
La dynamique débordante du chef du gouvernement intérimaire, Garry Conille, avait quasiment cassé tout élan d’opposition contre le Conseil Présidentiel de Transition (CPT). Car, en même temps qu’il s’activait sur la question électorale, il prenait à corps la problématique de l’insécurité, en tout cas, c’est ce qu’il démontrait dans ses démarches auprès des forces de l’ordre – police, armée et MMAS – par ses sorties tapageuses.
Se voyant concurrencé sans doute par la Primature, le CPT ouvrait donc officiellement le processus non pas électoral, mais de la formation du CEP provisoire. Ainsi, il va charger le Secrétariat général de la présidence de contacter et de demander aux neuf (9) Secteurs de la vie nationale de se mettre d’accord sur le nom d’une personnalité venue de chacun desdits secteurs désignés en vue de la nomination des neuf membres devant former le Conseil Électoral Provisoire (CEP), comme le souhaitait l’Accord du 3 avril 2024.
En effet, par un courrier en date du 12 juillet 2024, la présidence sollicitait les secteurs en question, à commercer par les deux organisations des droits humains, OCNH (Organisation des Citoyens pour une Nouvelle Haïti) et POHDH (Plateforme des Organisations Haïtiennes des Droits Humains) afin de se mettre d’accord avec les autres acteurs du milieu pour envoyer un représentant pour les droits humains. Le premier à avoir reçu ce courrier a été Me Camille Occius dirigeant de l’OCNH, courrier dans lequel on lit : « Conformément au décret du 27 Mai 2024, le Conseil Présidentiel de Transition a l’avantage de vous informer que les organisations POHDH et l’OCNH sont désignées pour coordonner le processus devant amener au choix d’une personne pour représenter le Secteur de défense des droits humains au Conseil Électoral Provisoire. La présidence suggère que chaque secteur doit, dans un délai ne dépassant pas huit (8) jours, à partir de la réception de la présente, soumettre le nom de son représentant au Conseil Présidentiel de Transition pour les suites de droit. Le Conseil Présidentiel de Transition vous encourage à prioriser le choix d’une femme en vue du respect du quota de 30% exigé par la Constitution. »
En fait, tous les secteurs prévus par l’Accord : Vaudou, Conférence épiscopale, les Cultes réformés, le Conseil de l’Université, les Organismes de défense des droits humains, les Associations des journalistes, les Associations de défense des droits des femmes, les Associations paysannes et le Secteur Syndical devaient, par la suite, recevoir la lettre d’invitation. Mais, dès que le courrier est arrivé à leurs destinataires, comme depuis 40 ans, c’est à une levée de boucliers qu’on a assistée dans les milieux concernés et pas seulement. Si certaines organisations sollicitées s’étaient donné une période de réflexion, d’autres se sont précipitées pour désigner leurs représentants, sans avoir consulté, comme il aurait dû l’être, les autres leaders du secteur en question. Du coup, cela tournait au pugilat verbal allant même à provoquer des crises en interne qui finissent par s’être étalées sur la place publique.
Voulant certainement prendre le devant et être perçu comme une organisation modèle, le Secteur Vaudou, enfin une aile de ce Secteur, allait le payer cher dans la mesure où la personnalité qu’il avait désignée dès réception de la lettre du CPT et sans doute sans consulter les autres branches de ce conglomérat religieux et mystique, allait causer, malgré lui, la première polémique sur la formation du CEP version CPT. En désignant l’avocat Newton Louis Saint Juste pour être le représentant des vodouisants, cette branche du Vodou allait attirer la foudre de certains « Lakou » et s’était retrouvée sur la sellette devant les représentants légaux et reconnus du monde Vodou en Haïti. Ce n’est un secret pour personne dans le pays, le Secteur Vodou est organisé autour de plusieurs « Mouvances » notamment la KNVA (Konfederasyion Nasyional de Vodou Ayisien) et Wayom Vodou Dayiti travaillant sous l’autorité d’un Ati National, sorte de Pape de cette religion qui est le chef suprême de tous les vodouisants haïtiens. L’actuel Ati National se nomme : Prospère Louis-Dor.
