Des cyclones, parlons-en

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Saut d'Eau, Ville Bonheur; ville de bonheur où adeptes du vaudou font des offrandes et sacrifices à leurs lwa et catholiques y célèbrent chaque 16 juillet leur sainte patronne, la vierge Marie du Mont Carmel

N‘étant ni cyclonologue, ni météorologue, ni ouraganologue, ni tempêtologue, ni typhonologue, ni hurricanologue, ni raz-de-maréologue, ni pluviométrologue, encore moins tornadologue, je n’ai aucune qualité, aucune autorité, aucune qualification, aucune connaissance, aucune compétence, aucune expérience qui m’habilite à venir faire mon petit frekan, mon petit connaisseur et vous entretenir, ex cathedra, d’intempéries, de pluies diluviennes, du déluge et de Noé, des colères pluviales du Ciel, des coups de gueule bourrasquantes et des ivresses cyclonnantes de Mère Nature. Pourtant, en ce qui me concerne, il y a deux sortes de mauvais temps, deux sortes de cyclones: ceux dont on parle et ceux dont on ne parle pas.

Les cyclones dont on parle  

Avant d’en parler, permettez que je me demande pourquoi l’idée hurricanante d’avoir choisi des noms propres, des noms d’êtres humains contemporains pour désigner ces cyclones dont l’œil méchant, torve, twèt, louche, troué, ne voit qu’à travers des lunettes d’aqueuse et venteuse violence, et dont le monstrueux corps circulaire ne se déplace que par bonds tourbillonnants, tournoyants, dévorants, déchaînés, endiablés, torrentiels, destructeurs. Pourquoi avoir donné nos noms et prénoms d’êtres bien vivants à ces enragés du ciel?

Pourquoi n’avoir pas nommé les cyclones en leur donnant, par exemple, le nom des quelque quatre-vingt-huit constellations. Il y en a de bien intéressantes. J’en choisis un au hasard: Capricorne  dont une version primitive voyait dans le dessin formé par l’amas d’étoiles le dieu Pan, chèvre humanoïde qui sauta dans le Nil afin d’échapper au cruel et sanguinaire Typhon lors de la Gigantomachie, la “bataille des géants”; le bas de son corps se changea alors en poisson. Une version plus tardive associait le Capricorne à la chèvre Amalthée, la nourricière de Zeus et dont la corne brisée par le fougueux futur roi des dieux devint la Corne d’Abondance. Quelle Capricornerie! Quelle Cornerie!

Pourquoi pas Céphée? Un nom adorable. Dans la mythologie grecque, Céphée était l’époux de Cassiopée et le père d’Andromède. Ces trois personnages se retrouvent, en tant que constellations, dans la même région du ciel. En raison de la précession des équinoxes, le rôle d’étoile polaire a échu à des étoiles de cette constellation il y a plus de… 20 000 ans! Ô glorieux temps mésolithiques! Une affaire équinoxique, terrifique, pour ne pas dire franchement effrayique. Quelle vertigineuse, tourbillonnante et constellationnante remontée dans la nuit des temps!

J’eusse aussi aimé que l’on donnât à l’une de ces violentes formations aqueuses tombées du ciel le nom royal de Chevelure de Bérénice. Au moins, on aurait eu le plaisir de revivre cette tranche de vie de Bérénice II, reine d’Egypte qui  avait promis aux dieux de sacrifier sa magnifique chevelure si son époux Ptolémée III, pharaon de la dynastie lagide, revenait vivant et vainqueur de la guerre qu’il livrait au roi de Syrie, Séleucos II. Son vœu fut exaucé et elle fit donc offrande de ses nattes dorées au temple d’Aphrodite.

Marchands de fresco, vendeuses de fritailles, de pistache grillé toukale, toukale. C’est justement l’absence de ces petites choses (”à l’étranger”) qui créent et alimentent notre solitude.

Malheureusement, le précieux présent disparut mystérieusement durant la nuit. Grâce et miséricorde! Déjà à cette époque, il y avait des bandes zobop errant à la recherche de plaisir malsain et de tresses royales. La zoboptude nocturne enragea Ptolémée. Pour le calmer, l’astronome de la cour lui laissa comprendre que l’offrande avait tellement plu à la déesse Aphrodite que celle-ci l’avait placée dans les cieux. À titre de «preuve», il montra au couple royal un amas d’étoiles, du nom de Queue du Lion à cette époque.  Depuis la zoboptante audace dudit astronome, l’agrégat stellaire est devenu la Chevelure de Bérénice. Crédulité, naïveté et ingénuité sont le lot de bien des souverains!

Les cyclones dont on ne parle pas.

