Haïti : le capitalisme des paramilitaires

2ème partie

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Les anciens militaires démobilisés en action

Restructurer la force paramilitaire comme force hégémonique à l’ère globale

Je m’intéresse ici au rôle changeant que jouent les paramilitaires en Haïti, à la fonction qu’ils occupent dans la répression de populations marginalisées et surexploitées sous le capitalisme global [4]. Trois facteurs majeurs ont soutenu la reproduction du paramilitarisme contemporain : 1) le soutien d’un ensemble spécifique d’élites politiques et économiques ; 2) les relations organiques qui se sont accrues au fil du temps entre les paramilitaires et l’armée et l’ancienne armée du pays ; et 3) les liens entre les patrons paramilitaires (et certaines élites) et le narcotrafic. Pour mettre cela en contexte historique, la fin de la guerre froide a coïncidé avec une ouverture démocratique en Haïti en raison de la chute de la dictature de Duvalier. Les mouvements citoyens et populaires d’Haïti sont passés au premier plan ; ce qui posa un défi majeur à l’ancien ordre. À l’ère émergente de la globalisation, les paramilitaires et leurs commanditaires ont été contraints de chercher des méthodes alternatives pour exercer la violence de droite comme vecteur de domination de classe et du contrôle social.

L’argument central de cet article est que le paramilitarisme n’a pas disparu ; mais qu’il a été modifié, et que cela s’est produit dans le cadre des stratégies changeantes des élites (et surtout des élites transnationales) à l’ère globale (Robinson, 1996). L’apparition de groupes paramilitaires temporaires plus petits, qui peuvent facilement passer d’un état de latence à l’autre et se réactiver, a trait à la nouvelle configuration de classe capitaliste qui s’est formée au cours des dernières décennies de globalisation et à ses stratégies de consolidation de la domination politique. Le rôle continu et changeant des forces paramilitaires fait partie intégrante de la restructuration de la région par le capitalisme global. Les élites cherchent dorénavant à minimiser et à s’éloigner des moyens bruts et ouvertement affichés pour atteindre l’hégémonie nationale et internationale du passé. Elles cherchent des mécanismes plus souples et moins gênants pour maintenir le nouvel ordre dominant de la globalisation (Robinson, 1996). À présent, les forces paramilitaires ne sont utilisées que dans certaines « périodes d’urgence », dans un but de confinement, et visent ces larges populations dont la reproduction sociale n’est pas requise par le capital transnational. Cela a cependant été une situation difficile pour les élites transnationales, car elles n’ont souvent qu’un contrôle limité sur ces éléments impitoyables, corrompus et violents, dont elles ont parfois besoin.

Pour leur propre reproduction sociale, les paramilitaires auraient besoin de s’attacher plus étroitement aux chaînes de l’accumulation capitaliste, de devenir plus entreprenants, indépendants et adaptables : impliqués, par exemple, dans une formation à la sécurité privée et le narcotrafic, tout en maintenant leurs anciens réseaux de droite et en étant capables de se redéployer quand il le faut. Comme on peut le constater dans d’autres endroits de cette région, tel qu’au Salvador et en Colombie, il y a eu des tentatives de réformer et mettre à jour les organisations paramilitaires au cours des dernières décennies (Hristov, 2016 ; Mazzei, 2009). La fonction changeante des forces paramilitaires s’est développée à la fois à travers des conditions locales particulières et des caractéristiques structurelles évolutives du système global.

La nécessité pour les élites d’ajuster le paramilitarisme en tant que moyen de contrôle a été fortement influencée par les facteurs suivants : i) le succès croissant des mouvements démocratiques en Haïti et dans le monde et, donc, la nécessité pour les élites d’obtenir une légitimité démocratique et de ne pas apparaître comme étant ouvertement dépendantes d’une force brute visible ; ii) les pressions internationales et nationales en matière des droits de l’homme ; et iii) les objectifs changeants des décideurs transnationaux opérant à travers diverses institutions supranationales et nationales afin de créer des formes plus acceptables de gouvernance (par des formes consensuelles d’hégémonie), au fur et à mesure que les nations du monde entier s’intègrent à l’économie globale. En outre, en Haïti en particulier, le succès du nouveau gouvernement constitutionnel en matière de dissolution de l’armée haïtienne (en 1995) signifia que si la violence paramilitaire devait être utilisée comme moyen répressif, il faudrait la reconstituer de manière plus secrète et plus souple.

