Haïti : Réflexion contextualisée de Porto Rico

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[…] deux poupées noires transpercées par
d’énormes épingles […]
Ana Lydia Véga

Peu de gens savent qu’Haïti a été la première république noire d’Amérique […] Cet exploit elle l’a payé cher. Cela lui a coûté la solitude et l’équivalent en monnaie courante de 22 milliards de dollars.
Edwin Quiles

Haïti et Porto Rico sont les os du même vautour.
Edouard Lalo

Introduction

Dans son podcast hebdomadaire, Free Word, #44 (10 juillet 2021), réalisé avec l’écrivain Eduardo Lalo, l’analyste et historien Néstor Duprey réagit, trois jours après le magnicide du président haïtien Jovenel Moise (1968-2021), face à ce qu’il lit (je présume) sur les réseaux sociaux à propos du défunt président antillais. Toujours critique de ce qu’il appelle les « allologues », dit Duprey, « maintenant tout le monde est haïtiologue ».

Ni haïtiologue ni allologue, je suis revenu sur le sujet d’Haïti début mai, avant l’assassinat de juillet et le séisme de 7.2 en août de la même année 2021, suite à une vieille surprise : le pdf CRL James disponible en ligne, Les Jacobins noirs : Toussaint Louverture et la Révolution haïtienne (1938).

Auparavant, la référence à Haïti qui conditionnait l’intérêt à la lecture de ce classique de l’histoire marxiste écrit par CRL James, ne pouvait être autre : le tremblement de terre cataclysmique du 7.0 de 2010, à 15 km au sud-ouest de Port-au-Prince, au cours duquel des centaines de personnes sont mortes des centaines  de milliers de personnes. Même le Palais National n’a pas été épargné. Conséquence de la catastrophe, la figure toxique de l’ancien président néolibéral Bill Clinton est réapparue dans la presse, avouant des remords d’avoir contraint pendant sa présidence (1993-2001) le pays le plus pauvre des Amériques à acheter du riz à son État, l’Arkansas, au détriment total du riz haïtien que la mesure de Clinton a effacé de la carte. Une absence qui, après le séisme de 2010, s’est traduite par la faim.

Mea culpa, dit Bill, sans rien faire pour réparer les dégâts. La Fondation Clinton, dirigée par Hillary, n’a pas tardé à appliquer les modalités du soi-disant “capitalisme de catastrophe” à la situation tragique dans le soi-disant “pays des montagnes” en 2010.

À la recherche d’Haïti

Avant le tremblement de terre de 2010, Ayití était principalement une succession d’événements qui se déroulaient depuis les années 1980. En particulier, l’image télévisée de “Baby Doc” Duvalier, quittant l’île dans sa BMW après avoir été populairement renversée en 1986, est restée intacte. Mais aussi, depuis le début de la décennie (1981), il y avait le souvenir des réfugiés haïtiens que le gouvernement fédéral américain envoie à Fort Allen au sud de Porto Rico ; et par conséquent, il y a les histoires d’Ana Lydia Vega sur les Dominicains, les Haïtiens, les Cubains et les Portoricains dans « Encancaranublado » y otros Tales of Shipwrecks (1982).

Au début de la décennie suivante, lors des élections de 1990-91, la joie du triomphe du président Jean-Bertrand Aristide, le premier élu démocratiquement par le peuple depuis sa fondation en 1804, est de courte durée. Le théologien-président de la libération est écarté du pouvoir fin 1991 ; il est réintégré à la présidence de 1994 à 1996. Sa deuxième victoire électorale dure plus longtemps que la première ; de 2001 à 2004, année où il a de nouveau été écarté du pouvoir. Cette fois, il est envoyé en Afrique sans billet de retour (mais il reviendra).