C’est ce personnage qui, dès que le nom de Me Newton Louis Saint-Juste commençait à circuler dans les médias, avait écrit au Président d’alors du CPT, Edgard Leblanc Fils, le 13 juillet 2024 pour contester énergiquement contre ce choix qu’il ne reconnaît pas. Dans sa missive, l’Ati National disait qu’il ne comprend pas. Son organisation, la KNVA n’a toujours pas reçu l’invitation de la présidence pour le CEP. Le Hougan en chef de la Communauté vodou d’Haïti souligne pour les autorités qui l’auraient peut-être oublié que « La KNVA est la seule vraie structure représentative du Secteur vodou habilitée à désigner un représentant dans des organismes publics, notamment le CEP. Toutes les activités incluant les relations entre l’État et le Vodou en Haïti doivent passer par la KNVA. C’est cette structure qui est chargée de superviser les pratiques vodou en préservant ainsi les traditions ginen. La Confédération est la principale fédération qui représente le Vodou en Haïti. »
Comme nous le soulignons plus haut, les vodouisants ne sont pas les seuls à être divisés sur le choix qui a été fait. Les protestants, plus habitués à ce genre de conflits ouverts, ont vite eux aussi ressorti la hache de guerre pour se scalper entre eux après que le Pasteur Calixte Fleuridor, Président de la Fédération Protestante d’Haïti (FPH) mais aussi membre de l’ancien Haut Conseil de la Transition (HCT) présidée par Mirlande H. Manigat sous Ariel Henry, ait lancé un « Appel » à candidature pour le CEP sans même avertir les autres composantes et structures de la famille protestante en Haïti, en tout cas, c’est ce que laissaient entendre les contestataires. Surpris par l’initiative de leur frère, collègue et concurrent à la fois, tous les grands noms du Secteur protestant vont très rapidement monter au créneau pour dénoncer l’attitude du Pasteur Calixte Fleuridor.

Dans une lettre ouverte datée du 13 juillet 2024, expédiée à ce dernier, sans oublier de mettre le Conseil Présidentiel de Transition et d’autres organisations protestantes représentatives tel que : la Fédération des Pasteurs Haïtiens (FEPAH) et le Conseil National Spirituel des Églises d’Haïti (CONASPEH) en copie conforme, le Pasteur Dorvila Normil, qui est à la fois Président de la Conférence des Pasteurs Haïtiens ( COPAH) et Président du Conseil Exécutif de cette même organisation religieuse se disait étonné de prendre : « Connaissance, tardivement le vendredi 12 juillet en fin d’après-midi, de l’appel à candidatures pour le poste de Conseiller Électoral représentant les cultes réformés au Conseil Électoral Provisoire. Cet appel a été lancé sans consultation préalable avec les organisations bien connues et représentatives du monde protestant.
(…) La manière cavalière dont la Fédération Protestante d’Haïti qui se comporte comme le « Pape » du Secteur a procédé, n’inspire pas confiance et laisse penser à des manœuvres suspectes. J’estime essentiel de créer une Commission composée de représentants des organisations concernées pour le choix du Secteur protestant au CEP. Comme ce qui avait été fait lors de la formation du CEP en 2016 (…) vous tentez d’utiliser votre rôle de facilitateur pour choisir un représentant du secteur protestant sans consulter les organisations respectables et respectées. Non seulement vous avez lancé cet appel de manière unilatérale pour organiser une pseudo-élection avec vos membres, mais vous prétendez avoir envoyé une copie de cet appel à des organisations non adhérentes à la Fédération Protestante d’Haïti.
Vous insinuez ainsi que toutes les organisations notables du secteur sont impliquées dans votre démarche politique, alors qu’aucune correspondance de ce genre n’a été acheminée à notre bureau. En tant qu’« homme de Dieu », cette manœuvre politicienne ne fait pas honneur à l’Évangile. Si les politiciens mènent leurs affaires avec des méthodes machiavéliques, en tant que serviteurs de Dieu, nous ne pouvons pas utiliser la ruse et le bluff pour atteindre des objectifs politiques qui ne sortiront pas Haïti de son bourbier destructeur ».
Belle ambiance donc au sein de la famille protestante. Entre-temps, on apprend par un sondage réalisé depuis le mois de janvier 2024, mais publié par « hasard » à ce moment opportun, que 93% des Haïtiens n’ont aucune confiance dans le système électoral donc du CEP provisoire.
C’est l’institut de sondage Policité, aidé par un autre organisme du même genre Internews, qui a mené cette enquête auprès de la population au cours du mois de janvier 2024. Selon les deux organismes, cette étude d’opinion était : « Réalisée dans le but de comprendre les perspectives et l’intérêt des Haïtiens pour la politique et d’identifier les facteurs qui entravent la participation citoyenne aux élections dans le pays d’une part, et de fournir des informations exploitables pour la prise de décision des acteurs haïtiens et internationaux. D’autre part, l’enquête a été menée grâce à une méthode quantitative mixte à travers un échantillonnage aléatoire et réalisée en ligne et sur le terrain au moyen de formulaires rédigés en créole. » Ils indiquent que 2853 personnes en âge de voter dont 48% de femmes ont été sollicitées pour donner leur sentiment sur le système électoral haïtien. Selon les deux entreprises, les futurs électeurs ont répondu instantanément aux questions qui leur ont été posées et ont très largement dit qu’ils ne font pas confiance au CEP.
