Par Richard Dufour
Port-au-Prince, capitale d’Haïti, et plusieurs autres grandes villes du pays ont été pratiquement fermées ces trois dernières semaines suite à de nouvelles manifestations anti-gouvernementales de masse. Celles-ci éclatent à intervalles réguliers depuis juillet de l’année dernière. Les jeunes démunis des quartiers populaires sont sortis dans les rues par dizaines de milliers pour dénoncer leurs conditions de vie infernales.
Les récentes manifestations ont vu l’érection de barrages routiers et des affrontements avec la police en réaction à l’utilisation aveugle par celle-ci de gaz lacrymogènes, de canons à eau et de tirs à balles réelles. Selon une organisation haïtienne de défense des droits humains, au moins dix-sept personnes sont mortes depuis le début de la dernière vague de manifestations à la mi-septembre.
Les manifestants dénoncent entre autres: le manque chronique de carburant qui a forcé la fermeture des écoles depuis plusieurs semaines, perturbé les services hospitaliers et provoqué des coupures de courant généralisées; la chute brutale de la monnaie haïtienne (la gourde) par rapport au dollar américain et une inflation de près de 20 pour cent qui a mis les denrées de base hors de portée de la majorité de la population; et la dilapidation des fonds publics par les politiciens à tous les niveaux du gouvernement – y compris la présidence, les divers ministères, le sénat et la chambre basse du parlement.
La principale revendication des manifestants, cependant, est que le président haïtien Jovenel Moïse soit démis de ses fonctions et traduit en justice pour son rôle dans des assassinats extrajudiciaires d’opposants à son gouvernement et son implication dans un vaste réseau de corruption. Selon un rapport de 600 pages publié en juin dernier par la Cour Supérieure des Comptes du pays, deux sociétés contrôlées par Moïse se sont vu attribuer des contrats de construction de routes publiques d’une valeur supérieure à un million de dollars, pour lesquels aucun travail réel n’a jamais été effectué. Les contrats ont été attribués sous l’égide de l’ancien président, le néo-duvaliériste Michel Martelly qui, avec l’appui de Washington, a aidé à truquer les élections de 2016 pour porter Moïse au pouvoir.
L’argent pour les faux contrats routiers provenait du fonds PetroCaribe, qui a été constitué sur une période de dix ans à partir de 2007 grâce à la revente par le gouvernement haïtien de pétrole subventionné obtenu du Venezuela. Le montant total ayant transité par ce fonds est estimé à plus de deux milliards de dollars. Attribué par le Venezuela à Haïti et à un certain nombre d’autres pays des Caraïbes, en dépit de l’opposition féroce du gouvernement américain, cet argent était destiné à financer des programmes sociaux et des projets d’infrastructures publiques. Mais il a été largement pillé par l’élite politique haïtienne et ses amis du milieu des affaires.
Outre Moïse, un certain nombre de personnalités politiques de premier plan, dont l’ancien président Martelly, ont été accusées de détournement du fonds PetroCaribe, dont il ne reste que très peu.
Les manifestations de juillet 2018 qui ont déclenché le cycle récurrent de manifestations anti-Moïse ont elles-mêmes été déclenchées par une augmentation allant jusqu’à 50 pour cent du prix de l’essence à la pompe. Cette augmentation a été faite sur ordre direct du FMI. Le gouvernement vénézuélien ayant été contraint de mettre fin au programme d’aide en raison de l’aggravation de la crise économique intérieure, le FMI a insisté pour qu’Haïti cesse de subventionner le prix du pétrole et exerce une pression accrue sur les masses du pays le plus pauvre de l’hémisphère occidental afin de rembourser ses dettes envers les grandes banques du monde.
Le mouvement actuel de résistance de la classe ouvrière et des masses opprimées haïtiennes fait partie d’un retour de la lutte des classes au niveau international, comme en témoignent, pour ne citer que ceux-là, les manifestations de masse en Équateur et à Porto Rico, les grèves des travailleurs de l’automobile des États-Unis, du Mexique et de Corée, le mouvement des gilets jaunes en France ou les manifestations populaires qui ont provoqué la chute de présidents en Algérie et au Soudan.
Moïse et son régime corrompu et répressif sont de parfaits représentants de la bourgeoisie vénale haïtienne. Mais le principal bastion de l’ordre capitaliste en Haïti et la principale source de la pauvreté chronique, de la misère et des relations sociales brutales qui caractérisent Haïti aujourd’hui, c’est l’impérialisme – surtout l’impérialisme américain.
Depuis l’occupation d’Haïti par les Marines américains en 1915-1934, Washington a envahi et occupé à plusieurs reprises ce pays minuscule mais densément peuplé, et a maintenu au pouvoir une succession de régimes répressifs de droite. Le plus notoire d’entre eux fut la dictature de près de trois décennies de «Papa Doc» Duvalier et de son fils, Jean-Claude Duvalier. Comme dans de nombreux pays, Washington a longtemps utilisé l’armée haïtienne comme principal instrument pour maintenir sa domination, provoquant des coups d’État sanglants à répétition.