Afin de comprendre les changements que les forces paramilitaires ont subis en Haïti au cours des dernières décennies, il faut reconnaître les changements de l’État et de la structure des classes au cours de cette période. Je souhaite, ici, examiner le paramilitarisme dans le contexte des tensions politiques, des conflits sociaux et de la restructuration économique qu’Haïti a vécus au cours de son intégration à l’économie globale. Au cours des dernières décennies du 20e siècle et au début du 21e siècle, le capital a commencé à se transnationaliser à travers le monde, devenant de plus en plus fonctionnellement intégré au-delà des frontières (Robinson, 2004, 2014). Les capitalistes cherchent à se libérer de diverses contraintes nationales, telles que la réglementation étatique qui leur avait été imposée au cours de la première phase internationale du capitalisme global (Harvey, 1991, 2005). La transition vers la phase de globalisation s’est produite au fur et à mesure que les économies nationales et internationales du passé se sont fragmentées et intégrées dans de nouveaux circuits transnationaux d’accumulation. S’efforçant de s’adapter aux conditions économiques et structurelles changeantes, de nouveaux arrangements politiques polyarchiques ont eu lieu dans de nombreuses régions du monde au cours des dernières décennies du 20e siècle et au début du 21e siècle. Robinson (1996) décrit la « polyarchie » comme le processus par lequel des segments de groupes dominants locaux et étrangers, de plus en plus interconnectés et orientés vers l’extérieur, ont fait pression en faveur de systèmes électoraux étroitement gérés où les citoyens sont limités à choisir entre des élites concurrentes. Elle a servi de méthode perfectionnée pour parvenir au consentement hégémonique. Cela s’est produit en même temps que le néolibéralisme, qu’Harvey (2007) décrit comme étant un mécanisme de reconcentration du pouvoir économique entre les mains des principaux secteurs de la bourgeoisie.

Dans différentes parties du monde, les élites étatiques à orientation transnationale ont donc fait pression en faveur de ce processus de restructuration, d’abord à travers des politiques néolibérales de privatisation et d’austérité et, plus généralement, en cherchant à s’intégrer plus profondément dans une économie globale basée sur la transnationalisation de la production (Dicken, 2011; Freeman, 2000) et de la finance (Watson, Eds., 1985 ; CARICOM, 2005). En Haïti, cela s’est produit grâce à la création de zones de libre-échange (utilisant souvent du travail féminisé), l’exportation de main-d’œuvre migrant et le flux inversé des transferts de fonds, le tourisme global, les ventes à l’importation et l’industrie bancaire. Cependant, cette restructuration économique a provoqué des crises de légitimité pour les législateurs du gouvernement, car ils se sont éloignés (ou ont été forcés de s’éloigner) de la planification indicative (du développement) du passé (afin d’encourager le développement économique national). Les élites et les technocrates à orientation transnationale pensent que, pour se développer, il leur faut insérer leurs États et institutions nationales dans des circuits globaux d’accumulation (Robinson, 2010 ; Dominguez, Eds., 1996). Ils ont besoin d’accès au capital et le capital est entre les mains des capitalistes transnationaux. En même temps, les élites du gouvernement doivent continuer de plaire à leur public d’origine. Cela crée beaucoup de difficultés et de contradictions pour elles.

Nous pouvons voir combien de sous-traitants dans le monde, y compris dans les zones sous-développées, cherchent à intégrer leurs activités commerciales dans le capital transnational (Dicken, 2011). De nombreux groupes dominants locaux dans les pays à faible revenu et sous-développés, comme Haïti, ont subi plusieurs importantes transformations à cause de la globalisation capitaliste, mais ils font aussi face à des conditions historiques radicalement différentes de celles de leurs homologues des régions qui sont économiquement plus développées. Dans les Caraïbes et d’autres parties du Sud, afin de garantir leur propre reproduction sociale, les groupes dominants locaux (certains se transforment en capitalistes transnationaux eux-mêmes) en viennent à promouvoir une intégration plus profonde de leurs pays dans l’économie globale tout en les soumettant aux exigences des institutions supranationales.

