Lina Mathon Blanchet Fussman
(Port-au-Prince 1902 – Idem 1993)
« Mécène de l’art et… Artiste aux multiples facettes »
Achille Paris chantait élogieusement : ‘’ Mon idéal, c’est de t’avoir Lina, pour calmer ma folie/Réaliser mon envie, pour toi seule douce femme/ Lina cet amour est un poème…’’. Ce couplet qui pourrait être fredonné par des générations diverses ne devait être que pour Lina. En effet, le plus trépidant troubadour contemporain a aussi trainé dans l’entourage de la plus célèbre mécène des arts multiples du terroir. De celle qui a pris part à l’éclosion de tant de géants dans leur propre droit, depuis les temps combatifs de l’indigénisme, luttant contre la ‘’Campagne des rejetés’’(1), à la’’ Belle Époque’’ de la célébration du Bicentenaire de Port-au-Prince qui a vu l’ âge d’or de l’art haïtien et l’émergence d’une génération d’artistes exceptionnels. Jusqu’à l’époque où l’art devint en veilleuse, et, qu’il fallait se parler par signes. Le pays ayant eu un caillou de sang à la gorge sous la satrapie duvaliériste comme le conta le grand Anthony Phelps.
En effet, cette grande dame de la culture haïtienne dans tous ses états a été à toutes les entreprises louables au cours de sept décades à la manière d’une Sainte Cécile pour maintenir la culture du terroir sur son piédestal de grandeur, d’authenticité et de diversité.
C’est à l’âge de quatre ans que Lina s’est donnée à la musique, lorsque toute fascinée à la découverte d’un piano, ses parents ont décidé de lui en procurer un, tout en engageant un professeur hors commun pour son initiation. Ce ne fut autre que l’incomparable Justin Elie pour la guider dans ses premières excursions musicales. Sans oublier l’influence de sa cadette, l’incomparable Carmen Brouard qui fut une professeure dans l’âme.
Coiffée de musique, de sons, de mouvements, d’expressions, de soul, d’émotions et de rythmes, elle était bien imbue de sa mission de pionnière, dans la revalorisation et de la perpétuation de multiples genres. S’évertuant d’abord dans l’art classique, elle s’extériorisa en s’inspirant de ses idoles: Amadéus Mozart, Frantz Listz, Frédéric Chopin, Enrique Granados Y Campińa etc. Quant aux modèles nationaux, ils eurent pour noms: Justin Elie, Frank Lassègue, Ludovic Lamothe, A. Jaegerhuber parmi d’autres. Avec un style pluriel, elle s’évertua à explorer les frontières illimitées des claviers. Incorporant les paramètres classiques à ceux des rythmes sacrés autochtones, faisant ressortir une texture eurythmique pour une musique aux reflets extasiés.
Les années de l’occupation états-unienne de 1915 à 1934 la trouvent sur tous les fronts, au four et au moulin, travaillant à l’élaboration de ce qui constituera les normes et à la consolidation des legs authentiques. L’anathème tendue par les occupants sur les cultures établies, en interdisant l’importation du piano et en ordonnant la destruction des symboles et pratiques des arts populaires l’emmènent à s’investir sans partage. En entretenant des liens affectueux avec les gens humbles. Elle s’est fit initier d’abord aux pratiques du vodou par son négoce journalier de lait, ‘’machann lèt’’, qui la chaperonna dans les ’’hounfò’’, ‘’pelerinaj’’, aux péristyles, ‘’lakou’’, les lieux sacrés, les campagnes, les villes, les mornes, les maisons où se cultivent les cérémonies et pratiques de l’âme populaire. Tout en prenant à cœur sa mission de propager les multiples tendances de l’art national pour s’imposer tour à tour, et, à tour comme : pianiste, musicienne, chorégraphe, actrice, styliste, chanteuse, chorège, promotrice, pédagogue, artiste de multiples facettes et mécène de l’art.
C’est surtout comme protectrice de l’art populaire dont elle fit sa grande priorité, toujours dans la pure ligne de la chaleur rédemptrice chère à Price Mars qu’elle réhabilita dans des prestations les plus sophistiquées, tels des chorégraphies et galas s’inspirant de la culture paysanne qu’elle introduisit dans les cercles aristocratiques de Port-au-Prince ; tout en faisant fi des préjugés du milieu. Evidemment, elle fut mise à l’index par les autorités d’alors et, arrêtée par la gendarmerie en compagnie d’un groupe d’étudiants ; alors qu’elle prenait part à une cérémonie du vodou. Prenant sa vocation comme un vrai sacerdoce, elle fut parmi les premiers comme professeure de chants à introduire la langue Créole sur scène, à travers ses élèves de la promotion terminale à l’académie Maud Turian., elle co- fonda aussi en compagnie du superlatif Anton Jaegerhuber le premier chœur folklorique d’Haïti.