Recul. Je remonte à la première moitié du XXe siècle. Au-delà de la poésie de « Tuntún de pasa y grifería » (1942) de Luis Palés Matos, comme dans « Danza negra »,

«  Des terres rouges défilent, des îles de bitume : :
Haïti, Martinique, Congo, Cameroun » […],
ou dans “Boricua Prelude” :

« Au solennel papaloa haïtien
s’oppose la rumba habanera
ses épaules et ses hanches foulées […]

Avec  sa poêle de graines de sésame
et ses yeux blancs de magie
vers le marché vient Haïti […] ;

 Au-delà de ces vers, la proposition littéraire la plus solide — dans la littérature latino-américaine de cette première moitié du siècle — sur le rôle d’Haïti dans la Caraïbe moderne, doit être recherchée dans l’œuvre d’Alejo Carpentier. Paraphrasé par le critique littéraire Roberto González Echevarría, Carpentier a soutenu que l’histoire moderne de Cuba, c’est-à-dire l’histoire de la plantation du XIXe siècle, commence en Haïti, dont la révolution (1791-1804) détruit l’économie de plantation haïtienne qui bientôt déménage à Cuba. Quelque chose que, des années plus tard, le géographe marxiste David Harvey soutient —paraphrase : le capitalisme déplace vers d’autres pays les problèmes qu’il ne peut pas résoudre dans un pays—, quelque chose de cela semble avoir été traité entre la Plantation 1 en Haïti et la Plantation 2 de Cuba.

L’équation de Carpentier, selon laquelle l’africanisme cubain a des racines en Haïti, sera renforcée par le plasticien, proche, très proche de Carpentier, Wifredo Lam, dont le voyage en Haïti avec André Breton (1945-46) l’a convaincu que la puissance africaine du vaudou était plus volcanique que celui de la Santeria cubaine. Intensité qui s’est affirmée dans sa peinture de 1946.

Je reviens à la seconde moitié du 20e siècle et au début du 21e. Si l’évasion de “Baby Doc” Duvalier en 1986 est restée comme une image irréprochable de l’effondrement d’une dynastie sanglante, qui, entre le père, François “Papa Doc”, et le fils, Jean-Claude “Baby Doc”, a duré plusieurs décennies (1957 -1986), l’arrivée inattendue en Haïti en 2011 de l’ancien président Aristide est tout aussi indélébile. Après sept ans d’exil forcé (2004-2011) en Afrique, le théologien de la libération deux fois destitué (1994 et 2004) et donc défenseur de la culture afro-créole, revient dans l’île dans les derniers jours de l’élection présidentielle (2011), dominée par deux candidats de droite opposés à sa politique. Si Bill Clinton a été impliqué dans le premier coup d’État (1994); à son retour (2011) de la seconde (2004), menée par George W. Bush, Barak Obama a résisté.

De l’Afrique du Sud à Port-au-Prince (2011), Aristide est escorté par l’acteur et activiste afro-américain Danny Glober et la journaliste de Democracy Now Amy Goodman. Vous ne serez pas seul lorsque vous vous installerez dans le pays. Depuis le début de la même année (2011) il est au « pays des montagnes », après 25 ans d’expulsion en 1986, de son ennemi juré, « Baby Doc », qui prétend être rentré au pays pour aider les Haïtiens à faire face aux ravages du tremblement de terre de 2010.

Pour le Premier ministre haïtien de l’époque, le retour de Duvalier, dans l’incertitude causée par une élection présidentielle contestée, ne représentait pas une menace pour la stabilité nationale ; pour Obama, cependant, le retour d’Aristide sur l’île à la fin de ce processus électoral l’a représenté, ce pourquoi il s’y est opposé sans succès.

Croisements romanesques

De l’équation de Carpentier, aimantée vers la centralité de l’africanisme haïtien dans la Caraïbe moderne, la rencontre avec la traduction espagnole du conte de CRL James, « Les Jacobins noirs : Toussaint Louverture et la Révolution haïtienne » (1938), produit un tremblement de terre littéraire.

Par gravité littéraire, l’histoire de CRL James recoupe le roman de Carpentier, Le Royaume de ce monde (1949), qui n’est rien d’autre qu’une mise en scène de la Révolution haïtienne ; non pas du marxisme de James mais du “réel merveilleux” que, du fait de la “foi” du personnage clé du roman, Ti Noel —un esclave qui gagne sa liberté et qui réfléchit sur le cours de la révolution—, Carpentier accentue dans le prologue.