Les principaux décideurs politiques et investisseurs considèrent Haïti, en particulier, comme une situation d’urgence dont la solution est d’approfondir l’intégration du pays dans l’économie globale. À cause des particularités de la fracture sociale extrême d’Haïti et la mobilisation proactive de ses mouvements populaires, il est difficile d’avoir une transition en douceur vers un système polyarchique. L’« ancien ordre » d’Haïti a un lourd passé où il employait la violence pour réprimer les surnuméraires du pays, la population dont la reproduction sociale n’est pas exigée par le capital. Pourtant, les élites locales ont des difficultés à se fixer, autour d’un projet de nouveau bloc historique globaliste, dans lequel elles doivent changer plusieurs de leurs stratégies et priorités précédentes. C’est ainsi que, grâce à la facilitation ou à l’intervention des États-Unis et des organisations internationales, « l’ordre » a été installé et surveillé. En réalisant ces transitions politiques au cours des dernières décennies, les membres de la bourgeoisie transnationale ont utilisé les formes les plus sophistiquées de « pouvoir par cooptation » comme en témoignent les coups d’État au Honduras, au Paraguay et plus récemment au Brésil. Ils peuvent compter sur des « gardiens de la paix internationaux », des organisations telles que le NED (National Endowment for Democracy), les grands médias et des campagnes de sabotage financier et politique complexes et secrètes. En Haïti, ils préfèrent travailler avec des élites locales à orientation transnationale, des gens comme Edmond Paultre, Léopold Berlanger ou Laurent Lamothe. Une telle approche consiste à maîtriser, transformer et changer l’image des groupes armés locaux utilisés par les régimes autoritaires passés. Ainsi, la caractéristique la plus importante de l’évolution du paramilitarisme en Haïti a été le passage de ce qui était autrefois un mécanisme très visible, omniprésent et relié à l’État pour obtenir une coercition hégémonique sous le régime Duvalier, vers des formations répressives malléables et plus adaptables utilisées maintenant pendant certaines périodes de « crise » (puis contenues par la suite).

Nous pouvons identifier des groupes paramilitaires particuliers qui représentent le mieux des phases spécifiques de l’histoire récente d’Haïti. Ce sont : 1) les Tontons Macoutes (officiellement connus sous le nom de Volontaires de la Sécurité Nationale ou VSN), 1959-1986, 2) les Attachés, 1987-1991, 3) le FRAPH (Front Révolutionnaire pour l’Avancement et le Progrès Haïtien), 1993-1994, et 4) le FLRN (Front pour la Libération et la Reconstruction Nationale), 2000-2005. La taille de chaque organisation successive a diminué par rapport à son prédécesseur. Chacune a été créée et conçue pour répondre à des conditions particulières et a fonctionné souvent de manière de plus en plus flexible et dans des environnements plus contestés car les forces démocratiques se sont opposées à elles. Certains des hauts dirigeants paramilitaires en Haïti ont occupé des postes dans l’armée et la police dans le passé. Pourtant, depuis les processus judiciaires lancés au milieu des années 90 (Concannon, 2000-2001) et le démantèlement de l’armée, ces forces répressives de droite n’ont pu, pendant quelques temps, bénéficier des largesses de l’État haïtien. C’est dans ce contexte que les groupes armés de droite en Haïti sont devenus plus privatisés, plus sensibles aux conditions changeantes et avec des effectifs plus restreints. Nous allons brosser un tableau de ces phases.

Notes

[4] Comme je l’ai mentionné dans le premier chapitre de mon livre (Sprague, 2012a), il existait des formes antérieures de répression interne avant les Tontons Macoutes ; mais jamais d’une telle manière institutionnalisée et à grande échelle.

À suivre

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