(Deuxième partie)
Nous sommes le lundi 23 septembre 2024. Au numéro 747, 3e avenue à New-York City, une scène invraisemblable et grotesque est en train de se jouer. En marge de l’Assemblée générale des Nations-Unies qui se déroulait tranquillement au bord de l’East River, à Manhattan, de nombreuses rencontres bilatérales avaient aussi eu lieu un peu partout dans la ville. La Délégation haïtienne ne faisait pas exception. Elle participait à différents niveaux à des rencontres relatives à ses besoins surtout dans cette conjoncture où tout part à vau-l’eau en Haïti. Ainsi, tout un ensemble de rencontres était prévu pour les autorités haïtiennes. Sauf que, dans la guéguerre entre la Primature et la présidence haïtienne, forcément les choses allaient mal se passer entre Garry Conille et le CPT. Alors que, selon Leslie Voltaire, membre du CPT, un rendez-vous avec le Président brésilien Lula Da Silva avait été sollicité auprès de la Représentation du Brésil à New-York par l’ambassadeur d’Haïti à l’ONU.
Problème! Finalement, le jour de la rencontre, c’est le Premier ministre Garry Conille qui est arrivé le premier sans avertir Leslie Voltaire. Depuis au moins une quinzaine de minutes, l’entretien avait commencé quand soudain arrive le Conseiller Présidentiel en compagnie du Directeur de cabinet du CPT, Harvel Jean-Baptiste, qui décline son identité et avertit qu’il était attendu par le Président brésilien. Refus catégorique du Service de sécurité de les laisser entrer expliquant que la Délégation d’Haïti est déjà en réunion avec le chef de l’État. Oui, mais, répond Leslie Voltaire, c’est moi le Président, l’autre est le chef du gouvernement, et patati et patata. Par conscience professionnelle, un agent de sécurité a été dépêché auprès de son chef hiérarchique pour vérifier si la délégation haïtienne attendait un autre membre. Négatif répondent les responsables.
En désespoir de cause, le service de sécurité consulte Google pour avoir le cœur net et prouver à Leslie Voltaire qu’il n’y est pour rien s’il ne veut pas qu’il rentre. Certes, il a constaté que Voltaire est bien un des 9 membres du Conseil Présidentiel de Transition. Un résultat qui, au passage, a fait rigoler et a même provoqué un fou-rire chez tous les agents de sécurité de la Mission brésilienne. Mais mordicus! Les agents de sécurité ne cèdent pas et ce malgré l’intervention du Directeur de la TNH (Télévision Nationale d’Haïti), Gamal Augustin, volant au secours d’un Leslie Voltaire dépité qui a dû rebrousser chemin furieux, mais résigné. Devant le Service de protocole d’un État organisé, il ne pouvait rien faire. A ce moment, Leslie Voltaire se dit convaincu que Garry Conille ne joue pas franc jeu et qu’il mijote un plan dans sa tête. Après être rentré bredouille à son hôtel, le Conseiller Présidentiel laisse éclater sa colère et son indignation et surtout maugréant la honte qu’il a eue devant des agents de sécurité se moquant de lui comme s’il était un simple resquilleur qui voulait rentrer dans un dîner sans y être invité.
Le soir même, Leslie Voltaire a pris date en dénonçant « un coup d’État diplomatique » tout en justifiant sa présence devant la Délégation brésilienne et son forcing pour participer à la rencontre avec le Président Lula. « L’ambassadeur d’Haïti à l’ONU a pris des rendez-vous pour la présidence avec le Président Lula. L’ambassadeur m’a montré une lettre mais la ministre des Affaires étrangères a instruit l’ambassadeur pour qu’il prenne des rendez-vous pour le Premier ministre avec le Président Lula. La diplomatie est un champ présidentiel. Ils sont en train d’orchestrer un coup d’Etat diplomatique. Le Premier ministre n’a pas à s’occuper de diplomatie. Des têtes vont tomber. Est-ce à la Primature ? Je ne sais pas. J’attends l’arrivée à New York du Président Leblanc pour qu’on en parle. Il sera là ce mardi 24 septembre » annonçait un Leslie Voltaire on ne peut plus énervé et furieux. Cet incident ou cette humiliation marquera le début de la fin de la présence de Garry Conille à la tête du gouvernement. Le lendemain, le Président du CPT a fini par débarquer à New-York.