Ils sont pourtant aussi dévastateurs, humiliants, affligeants, parce qu’infligeant des dommages à l’être humain, à son essence même, à sa dignité, à sa biologie, à son existence, à ses droits les plus élémentaires. Et qui pis est, ces dommages peuvent être permanents sculptant le cours même de la vie des hommes et des femmes qui en sont victimes. Parlons-en.

Les cyclones de la misère. Ils sont légions à travers le monde, permanents ou récurrents, et frappent des millions d’êtres humains. Misère qui engendre la faim, les conflits armés, les maladies et leur propagation. Et la faute revient à la logique impérialiste des puissants de ce monde qui prévaut et triomphe sur le bien-être collectif de l’humanité affligée d’une destruction grandissante. Près de trois milliards de gens, soit la moitié de la population mondiale, doivent se loger, se nourrir, se soigner et s’instruire avec moins de deux dollars par jour. De ce nombre, un milliard et demi de miséreux subsistent avec moins de un dollar par jour. Quatre personnes sur cinq, soit 4,6 milliards de gens, vivent dans des bidonvilles. Près d’un milliard d’entre eux ne savent ni lire, ni écrire.

Au Brésil, deux pour cent des propriétaires fonciers détiennent quarante-trois pour cent des terres arables, tandis que quatre millions et demi de familles de paysans sans terre errent sur les routes, humiliées et misérables. Dans ce pays, cent millions de personnes vivent dans la plus grande pauvreté.

En Amérique Centrale, le nombre de personnes souffrant de la faim, a atteint le nombre effroyable de six millions et demi, sur une population totale de vingt-huit millions. À Bombay, en Inde, la moitié de la population vit dans des bidonvilles et dans des conditions inhumaines.

En l’an 2001 seulement, la misère et le sous-développement dans le monde ont fait plus de cinquante-huit millions de victimes. Le manque de revenus, de nourriture, d’eau potable et d’accès aux soins médicaux a causé plus d’un milliard d’invalidités graves et permanentes. Sur le milliard et demi de personnes qui survivent avec moins de un dollar par jour dans les pays du tiers monde, cinq cent millions vont mourir avant d’avoir atteint l’âge de quarante-cinq ans.

Pour que s’enrichissent honteusement 2% de la population du globe, 98% doivent vivre misérablement. Chaque jour, cent mille personnes meurent de faim sur la terre. Un nombre effarant de près d’un milliard d’êtres humains sont sous-alimentés. Toutes les sept secondes, un enfant meurt de faim dans le monde. À titre de consolation (et d’information), Cuba est le seul pays au monde où aucun enfant ne va au lit le ventre vide, le seul pays sans malnutrition enfantine, selon l’UNICEF. À titre de fierté pour ce petit pays victime d’un étranglement économique sans précédent dans l’histoire, Juan José Ortiz Bru, ex-représentant d’UNICEF pour Cuba écrivait: « Les politiques publiques en faveur de l’enfance sont une priorité à Cuba depuis de nombreuses années, ce qui a permis une chose incroyable dans ce monde en développement : sur les centaines de millions d’enfants qui souffrent de très graves violations de leur droit – beaucoup meurent chaque jour – aucun n’est cubain ». [1]

Que dire du cyclone de l’exil? En y regardant de façon superficielle, on aurait tendance à ne pas y prêter attention, à n’en pas faire vraiment cas. Pourtant, le lourd fardeau de l’exil, le lourd fardeau d’un déracinement psychologiquement déstabilisant à longueur de temps n’est pas une vue de l’esprit. C’est une réalité, une pénible réalité quelles que soient les raisons qui nous ont portés à nous installer “ailleurs”. Notre boussole identitaire indique avec imprécision le nord d’un retour vers une Haïti enfin relevée de ses humiliations. Que nous le voulions ou non, quelles que soient nos réalisations matérielles, intellectuelles ou professionnelles, ici dans l’“ailleurs” de l’exil nous ne sommes pas dans notre peau, un cyclone d’ennui, d’insatisfaction, d’incessants inassouvissements nous bousculent notre affect, piétine cet attachement charnel, passionné, amoureux à cette terre qui nous a vus naître, grandir et devenir pleinement l’haïtien que nous sommes.

Nous pensons au pays, nous vivons du pays, nous ne parlons que du pays, nous rêvons du pays, de nuit ou de jour. C’est notre obsession, légitime du reste. Chaque minute de notre existence, ou presque, nous ramène au pays, à ces lointains souvenirs qui nous collent à la mémoire, à une perspective ou plutôt à un espoir de changement qui ne cesse de s’éloigner, de s’amenuiser, de se rapetisser, de s’évanouir dans le brouillard du découragement. Et l’effet cyclonant qui s’ensuit se traduit par une destruction intérieure à petit feu qui nous mine, nous consume et nous enlève une part de notre quiétude mentale, de notre équilibre émotionnel, du bonheur de vivre auquel nous avons droit.