L’œil du cyclone. Partant de la centralité afro-caribéenne du Royaume de ce monde (1949), trois romans sur Haïti secouent la littérature caribéenne des trois dernières décennies ; plus vieux mais pas exclusivement car, dans les trois, l’équivalent de Ti Noel, personnage principal du Royaume de ce monde, est désormais un sujet féminin.

Dans Del Rojo de Su Sombra (Du rouge de son ombre) (1992) de Mayra Montero, roman sur l’Haïti contemporaine du vaudou, de la migration et du trafic de drogue, le personnage principal, Zulé, est une prêtresse, une mambo de la religion afro-haïtienne dans le contexte de la diaspora du travail en République dominicaine.

Dans The Farming of Bones (La récolte douce des larmes) (1998) d’Edwidge Danticat, sur le massacre du persil (1937), le personnage central, la jeune haïtienne Amabelle, travaille comme servante dans la plantation Don Ignacio à Alegría, en République dominicaine.

Dans La isla bajo el mar (L’île sous la mer) (2009) d’Isabel Allende, la mulâtresse Zarité, le personnage principal, travaille comme domestique dans la plantation du français Tolousse Valmorian à Saint-Domingue à la fin du XVIIIe siècle, avant, pendant et après la Révolution haïtienne (1791-1804) que raconte Le royaume de ce monde.

Bien qu’il n’ait pas lieu pendant la Révolution haïtienne, Del Rojo de Su Sombra ne peut être déconnecté de ses répercussions ; il n’est pas non plus indifférent à la violence anti-haïtienne du Massacre du Persil de 1937. Le « vaudou gagá », la migration et le trafic de drogue que le roman thématise sont des conséquences directes et indirectes de l’Haïti qui a émergé à partir de 1804 dans le contexte de la modernité postcoloniale de la région dite des Caraïbes.

Du tourbillon déchaîné par le personnage féminin, Zulé, mambo del gagá *, Del Rojo de Su Sombra émerge comme un roman qui, selon Mary Ann Gosser Esquilín dans  « Cruzando fronteras» (En traversant les frontières) (2010), est écrit pour traverser, et donc pour révolutionner, les frontières imposées par la modernité hégémonique en termes de géographie, de genre, de sexualité et de spiritualité. Si le croisement entre sexe et religion renforce la sacralité de Zulé, la dimension homoérotique se traduit par une intensité du bien commun pour le gagá. Lorsque Zulé traverse la frontière, cette fois de la République dominicaine à Haïti, à la recherche d’une âme disparue (zombie), elle viole non seulement les lois de l’État, mais fait également face à quelque chose de plus dangereux : la recherche d’elle-même. Recherche qui ne sépare pas le personnel (elle, un être spécial) du collectif (le gagá). Bien qu’elle meure d’un coup de machette qui lui a tranché la tête et un mamelon, Zulé survit dans le mambo qu’elle a choisi pour lui succéder.

Dans le cas d’Amabelle, un personnage central de The Farming of the Bones sans pouvoirs spirituels, bien qu’ayant des compétences de guérison et de sage-femme, jeune orpheline haïtienne depuis l’âge de 8 ans, il s’agit, comme le dit Jean Franco dans Cruel Modernity (Cruelle modernité) (2013), du sentiment de perte et de mélancolie. D’affronter et de survivre à une chaîne de pertes, comme celle de ses parents, de sa patrie, de l’amour de sa vie, qui éclate avec la violence que, en 1937, le généralissime Rafael Leonidas Trujillo a déchaînée contre la population haïtienne qui, comme Amabelle, travaille en terres dominicaines.

Le massacre du persil oblige Amabelle et son groupe à retourner en Haïti. Dans le processus, le groupe doit se séparer. Amabelle et Sébastien, l’amour de sa vie, se séparent ; ce dernier est emmené et tué à l’insu d’Amabelle. Avec Yves, ami de Sébastien, et d’autres Haïtiens, Amabelle est attaquée, en route vers Haïti, dans la ville de Dajabón, en échouant au test linguistique de prononcer le « r » de « persil » comme le ferait un dominicain. Presque au bord de la mort, Amabelle et Yves traversent le fleuve vers Haïti -ils sont les seuls à survivre-, où les soins de quelques religieuses les ramènent à la vie que la traversée du fleuve, aussi appelée Massacre (bien que non due à la violence de Trujillo), faillit les arracher.