Il est accueilli comme le veut le protocole, par la cheffe de la Chancellerie Dominique Dupuy qui n’a rien laissé apparaître du conflit qui s’amplifie de plus en plus entre les trois parties : Primature, Chancellerie et Présidence. D’ailleurs, c’est le chef de la Délégation lui-même qui a annoncé son arrivée à New-York par un tweet « Je viens d’arriver à l’aéroport international de JFK à New-York. J’ai été accueilli par la Chancelière haïtienne, Madame Dominique Dupuy, et le Représentant permanent d’Haïti à l’ONU, l’Ambassadeur Antonio Rodrigue ». Comme prévu, le jeudi 26 septembre 2024, le Président du CPT devait intervenir devant la 79e Assemblée générale de l’ONU où il a fait une intervention qui a pratiquement fait l’unanimité en Haïti comme dans la diaspora. Paraît-il une allocution sans faute pour un Edgard Leblanc Fils que tout le monde trouvait trop consensuel durant sa présidence surtout face aux trois Conseillers-Président accusés de corruption par la BNC et envoyés devant la justice par l’ULCC pour leur implication présumée.
A l’issue de son discours remarqué à l’ONU et de son séjour aux USA, Edgard Leblanc Fils et le reste de la Délégation haïtienne étaient de retour en Haïti le dimanche 29 septembre 2024. Après ce retour à la réalité, tout le pays guettait la moindre prise de parole des uns et des autres des deux branches de l’Exécutif dont on sait qui ne s’aiment point et que le torchon brule depuis que Leblanc Fils a failli rester cloué en Haïti et que Leslie Voltaire s’était fait reconduire devant la Délégation brésilienne à New-York alors que Garry Conille était en tête à tête avec le Président du Brésil sans lever le petit doigt pour l’épargner d’une humiliation certaine. Après l’accueil de l’amabilité d’usage à l’aéroport Toussaint Louverture le dimanche 29, dès le lendemain, lundi 30 septembre, un Conseil des ministres avait été convoqué par la présidence pour éclaircir les zones d’ombre qui avaient plané sur la gouvernance d’Haïti avant et pendant la 79e Assemblée générale de l’ONU.
Lors de ce Conseil des ministres, la tension a été montée à son paroxysme entre les deux camps. D’emblée, les membres du Conseil Présidentiel de Transition ont demandé des explications au Premier ministre et à la ministre des Affaires Etrangères sur le cafouillage au sein de la gouvernance d’Haïti ayant eu lieu avant et pendant l’Assemblée générale et ont immédiatement formulé une requête pour faire entrer en Haïti les deux ambassadeurs accrédités auprès de l’ONU et à Washington pour explication. Ce à quoi le chef du gouvernement se serait opposé. Une attitude qui a provoqué de vifs échanges entre le CPT et le gouvernement. Selon des témoins, durant les débats, des noms d’oiseaux volaient très bas. Dans le journal Le Nouvelliste, une source proche de la Primature, a raconté comment était l’ambiance, lors de ce Conseil des ministres. « Ils ont fait une communication spontanée sur le dossier de la 79e assemblée générale de l’ONU et annoncé la venue d’une correspondance sur la convocation de la ministre des Affaires étrangères et des ambassadeurs haïtiens à l’ONU et à Washington. Ensuite tout est parti en vrille.
