’entre eux restent sur le terrain du combat. Mais leurs sacrifices auront servi à faire avancer la cause de la justice sociale.

C’est aussi au prix du sang que se paie la « Liberté ». Montaigne et beaucoup d’autres philosophes nous l’ont enseigné. À ce niveau, le film « Les sept mercenaires » demeure un exemple de courage et d’héroïsme pour les journaliers, les manœuvres, les paysans métayers… qui se font bêtement exploiter, sans réagir. Pour le peuple haïtien aussi que le gouvernement du PHTK, soutenu par le Core Group, l’Organisation des nations unies (ONU), l’Organisation des États américains (OEA), massacre dans les rues de la capitale.

En refusant de se révolter et de se battre contre le Caldera de 1957, les Haïtiens dépérissaient silencieusement. Ils avaient préféré fuir, livrer leur chair en pâture aux requins, s’humilier sur des terres étrangères – parfois sans hospitalité –  redevenir « esclaves » de leurs anciens « maîtres » en Amérique du Nord, en Europe, dans les territoires français, anglais, espagnols d’outre-mer,  plutôt que d’imiter les peuples cubain, russe, chinois qui ont écrit  – jusqu’à présent – les plus belles pages de l’histoire mondiale de la « Démocratie ». La « mort » n’est-elle pas aussi le commencement de la « vie » ?

Afin d’exterminer les germes de l’esclavage à Saint-Domingue,  « la mort était au rendez-vous » : pour reprendre le titre du western de Giulio Petroni, avec  les acteurs Lee Van Cleef et John Phillip Law. Néanmoins, la « Vengeance » et la « Liberté » y furent également.

Le 7 février 1986, lorsque les trois écoliers gonaïviens ont été assassinés, la ville s’est levée comme une seule femme, comme un seul homme. Cette grande insurrection populaire qui embrasait tout le pays a donc sonné le glas des duvaliéristes. C’était l’ « époque bénie » du « déchouquage » de l’horreur. Ce mot a pris naissance dans un contexte d’euphorie populaire, de vengeance d’un malheureux peuple réduit à sa plus simple expression, torturé par les fils d’Hadès et de Perséphone, persécuté durant 29 ans, fouetté jusqu’au sang et déshumanisé à Fort-Dimanche, fusillé à Titanyen avec un bâillon sous la bouche comme un chien enragé. Qui ont subi les opérations de « déchouquage » après la fuite des minotaures à ossature humaine? Certainement pas les compatriotes qui avaient bien choisi leur camp politique ! Où étaient les États-Unis, la France, le Canada, l’Angleterre, L’Allemagne, l’Espagne et les autres pays du G7, lorsqu’en plein jour, sous le soleil de midi, François Duvalier commandait en personne les pelotons d’exécution, sous les regards effrayés des écoliers traumatisés, contraints d’assister en uniforme au déchaînement de la cruauté politique contre les enfants de la patrie dessalinienne ? Comment ont-ils réagi à l’assassinat de Marcel Numa et de Louis Drouin ? Au contraire, ils applaudissaient dans les coulisses de la « diplomatie antipeuple ». La presse locale a-t-elle déjà oublié que c’est le substantif « déchouquage » qui lui a enlevé le « museau de la répression  » ?

7 février 1986  est une œuvre inachevée. Les animateurs des émissions d’affaires publiques doivent éviter de jouer le jeu des assassins de la présidence jovenélienne, en condamnant hâtivement, sans considération, les actes de colère et de frustration des compatriotes écrasés sous le poids de la dictature politique et de l’injustice sociale.

Les lois haïtiennes se montrent incapables de protéger la liberté publique et individuelle. Des inconnus aux « mœurs douteuses » assautent les institutions étatiques. Il n’y a aucun prestige, aucune gloire à tirer des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire concentrés à Port-au-Prince. Des noms de présidents, de ministres, de sénateurs, de députés, de juges, de magistrats communaux sont mêlés à toutes les sauces de la criminalité : assassinat, drogue, vol, viol …

De 2010 à 2016, La République d’Haïti a connu le régime politique le plus « sale » de toute son histoire. C’est Hilary, l’épouse du corrompu Bill Clinton, qui l’a imposé. Et c’est aux mêmes « charognards » que les États-Unis, l’Union européenne, la Francophonie, le Canada, la France, L’Allemagne veulent confier impitoyablement le destin d’un peuple essoufflé, trempé jusqu’aux os dans la misère, et « pariatisé » sur les cinq continents. Ils ont ordonné à Jovenel Moïse d’installer un CEP croupion, de rejeter et de remplacer la constitution de 1987, et d’organiser des élections frauduleuses pour reconstituer le parlement démantelé sous les ordres des ambassades néocoloniales.

Alors que Daniel Webster [1], avocat et homme politique étatsunien a déclaré lui-même : « Le peuple peut, s’il le veut, expulser tout gouvernement qui deviendrait oppresseur et intolérable et en mettre un meilleur à la place. »

La lutte des Haïtiens pour le « Changement » est enlisée dans une cacophonie de « verbiage oral et écrit ». Et pourtant, le mouvement du 7 février 1986 était parti d’un pied ferme…  Malheureusement, les politiciens manœuvriers, domestiqués par Washington, Paris, Ottawa, Berlin…, multiplièrent les appels au calme et parvinrent à dépressuriser le vaisseau de la vindication populaire. N’était-ce la volte-face occulte opérée par ces soi-disant intellectuels et leaders autoproclamés de l’opposition, la République d’Haïti aurait déjà trouvé une « voie révolutionnaire » pour échapper, se soustraire aux « tortures » sociales, politiques, économiques et environnementales des puissances occidentales.

Existe-t-il des femmes et des hommes de combat et de conviction idéologique sur la scène politique nationale, comme aux temps des saisons regrettables qui firent la gloire et l’honneur de nos devanciers patriotes ? Des citoyennes et citoyens qui ont su défier leurs bourreaux,  préméditer la mort pour désapprendre à se soumettre à la servitude outrageante, comme le commande la vision « montaignienne » de la liberté et des droits individuels ? C’est aujourd’hui qu’ils doivent se manifester !

Nous restons confiants, convaincus que Jovenel Moïse et ses acolytes seront renversés, incarcérés avant le 7 février 2021, pour qu’ils soient conformément jugés et condamnés pour assassinats, vols, détournements de fonds publics, haute trahison, crimes contre l’humanité… Les moyens pour y arriver existent ! Le sang des victimes du PHTK crie vengeance !

Robert Lodimus

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[1] Rapporté dans « Les doctrines politiques modernes », ouvrage collectif organisé par l’École Libre des Hautes Études.

 

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