Battue, mais pas effondrée, déjà âgée, Amabelle retourne dans les eaux de la rivière Masacre pour flotter dans les souvenirs de ce qui a été son amour infructueux pour Sébastien ; vide qu’elle a dû vivre sans le bénéfice du deuil qui, selon Jean Franco, définit la mélancolie.

Sans être prêtresse, mais chargée spirituellement, Zarité, une esclave mulâtre qui, dans L’île sous la mer, fait office de domestique pour le maître français dans le Saint-Domingue surchauffé de la fin du XVIIIe siècle —dont elle sera une charnière entre ces mondes— , Zarité surmonte la résilience d’Amabelle. Non seulement elle accède à la liberté mais elle sera heureuse – contrairement à Ti Noel, qui, comme le souligne Garziella Poglotti, incarnait “les damnés de la terre, comme Franz Fanon les appellera des années plus tard” (2021), Zarité appréciera sa progéniture asymétrique; ses petits-enfants joueront avec sa fille cadette (procréée en liberté et avec l’homme qu’elle veut). Zarité accepte et favorise indirectement le mariage de sa fille aînée, issue des abus sexuels du maître français lorsqu’elle était petite, avec son demi-frère, fils du même père —que Zarité a élevé lorsque la mère de l’enfant est tombée malade—; frère qui, depuis l’enfance, vit attiré par la fille-femme pour l’amour de laquelle il fera payer à son père les abus commis contre Zarité. Une esclave mulâtre qui, de sa marginalité sociale, se transforme dialectiquement en centre de tous, y compris, bien sûr, du maître français.

Contrairement à Zulé, Zarité ne meurt pas à la fin ; il vit dans le cadre d’une liberté dont il espère jouir avec sa famille. Contrairement à Amabelle, Zarité trouve un nouvel amour qui comble le vide laissé par la perte de son premier amour. La plénitude que Zarité atteint, malgré les pertes, est liée au déplacement géographique que trace L’île sous la mer, contrairement au Royaume de ce monde, Le rouge de son ombre et La récolte douce des larmes, entre Haïti, Cuba et enfin la Louisiane francophone. La Nouvelle-Orléans, où Zarité, en femme libre et heureusement mariée, accepte d’élever, encore un autre, le fils que sa fille aînée, aujourd’hui décédée, a eu avec son demi-frère, lequel demande à Zarité de s’occuper de ce fils.

Reconfiguration littéraire

À partir de la magnétisation littéraire qu’exerce Le Royaume de ce monde dans le contexte fictionnel de la Révolution haïtienne précédemment décrit en termes chronologiques (1992, 1998, 2009), les trois romans d’héroïnes afro-créoles sont regroupés dans un nouveau cluster sémantique. Autour de Le royaume de ce monde tourne désormais, du récit révolutionnaire, dans la première sphère, L’île sous la mer (2009) ; des trois, le roman qui se rapproche le plus, de la femme, du contexte historique que raconte Le royaume de ce monde. Bien que, se terminant à la Nouvelle-Orléans, L’île sous la mer traverse Le royaume de ce monde.

The Farming of Bones (1998) gravite dans la sphère suivante, toujours imprégné de passion historique, quoique maintenant dans le cadre du massacre du persil ; des trois romans, c’est celui qui se rapproche le plus de l’histoire plausible. Dans l’orbite la plus éloignée du Royaume de ce monde, tourne Del rojo de tu sombra (1992) ; des trois, celui qui est le plus étroitement lié au présent fin-de-siècle (20e siècle) d’Hispaniola , et peut-être pour cette raison, le plus kaléidoscopique.