Des insultes ont été proférées à l’égard du Premier ministre et de la ministre des Affaires étrangères. C’était un triste jour pour le Conseil des ministres. Honteux. Toutes les demandes de rencontres bilatérales sollicitées pour Edgard Leblanc Fils sont restées sans confirmation de la part des responsables de pays et personnalités sollicités alors qu’à l’inverse le Premier ministre Garry Conille a reçu plusieurs demandes de rencontres bilatérales sans en avoir sollicité aucune. L’agenda d’Edgard Leblanc Fils et celui de Garry Conille ont été confirmés par le CPT. Il n’y avait qu’un seul agenda pour la délégation dont le chef est Edgard Leblanc Fils. Tout le monde était au courant des rencontres programmées pour la 79e assemblée générale de l’ONU ». En revanche, toujours selon une autre source, cette fois auprès du Conseil Présidentiel de Transition, sur le cafouillage « Nous avons fait une communication sur cette situation. Nous allons convoquer la ministre des Affaires étrangères et nos ambassadeurs à l’ONU et à Washington. Ils doivent s’expliquer sur ce qui s’est passé dans la planification de la participation du CPT à l’Assemblée générale. C’est du « bluff » l’accueil de Garry Conille et des membres du gouvernement à Edgard Leblanc dimanche à l’aéroport.
La ministre des Affaires étrangères, Dominique Dupuy, a préféré travailler pour la Primature au lieu de se mettre au service du CPT ». A partir de ce Conseil de ministre, la guerre était ouverte entre les deux camps et surtout entre Garry Conille et Leslie Voltaire qui allait succéder à Edgard Leblanc Fils dont le mandat était arrivé à échéance le 7 octobre 2024. Comment Voltaire a pu remplacer Leblanc Fils alors qu’il était prévu dans l’Accord du 3 avril que ce soit Smith Augustin qui deviendrait le deuxième Coordonnateur du CPT suivi de Leslie Voltaire et de Louis Gérard Gilles. C’est le scandale de corruption de la BNC qui a tout chamboulé. Les Conseillers Smith Augustin, Louis Gérard Gilles et Emmanuel Vertillaire, étant nommément accusés de corruption et envoyés devant la justice, ont dû renoncer à briguer la présidence. De fait, Smith Augustin a dû céder sa place à Leslie Voltaire et Louis Gérard Gilles à Fritz Alphonse Jean.
Voilà comment Garry Conille va se retrouver dans un duel à mort avec le représentant du parti Fanmi Lavalas, suite à ce qui était arrivé à New-York. Sans ce décryptage, on peut comprendre la chute inattendue du Premier ministre Garry Conille. Et plus loin, on verra que le locataire de la Primature n’a rien fait pour apaiser les tensions et son comportement allait amplifier le contentieux. Il faut dire que celui-ci comptait beaucoup sur cette affaire de corruption pour prendre le dessus dans son bras de fer avec le CPT. Rappelons que c’est lui qui avait renvoyé le dossier de la corruption à l’ULCC. En diligentant l’affaire à cet organisme anti-corruption, Garry Conille voulait casser les reins du CPT. Comment ? Tout simplement en provocant la démission des trois accusés. Mais voilà ! Malgré les critiques, le discrédit et le lâchage des trois accusés par leurs parties prenantes respectives, aucun des trois n’a voulu céder ou démissionner. Et, malheureusement, ce sont eux qui vont presque lui porter le coup de grâce ne l’ayant pas pardonné d’avoir diligenté le dossier de la BNC à l’ULCC qui, après enquête, les ont traînés devant un juge d’instruction.
En effet, sans l’aide de ces trois Conseillers Président qui ont apporté leur caution à l’opération, en signant la fameuse « Résolution », jamais Leslie Voltaire n’aurait réussi à se venger de l’humiliation subie à New-York qu’il estime montée par Garry Conille et exécutée par Dominique Dupuy. Maintenant, voyons la suite depuis ce fameux Conseil des ministres au cours duquel les membres du CPT avaient réclamé des explications au chef du gouvernement. Le lendemain, une correspondance avait été envoyée à la ministre des Affaires Etrangères en guise de convocation pour venir s’expliquer sur la confusion et le cafouillage ayant eu lieu à New-York. C’est Jean Harvel Victor Jean-Baptiste, Directeur du cabinet du Conseil Présidentiel de Transition, devenu chef de la diplomatie haïtienne en remplaçant Dominique Dupuy dans le gouvernement d’Alix Didier Fils-Aimé, qui s’en était chargé au nom du CPT. Dans son courrier, il dit que la présidence voulait « Clarifier les malentendus qui ont eu lieu autour de l’agenda de la délégation haïtienne à la 79e session de l’Assemblée générale des Nations Unies.