Les débuts des années 1940 la situèrent à l’Université Catholique de Washington où elle alla peaufiner ses connaissances sous la suggestion de son second mari Max Fussman, un juif-polonais, émigré en Haïti. Mais, elle revint à la charge pour guider l’environnement artistique; mettant tous son poids à la reconnaissance de Lumane Casimir, à la promotion de : ‘’ Tiroro ‘’ Ballerjau, à l’éclosion de Micheline Laudun, et de son neveu le célèbre chorège Ferrère Laguerre, de Emerante, en passant par Joe Trouillot, Jacky Duroseau, Julio Racine, Yole Dérose desquels, elle fut la formatrice en différent temps et disciplines.
Elle a aussi collaboré avec le chœur Simidor et sa « Troupe Legba » avec laquelle elle fit une superbe prestation de l’art natif au « Constitution Hall », qui fut jusque là interdit aux artistes noirs et, dont la célèbre chanteuse d’Opéra Marian Anderson, essuya le refus de la puissante organisation ‘’ Daughters of the American Revolution’’ (2)*.Son emprise sur l’art en général fut transcendantale, puisqu’il lui valut d’être en charge de la ‘’Troupe Folklorique Nationale’’, lors de la belle époque de l’Exposition du Bicentenaire de Port-au-Prince. Elle auréola de sa touche distinctive pour illuminer la ville dans de superbes représentations au Théâtre de Verdure, à Cabane Choucoune, au Casino International et différents Mecques de spectacles du pays. Elle imprima ses marques dans la confection elle même de costumes qui demeurent jusqu‘à nos jours les styles vestimentaires du folklore national. Durant les décennies 1970/80, elle continua inlassablement d’insuffler son génie et son énergie jusqu’à devenir chancelante. Malgré une santé devenue précaire, elle s’y accrocha en se promenant dans l’imaginaire obscur de la cécité. Comme pour signifier son refus à l’observation d’une humanité insupportable.
A la fin des années 1980, elle fut encore là, à prodiguer des conseils au ‘’Ballet Folklorique D’Haiti’’. Mais, comme toute étoile filante, elle devrait déjà rejoindre la lumière éternelle dans sa transition vers le royaume ancestral, en un jour de débâcle nationale dans l’année 1993, où la démocratie naissante haïtienne était usurpée par les militaires et les gangs de paramilitaires qui s’acharnaient à mette le pays à feu et à sang. Et comme au temps de la malédiction de la ‘’campagne des rejetés’’ des blancs, venait le temps des molestations sous l’égide des indigènes de service, qui faisaient de leurs frères humains, les repas favoris des cochons affamés. Mais, en ce jour d’une ultime randonnée terrestre, Lina s’extériorisait sur son piano, comme si elle s’activait pour aller rejoindre : Lumane, Anton, Ferrère, ‘’ Tiroro ‘’, Nemours, Wanda pour la plus spectaculaire des célébrations et , ‘’ Ti paris’’ à l’avant, s’armant de son bandjo pour la suprême révérence, en exécutant : ‘’ Wiw dous Lina, Wiw fout dous ou gou. Wiw gen konsyans kew dous ,ou gou , de plu ou bòn ankò’’.
Notes.
(1)Le vodou fut frappé d’interdit sur tout le territoire national, les pratiquants persécutés ou contraints d’abdiquer leurs croyances. A la stupéfaction de tous, les hommes de mains commandés par les occupants, le régime obscurantiste de Lescot et la haute hiérarchie des églises, s’entêtèrent dans la destruction systématique des symboles de la culture haitienne dont : le tambour, le tcha-tcha, les katas etc ;ainsi que des temples, péristyles, et autres symboles de croyance vodou.
(2) In ‘’Le nouvelliste : (En date du 15 Mai 1994).
* Face à l’affront de cette organisation raciste à l’endoit de la célèbre Marian Anderson, Eleonor Roosvelt, la femme du président états-unien d’alors connue pour ses positions courageuses et progressistes décida d’abandonner ‘’Daughters of the American Revolution’’ dont elle fut une membre. Tout en offrant la Lincoln Memorial comme lieu de performance .pour la classique afro-états-unienne M. Anderson..(Idem, Claude et Pierre R. Narcisse pour ‘’haiticulture’’)
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Martha Jean-Claude
(Port-au-Prince 1918 – Havane 2001)
« Diva aux deux îles, la voix d’Haïti »
Symbole de la chanson haïtienne, Martha fut la voix qui berçait et revigorait à la fois même de l’ exil, grâce à un phrasé qui jaillit comme une éclaircie pour faire espérer au gré de: méringues raffinées, rabóday, yanvalou, rituels, rondes enfantines, contes et fables, berceuses, ballades au parfum local, apprêtés de romantisme et de réalisme merveilleux. Elle s’est propulsée vers les années 1940, durant la période indigéniste, dans une Haïti animée par la révolution culturelle. Après son premier spectacle au Rex Théâtre, en compagnie de Emerante de Pradines en 1942, au cours de deux superbes performances des pièces théâtrales : ‘’Fifine’’ et ‘’Toutou’’, puis une comédie burlesque :’’ L’arriviste’’; pour confirmer ses capacités d’actrice innée. Elle gravit très vite les échelons du succès et imposa son talent d’artiste, musicienne et de chanteuse tout en éclats. La sirène chanterelle enivrait dans ses prestations et régalait de son riche répertoire: Dodo titit, M’ pral mare yon lalo, M wen inosan, Marasa Elou, Nostalgie haïtienne, Yon sèl Badyo, Ezuli malad, Larenn Kongo, Angélique Cole, Invocation d’Haïti, Kouzen, et bien d’autres.