Porto Rico

Certes, la rencontre avec Les Jacobins noirs (1938) a été plus qu’heureuse. De l’histoire marxiste à quatre romans centrés sur Haïti, dont l’un fictionnalise l’acte incroyable, mais précis, de la Révolution haïtienne, dont l’histoire James se termine ainsi en 1938 : « L’Africain a devant lui un chemin long et difficile, et il a besoin d’aide. Mais il traversera cela rapidement parce qu’il marchera droit. Parcours romanesque auquel s’ajoutent bientôt d’autres titres non romanesques, tels que Les Vengeurs du nouveau monde de Laurent Dubois : L’histoire de la révolution haïtienne (2004), Les Haïtiens : une histoire décoloniale de Jean Casimir (2020)…

De l’histoire marxiste au roman historique, route le long de laquelle la rencontre avec la chronique de l’architecte Edwin Quiles, L’Haïtien qui parlait anglais, L’école primaire que nous avons construite en Haïti (2010), nous emmène à l’épicentre du tremblement de terre de 2010, à Léogane, pour partager avec les lecteurs le processus intersubjectif mené par cette légion de volontaires portoricains en solidarité avec leur île sœur. L’article récemment publié par l’une de ces bénévoles dans l’hebdomadaire Claridad, Lucy Magali Millán Ferrer, répond à la question posée par tous ceux qui se familiarisent avec l’histoire politique moderne du « pays des montagnes » : « Haïti : l’oubliée ? (2021).

De la chronique architecturale à l’essai journalistique de Huáscar Robles Carrasquillo, « Derrière les ruines : Haïti et Porto Rico » (2020), un changement radical de perspective est réitéré dans la manière de regarder Haïti depuis Porto Rico. En fait, le journaliste portoricain déclare qu’après l’ouragan Maria en 2017, lorsqu’il regarde Haïti, il semble voir Porto Rico (et vice versa) :

« Pendant la dictature duvaliériste en Haïti, nous avons observé la terreur du groupe paramilitaire des Tonton Macoutes et avons secrètement prié pour les Haïtiens et pour nous-mêmes. Sainte Mère, délivre-nous du mal. Après le tremblement de terre de 2010, nous avons regardé les camps de réfugiés et prié pour que nos maisons ne soient jamais faites de toile. Sept ans plus tard [après l’ouragan Maria en 2017], Porto Rico se réfugierait sous ses propres auvents bleus. Les tremblements de terre de janvier nous mettent face à face avec l’histoire haïtienne : un pays qui est oublié sauf quand la catastrophe frappe à la porte.

Il n’est pas le seul Portoricain à regarder Porto Rico et à voir une ombre d’Haïti. Dans l’émission de radio Fuego Cruzado il y a quelques semaines (fin novembre 2021), l’un des commentateurs a déclaré, en parlant des mesures proposées par le Fiscal Oversight/Control Board pour régler la dette publique du Commonwealth, qu’ils recherchaient (ceux du Conseil) “à faire avec Porto Rico ce que la France avait fait avec Haïti”. C’est-à-dire soumettre le peuple au paiement d’une dette injuste ; ce qui, dans le cas de Porto Rico, est pire que ce que la France a fait payer à Haïti pour son indépendance, puisque, comme l’ont soutenu de nombreux commentateurs depuis qu’Obama a nommé le Conseil en 2016, y compris à l’émission de radio Fuego Cruzado, le défunt en 2018 Carlos Gallisá , celle de Porto Rico est une dette impayable (en plus d’être inconstitutionnelle).

Dans un autre essai journalistique, où la prose souffle comme un ouragan, l’écrivain Eduardo Lalo pose les bases, avant María (2017) !, de cette vision portoricano-haïtienne que vivent les Portoricains en ce nouveau millénaire : « Dans Les Caraïbes, Cuba, la République dominicaine et Porto Rico [dit Lalo] ont peur d’être comme Haïti » (2016). Ouragan essayiste dont la force devient énorme quand Lalo explique que la peur n’est pas due à la négrophobie qu’apporte la modernité-colonialité, mais au déplacement économique vécu par Haïti, la favorite de la France, du fait de la revendication révolutionnaire ; qui, en convertissant Saint-Domingue en Haïti en 1804, en vertu de la France néocoloniale puis des États-Unis, le “pays des montagnes” est passé de la colonie la plus riche du monde à la république la plus pauvre des Amériques. La terreur!