Il vous est demandé d’amener avec vous les copies des correspondances relatives aux demandes de rencontres bilatérales sollicitées pour le CPT, ainsi que celles qui concernent la protection à accorder aux hautes personnalités de la délégation haïtienne », l’audience étant fixée pour le mercredi 2 octobre 2024. Sauf que, cette convocation n’a pas du tout plu au chef du gouvernement qui a mis son veto et a même souligné des vices de forme dans la décision et de fait, a demandé l’annulation de la convocation. A la place, Garry Conille répond au CPT en indiquant qu’« En effet, la convocation ne respecte pas les usages et procédures établis en matière de bonne gouvernance. D’une part, elle s’écarte des dispositions de la Constitution amendée de la République d’Haïti, en particulier les articles 156 et 159, qui stipulent que le Premier ministre est le Chef du gouvernement et détient, en collaboration avec le Président de la République, l’autorité sur les membres du gouvernement.
Les ministres sont placés sous mon autorité directe, toute interaction formelle avec les membres du gouvernement, y compris les convocations, doit être faite en étroite concertation avec le Chef du gouvernement. » Suite à cette réponse venue directement du chef de la Primature notifiant qu’il n’était pas question que Dominique Dupuy vienne à la présidence, c’est le Président du Conseil Présidentiel qui monte directement au créneau pour évoquer lui aussi les prérogatives constitutionnelles que le CPT dispose en tant que chef du pouvoir Exécutif. Dans sa lettre responsive au Premier ministre, Leslie Voltaire démontrait déjà qu’il entendait jouir de tous les pouvoirs et autorités dont il croit être disposé suivant les énoncés de la Constitution. Pour clore le chapitre, il avançait ceci à l’égard de Garry Conille « Je crois qu’il est important de vous rappeler que le Conseil Présidentiel de Transition, dans l’exercice des pouvoirs conférés au Président de la République, constitue le Chef de l’État et le Chef du Pouvoir exécutif. En ces qualités, et conformément aux dispositions de l’article 136 de la Constitution, le Conseil Présidentiel de Transition doit veiller au respect et à l’exécution de la Constitution et à la stabilité des institutions.
Il lui incombe d’assurer le fonctionnement régulier des Pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État. Et pour ce faire, il peut convoquer, par le moyen qu’il juge approprié, tout membre du gouvernement sans concertation préalable avec le Chef du Gouvernement, notamment pour obtenir des informations sur le fonctionnement des institutions ». Comme on peut le constater, les deux camps s’approprient la Constitution quand cela les arrangeait. Alors même qu’ils savent forcément que la lutte qu’ils menaient pour garder le pouvoir n’a rien à voir avec la Constitution puisque leur arrivée au sommet de l’État dans les conditions de l’après Ariel Henry et même de Jovenel Moïse se fait en dehors de la légalité. Donc, constitutionnelle, aucun des deux n’a de légitimité politique ni populaire.
Depuis ce dernier Conseil des ministres, aucun autre n’a pu être organisé. Pire, le Premier ministre s’opposait à tout changement au gouvernement, en tout cas au limogeage de sa ministre des Affaires Étrangères et même à la venue des diplomates concernés à Port-au-Prince pour explication. A chaque fois que le CPT revient sur la question, Conille bottait en touche et posait des conditions au CPT comme si c’est lui qui avait les prérogatives ou l’initiative des décisions relevant du CPT. Ainsi, le CPT va prendre une décision radicale en interdisant par une nouvelle « Résolution » à la ministre des Affaires Etrangères de mettre les pieds à la Villa d’Accueil où siègent les Conseillers-Président depuis que le centre-ville de Port-au-Prince est devenu « territoire perdu » de la République, c’est-à-dire occupé littéralement par les groupes armés. Pendant ce temps, tout est bloqué. Les deux protagonistes campent sur leurs positions et gèrent leur pré-carré. (A suivre)
C.C