Les gouvernements démocratiquement élus dirigés par l’ancien prêtre de la théologie de la libération, Jean-Bertrand Aristide, ont été renversés à deux reprises par des coups d’État «made in USA», d’abord en 1991 puis en 2004 – bien qu’Aristide ait promis sa fidélité à Washington et travaillé avec le FMI et les autres institutions impérialistes. En 2004, les États-Unis, le Canada et la France trempèrent dans une rébellion menée par d’anciens officiers de l’armée haïtienne et des Tontons Macoutes, puis envoyèrent des troupes pour «stabiliser» le pays et kidnapper Aristide, qui fut placé de force dans un avion à destination de la République centrafricaine.
Depuis le milieu des années 1980, Haïti a été visée par des programmes répétés de restructuration économique «néolibérale» de type FMI visant à accroître la domination impérialiste de son économie et en faire un producteur à très bas salaires de vêtements et d’autres produits à faible teneur technologique.
Les résultats ont été catastrophiques. L’importation sans restriction de riz et d’autres produits alimentaires américains a conduit à la quasi-destruction de la paysannerie haïtienne, tandis que la dette en spirale de l’État a servi à détourner les maigres ressources du pays vers les caisses des institutions financières occidentales.
Aujourd’hui, le gouvernement Moïse ne s’accroche au pouvoir que grâce au soutien de Washington et de ses alliés français et canadiens. Dirigeants de ce qu’on appelle le Core Group, ces derniers ont proposé à plusieurs reprises d’agir en «médiateurs» entre le gouvernement et les dirigeants de l’opposition, tout en déclamant cyniquement sur la nécessité de maintenir un «État de droit» et la «démocratie», c’est-à-dire de garder le gouvernement actuel au pouvoir.
Le 26 septembre, le secrétaire d’État américain adjoint, John Sullivan, a rencontré le ministre des Affaires étrangères de Moïse, Bocchit Edmond.
Cependant, étant donné l’ampleur de l’opposition populaire à Moïse, on ne peut exclure que Washington, Paris et Ottawa décident de changer leur fusil d’épaule et de trouver un nouveau laquais pour diriger le gouvernement haïtien, que ce soit dans l’entourage de Moïse et Martelly ou parmi les soi-disant personnalités d’opposition, qui sont tout aussi corrompues et asservies à l’impérialisme.
Lundi, le sénateur républicain américain Marco Rubio, qui a fait pression avec succès sur Haïti pour qu’il soutienne le coup d’État avorté des États-Unis contre le Venezuela et qui, ces dernières semaines, a averti Port-au-Prince de ne pas rompre les liens diplomatiques avec Taiwan, a affirmé que la question de savoir si un «dirigeant démocratiquement élu» devait partir ou rester était «une question intérieure qu’il revenait aux Haïtiens de décider».
Dans les pays au développement capitaliste tardif comme Haïti, aucune section de la bourgeoisie nationale n’est capable ou désireuse de mener la lutte cohérente et révolutionnaire contre l’impérialisme qui est nécessaire pour garantir les aspirations démocratiques et sociales élémentaires des travailleurs et des masses opprimées.
L’histoire récente d’Haïti en est la preuve tragique. L’élan révolutionnaire qui a renversé la dictature détestée des Duvalier en février 1986 a été finalement dissipé et cassé après avoir été canalisé, par le biais du prêtre radical Jean-Bertrand Aristide, derrière une section de la bourgeoisie haïtienne sur la base d’un programme nationaliste de réformes à la pièce et de compromis avec l’impérialisme.
Après le renversement du premier gouvernement d’Aristide en septembre 1991, ce dernier a été reconduit au pouvoir en 1994 par une force d’invasion des Marines américains, après avoir signé un accord secret avec le FMI et la Banque mondiale engageant son futur gouvernement à imposer une politique d’«ajustements structurels».
Il s’agissait notamment d’ouvrir le marché haïtien à l’afflux sans restriction de marchandises américaines et de privatiser des entreprises publiques hautement rentables telles que Teleco, la compagnie nationale de téléphone. C’est ainsi qu’Aristide a présidé à l’appauvrissement de la paysannerie haïtienne et à la suppression de dizaines de milliers d’emplois dans le secteur public.
Le retour d’Aristide dans le cadre d’une force d’occupation américaine a été utilisé pour donner à l’impérialisme une nouvelle aura de légitimité, qui a ensuite été utilisée pour désorienter les travailleurs et les jeunes à l’esprit révolutionnaire. Ils l’ont payé cher, ce coup de poignard politique dans le dos.
Mais comme en témoigne le regain actuel de la lutte des classes au niveau international, les leçons des défaites passées peuvent et doivent être tirées. La classe ouvrière haïtienne – qui comprend les travailleurs d’origine haïtienne vivant aux États-Unis, au Canada, en France et ailleurs – doit prendre sa place aux côtés de ses frères et sœurs de classe des États-Unis et du monde entier dans la lutte commune contre le capitalisme mondial et l’impérialisme.
Dans la mesure où elle adopte une telle orientation internationale, en opposition à toute forme de nationalisme haïtien, dans la mesure où elle maintient son indépendance politique vis-à-vis de toutes les factions de la bourgeoisie nationale, y compris le Parti Lavalas d’Aristide, la classe ouvrière haïtienne sera en mesure de prendre la tête des masses opprimées dans une lutte révolutionnaire pour le socialisme qui résonnera dans les Caraïbes et dans toutes les Amériques.
Wsws 9 octobre 2019