Déplacement dramatique (celui d’Haïti) que, selon Lalo, Porto Rico vit – la soi-disant «vitrine des Caraïbes», comme on dit à Fuego Cruzado pour faire référence de manière critique à la fierté impérialiste des États-Unis des années 1940 à les années 1970 — dans sa relation coloniale avec les États-Unis. Lalo dit : « Saint-Domingue 1789, Porto Rico 1989 [année où la RP et les États-Unis ont envisagé la décolonisation pour la première fois]. Deux images jumelées, deux sociétés que le colonialisme a mâchées jusqu’à ce qu’on lui ronge les os, mais qui sont restées anesthésiées au bord du gouffre » (2016).

Face au vertige produit par la peur de voir Porto Rico en Haïti, l’article de Jossianna Arroyo, « Révolution dans la Caraïbe : Betances, Haïti et la Confédération antillaise » (2011), contextualise la peur et propose un contre-modèle.

Ce n’est pas la première fois qu’Haïti est perçu comme quelque chose que Porto Rico ne veut pas être. Au cours des années 1890, soutient Arroyo, l’image d’Haïti n’était pas facile à articuler ni dans la pensée libertaire de José Martí ni dans celle d’Eugenio María de Hostos. Sur le plan politique, racial et social, Haïti a effrayé ceux qui se sont battus, comme Martí et Hostos, pour unifier, en les « blanchissant », les différences raciales des dernières colonies espagnoles (Cuba et Porto Rico) dans une nation-État-république-démocratique. . Des différences qui, souligne Arroyo, étaient marquées : « Les Dominicains noirs se voyaient différemment des Noirs d’Haïti, les Portoricains ne se reconnaissaient pas pauvres ou noirs en tant qu’Haïtiens, et les Cubains abhorraient l’idée de devenir une nation noire gouvernée par des Noirs.

À la suite des historiens Félix Ojeda Reyes, Ada Suárez-Díaz et Paul Estrade, Arroyo soutient que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, l’antilleanisme de Betances n’avait pas peur d’Haïti. En fait, pour « les exilés », comme Ojeda Ríos appelle Betances, Haïti était un modèle à suivre ; soit à cause de l’exploit libertaire de combattants comme Toussaint L’Ouverture, soit à cause de l’exemple d’homme d’État démocrate, « parangon du chef républicain », Alexandre Pétion. À propos du premier, Arroyo dit que Betances : « croyait que Toussaint, en tant que représentant de la” grande race éthiopienne “, pouvait servir de symbole de grandeur politique aux Cubains et aux Portoricains, sa vie illustrant comment l’unité entre les Noirs pouvait non seulement autonomiser les chefs militaires noirs, mais aussi unifier les éléments discordants d’une société afin de lutter et finalement d’atteindre le but ultime : l’indépendance ».

À partir d’Alexandre Petión, Betances soulève, selon Arroyo, l’envers de la peur du désastre économique et de l’absolutisme qui, dès le tournant du siècle, a effrayé les « élites créoles » de Cuba et de Porto Rico (Arroyo comprend aussi les élites de la République dominicaine, du Brésil, de la Colombie et du Venezuela). Au lieu de l’effondrement économique et de la pauvreté, Betances promeut la politique de Pétion en termes de république constituée, grâce à la « réforme agraire », par des « petits propriétaires » ; l’équité qui, fondée sur la « justice sociale », articule la « volonté du peuple » dans un agencement démocratique des dissidences/différences qui aboutit à un consensus.

Pour Arroyo, la centralité que Betances confère à Haïti, pour laquelle il n’en a pas la crainte tacite qu’en avaient Martí et Hostos, s’explique par son affiliation maçonnique, son identité-nationalisme « afro-diasporique », et le « circuna-atlantique « imaginaire afro-caribéen » anti-impérialiste, ce qui lui a permis de « tricoter » une « série d’histoires » que les « récits nationaux » généralement « isolent ».