C’est le lundi 15 juillet 2024, à l’hôtel Montana, que cette étude d’opinion avait été dévoilée en présence de Leslie Voltaire, membre du Conseil Présidentiel de Transition (CPT), de la presse, des observateurs de la vie politique haïtienne et bien entendu d’une pléthore de membres de la Société civile. Outre les 93% qui disent ne pas faire confiance au processus électoral, les enquêteurs ont publié d’autres chiffres sur la répartition des sondés. En effet, Policité a révélé que seulement 13% de sondés étaient certains de vouloir aller voter contre 20% qui ne veulent pas aller aux urnes. Tandis que 21% veulent bien aller voter, mais cela dépendra de la situation sécuritaire. Enfin, 16% demeurent incertains.
En fait, d’après cette étude d’opinion réalisée longtemps avant le lancement du processus, les élections viennent loin derrière la priorité de la population ou les gens qui ont été abordés pour ce sondage. Policité et Internews indiquent que la sécurité arrive en tête avec 89,06% suivi de l’emploi et de la sécurité de l’emploi avec 72, 49% et l’accès à la santé ferme la marche avec 70,38%. Or, en dépit de ce sondage qui arrivait opportunément pour les acteurs politiques et les pouvoirs publics, rien dans leur comportement n’a été modifié. Ils continuent à se chamailler même sur la manière de former un CEP provisoire qui aura bientôt quarante ans d’existence. Le 18 juillet 2024, le parti politique Haïti Devant devait lancer une mise en garde tout en appelant à plus de transparence dans la mise en place de Conseil électoral. Le Président de cette formation politique, Benzico Pierre, bien que peu connu du grand public et même de la plupart des observateurs politiques de la place, lors de son interview sur Panel Magik, disait ses préoccupations de la façon dont les autorités de la Transition veulent procéder pour arriver à ce nouvel organisme électoral.
« La base de la démocratie est la transparence. Le CPT doit impérativement garantir un processus clair et ouvert pour le choix des membres du CEP. Le CPT aurait dû solliciter chaque secteur concerné pour désigner deux représentants sur la base de dossiers détaillés, parmi lesquels le CPT aurait ensuite sélectionné les membres finaux du CEP. Le CPT choisirait un représentant sur la base de compétences techniques et au-dessus de tout soupçon de corruption. Cette méthode assurerait non seulement une meilleure représentativité, mais aussi une crédibilité accrue du processus électoral. La réussite de cette Transition repose sur la capacité du CPT à conduire un processus électoral transparent et inclusif, assurant ainsi le retour à un État de droit stable et fonctionnel. Il est opportun de former le CEP, mais il faut le faire bien. Aujourd’hui, on ne peut pas se payer le luxe de mettre en place un CEP mort-né » a précisé Benzico Pierre, leader de l’organisation politique Haïti Devant.
Par ailleurs, le Secteur femme, une entité très étendue et loin d’être homogène, avait la plus grande difficulté à se mettre d’accord sur un nom. Dialogue Inter-Femmes (DIFE) et Fanm Yo La étaient chargées de coordonner la désignation d’une femme. Sans que l’on sache pourquoi, rapidement, Fanm Yo La s’est retirée de l’affaire. Elle laissait seule DIFE, l’organisation que dirige Mme Predrica Saint-Jean, organiser une élection.
Mais, devant les difficultés rencontrées avec les autres entités, Dialogue Inter-Femmes devait demander une première rallonge du délai initial auprès de la présidence du CPT afin de trouver un consensus entre toutes les associations de femmes, selon sa Responsable. « Nous avons retenu quatre candidates. Nous avons sollicité une prolongation de la date butoir auprès du CPT en vue d’organiser les élections dans la transparence avec la participation de toutes les organisations du secteur » disait-elle. Tandis que certaines organisations commençaient à envoyer le nom de leur représentant au CPT. Parmi elles, le Secteur de la presse. C’est Jacques Desrosiers, le Secrétaire général de l’Association des Journalistes Haïtiens (AJH), qui a été désigné sans aucune difficulté pour être son représentant au CEP. Un choix qui, étonnamment, a pratiquement fait consensus dès le départ alors qu’il existe plusieurs organisations dans ce secteur. Ensuite, le secteur où il n’y a jamais eu de polémique ni division pour désigner son représentant au CEP, c’est la Conférence Épiscopale d’Haïti (CEH), en clair l’église catholique. C’est l’ancien ambassadeur d’Haïti (Représentant permanent) aux Nations-Unies, Patrick Saint-Hilaire, qui apportera le message des catholiques. Son nom a émergé parmi d’autres sans la moindre opposition de quiconque. Chez les cathos, pas de place à la division.
(A suivre)