Nous vieillissons, nous blanchissons, et ce n’est même pas sous le harnais. C’est plutôt sous le poids d’une frustration permanente, d’une négligence cruelle sinon criminelle des dirigeants du pays qui se gargarisent de fausses promesses, s’emplissent les poches, sont prêts à voter un projet scélérat, odieux de loi des Finances qui fait la part belle aux gros bourgeois et à l’impérialisme-vautour pourvu que leurs porte-feuilles soient bien garnis et leurs jabots bien remplis. Je crains chaque jour que nous tombe dessus la dernière des humiliations, celle de voir un parlement croupion (peut-être ce 50ème) s’aplatir, se traîner, s’abaisser, se punaiser jusqu’à présenter un projet de loi qui ferait du pays une annexe de la république orientale voisine. Je frémis d’horreur, rien qu’à y penser.

Au cyclone de l’exil s’ajoute la dévastation d’une solitude relative pour certains, absolus pour d’autres qui éprouvent alors le besoin impérieux, incontrôlable, irrépressible d’aller se ressourcer au pays, au moins chaque année. Ils le disent haut et fort: «Peyi a mèt lèd, men se peyi m li ye». Car dans cet “ailleurs” où ils vivent, où nous vivons depuis si longtemps et qui nous consume, on ne voit pas de marchands de fresco avec leur attirail de sirop multicolore; on ne voit pas de marchandes de fritailles assises sur leur ti chèz bas avec une chaudière de griyo ou de taso kabrit câlée presque entre leurs grasses cuisses; on ne voit pas de koukouy, pas d’eskonbrit en pleine rue entre deux chauffeurs de moto, pas de voisin qui se penche au-dessus d’un lantouray pour vous souhaiter le bonjour, kouman ou ye vwazin, pas de pétillance polychrome des tapatap arborant peintures d’art naïf sur leur carrosserie.  C’est justement l’absence de ces petites choses qui créent et alimentent notre solitude.                                           

Au pays de l’exil et de la solitude il manque à ces «nostalgiques absolus» du pays cette atmosphère d’insouciance, de nonchalance, d’indolence, de chaleur humaine qui peut adoucir le stress permanent vécu dans “l’ailleurs” ; cette ambiance sui generis où les coupures d’électricité, les blakaout font partie du décor et ne dérangent presque plus personne. Ils feront donc le voyage et viendront prendre plaisir à regarder défiler ces fillettes de l’école Ste Trinité avec leur uniforme propre, bien empesé, bien repassé; ils viendront grimper dans un tap-tap qui les mènera du Portail Léogâne jusqu’à Bizoton même s’ils doivent s’asseoir inconfortablement à «la queue» de la camionnette. Ils viendront se mêler à la foule bruyante durant les Mardis gras ou jouir du rythme ensorcelant, saccadé, lugubre par moments, des vaksin au sein des bandes rara.

Ils iront se baigner à Saut Mathurin, donner libre cours à leur fantasme sous les chutes d’eau claire et vivifiante de Saut d’Eau, Ville Bonheur; ville de bonheur pendant leurs deux semaines de vacances, car tant aux adeptes du vaudou qu’aux catholiques qui viennent y célébrer chaque 16 juillet leur sainte patronne, la vierge Marie du Mont Carmel, ces chutes procurent joie profonde et paix réconfortante. Bref, il leur faut cet oxygène du terroir, cette magie antillaise, ce parfum du pays natal qui les aidera, ils l’espèrent du moins, “ à vivre, plein d’usage et raison entre[leurs] parents le reste de [leur] âge”.

On nous casse les oreilles de Matthew, de Harvey, d’Irma, de leurs effets dévastateurs, et bientôt  de José et de Katia. Sans nul doute, les destructions, les dévastations sont évidentes. Mais j’ai voulu rappeler qu’il existe aussi d’autres cyclones, d’autres dévastations aussi pénibles, sauf que ces dernières  affectent l’être humain, son essence même, sa dignité, sa biologie, ses droits les plus élémentaires. Sauf qu’on n’en parle pas, sauf que la grande presse ne veut pas en parler parce qu’elles sont le fait de la logique impérialiste des puissants de ce monde dont ces grands médias sont les porte-parole.

[1]http://www.oxfamintermon.org/es/campanas-educacion/entrevista/entrevista-hambre-cronica-en-guatemala-no-es-solo-un-problema-de-justi

Les données statistiques du texte sont empruntées aux deux sources suivantes:
Blog De Cuba Sí. Provence. Septembre 2014
http://www.albertportail.info/spip.php?article28′

9 septembre 2017

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