Retour au présent. Aujourd’hui (fin novembre 2021. La peur que, selon Lalo, le Porto Rico des dernières décennies a d’Haïti, qui devient « l’île de l’enchantement », alors qu’en « 1989 », bien avant l’effondrement de la dette publique en 2016, les trois grands partis, désespérés face à la subalternité, s’unissent pour rappeler au Congrès des États-Unis qu’à partir de 1898, on n’a jamais demandé aux Portoricains leur avis sur la situation à Porto Rico ; que la peur est due à la certitude que les métropoles, comme France/Etats-Unis, ruinent les colonies, comme Haïti/Puerto Rico, Betances le savait.

Ni haïtiologue ni todoologue. Pour terminer avec une broche betanciano —un Betances en expansion, comme le dit Mario Cancel dans son article « L’écrivain Betances et la passion du fantastique » (2021)— ; broche dans laquelle Haïti est vue comme une positivité, il est de rigueur de se référer, d’une part, à l’entretien récemment réalisé par María Teres Vera-Roja et Magdalena López avec Arcadio Díaz Quiñones, « El Caribe como Resistencia » (2021), dans lequel le critique comprend l’écrivain haïtien-américain Edwidge Danticat et l’historien marxiste trinidadien CRL James (tous deux mentionnés dans cet essai): « D’autre part [dit Díaz Quiñones], on pourrait dire que des écrivains comme Aimé Césaire, Julia de Burgos, Fanon, George Lamming, José Luis González, Derek Walcott, Jamaica Kincaid, Édouard Glissant, Luis Rafael Sánchez, Manuel Ramos Otero, Pedro Pietri ou Edwidge Danticat et Junot Díaz – pour n’en citer que quelques-uns – se sont consacrés à développer un langage qui leur permettrait de nommer ce qui n’était pas dit. Ils forment toute une lignée. Ils ont mené cette bataille dans les langues impériales héritées, tout comme le grand C. L. R. James, historien de l’anti-esclavagisme et du jacobinisme anticolonial haïtien.

D’autre part, se référant au contexte du jazz latin, il y a le CD, Carib (2019), que le saxophoniste ténor portoricain David Sánchez dédie à Haïti, dont le thème étymologique (« pays des montagnes ») intitulé « Le Pays des Montagnes ».

Coda

Il manque un livre, comme les deux de Jorge Duany, le premier écrit avec José A. Cobas, Cubains à Porto Rico (1995) et Dominicains à Porto Rico (1990) ; et le livre de José Lee-Borges, Les Chinois à Porto Rico (2015), enquête sur la présence des « Haïtiens à Porto Rico ». L’étude la plus proche disponible, La présence haïtienne à Porto Rico 1791-1850 (inclut le registre des émigrants) (2015) par Raquel Rosario Rivera, omet la seconde moitié du 19e siècle, le 20e et jusqu’à présent le 21e. Concernant cette présence haïtienne sur l’île, Rosario Rivera dit :

«Nous sommes intéressés par tous les événements qui se sont déclenchés à Porto Rico à la suite de cette révolution, puisque des esclaves ont été vendus et que de nombreux autres ont fui pour s’installer illégalement. Les autorités espagnoles ont pris des mesures pour empêcher la propagation des idées révolutionnaires et ont imposé des restrictions à l’émigration française qui ont affecté la vie du peuple.

Des familles complètes de toutes les races sont arrivées en train de s’installer temporairement, mais la Révolution haïtienne aurait de vastes tentacules et leur départ prendrait des années, tant ont décidé de rester. Porto Rico a eu une transformation dans tous les actifs quotidiens. Ainsi, Porto Rico a entamé des changements dans son agriculture avec la culture extensive du café et de nouvelles techniques apportées par les producteurs haïtiens. La contribution qu’ils ont apportée avec leurs professions qui étaient très nécessaires en cette période de croissance économique.

Rébellion, 27 mai 2022
Ndlr.


*  Gagá. Le gagá est un rythme folklorique d’origine haïtienne implanté en République dominicaine et pratiqué dans les bateys (El Caribe, juin 2022). Par extension : le groupe social vivant dans le batey.

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