Martha s’est inspirée au contact des petites gens : humbles, paysans, travailleurs de multiples boulots ; à travers lesquels elle a su se ressourcer dans le but de disséminer les traditions vivaces des coutumes populaires, dont elle s’évertuait à être la représentante attitrée dans le monde. La grâce et la cadence naturelles de sa voix pouvaient enrichir les textes les plus naïfs; les riches nuances de son timbre capables de modifier les plus banales rengaines en délicieuses mélodies. Elle maîtrisait avec la même virtuosité la finesse d’une berceuse, la trépidance d’un congo ou les lamentations d’un soul. Rarement chanteuse a su contrôler le phrasé de sa voix avec autant de désinvolture, sur tous les rythmes et tempos, combinant swing, créativité et clarté. Cependant, à l’aurore de sa carrière, Martha dut faire face au despotisme du général Magloire.
Prise en otage par la présidence haïtienne, avec laquelle son époux Victor Mirabal, un citoyen cubain avait des problèmes, du fait qu’il comptait bâtir une maison pour les démunis. C’est ainsi qu’après une présentation de la pièce théâtrale “Avrinette” jugée subversive par ce gouvernement, elle fut jetée en prison. Elle n’a pu être relâchée que parcequ’elle attendait un bébé. Elle connut la prison, puis l’exil à Cuba après un court séjour au Venezuela, qu’elle conquit aussi ; et au préalable, le Mexique où elle laissa ses marques dans des productions au cabaret Afro, et une apparition dans Yambao aux cotés de la célèbre actrice Ninon Sevilla. Elle eut la fortune de s’identifier dès le début de la révolution castriste de 1959 dont elle fut une ambassadrice accréditée, en propageant les principles et bienfaits du socialisme dans les salles de spectacles, dans les écoles, les conférences.
Accompagnant même les soldats des Forces Armées Révolutionnaires Cubaines en Angola où elles triomphèrent des forces états-uniennes, israéliennes et sud’africaines de l’armée d’apartheid. A Cuba, où elle fut surnommée ‘’La voix d’Haïti’’. Ses étendues se sont amplifiées et on la retrouva souvent avec des sommités de sa trempe, dont l’incomparable Nat King Cole en compagnie duquel elle se produisit au Tropicana de la Havane à la fin des années 1950. Martha retourna au pays, à la faveur du mouvement insurrectionnel du “dechoukaj” de 1986, qui mit fin à la dynastie des Duvalier. Elle continua sa mission d’amour et de bonne volonté. En 1996, elle créa la Fondation Culturelle Martha Jean-Claude dans le but d’affermir les liens entre les peuples cubain et haïtien.
Artiste éternelle, son œuvre: “Fanm de zile / Mujer de dos Islas”, sortie en l’an 2000, prouva qu’elle n’avait pas fini d’émerveiller. Cette illustre devancière, instrumentiste, interprète et compositrice dont la superbe prépondérance dans l’espace et le temps de l’univers sonore haïtien et d’ailleurs, incite toujours à sa redécouverte. Cette «Femme de deux pays», dont elle s’affirma citoyenne pendant plus de quarante années, a su bien s’en tenir à sa simplicité légendaire. “Mamita”, comme la surnommaient affectueusement les Cubains; représenta à la fois le courage congénital haïtien et l’altière détermination cubaine.
Sobre, mais vaillante, elle a toujours choisi le combat à la déchéance, l’honneur au stardom, et restera pour toujours et dans tous les cœurs, Martha ‘’la Suprême’’, une voix exceptionnelle de la musique haïtienne et d’ailleurs, et certainement, pas une femme-artiste de tous les jours. M.J.C s’en est allée vers l’au delà dans son ultime voyage pour l’immortalité. Ce quinze novembre de l’année 2001, le ciel s’est coloré des vives couleurs de l’arc-en-ciel à Cuba, tout comme une pluie fine et salutaire baignait le sol d’Haïti, comme si la nature payait sa révérence à l’immortelle samba qui du haut de ses nuages fredonna comme dans un murmure : ‘’ Lè map monte chwal mwen, gen moun k ap kriye’’.
…A suivre
Extraits de l’œuvre:’’Tambours Frappés…’’ Ed Rainer Sainvill