Chers amis, faites comme moi, cessez toutes vos autres lectures en cours afin d’entamer celle du nouvel ouvrage de Wiener Kerns Fleurimond : De l’opposition à l’assassinat d’un chef d’État. Le contenu de l’ouvrage est résumé par son sous-titre : Haïti, 220 ans de tragédie politique. De prime abord, on s’attend à relire 220 ans de l’histoire d’Haïti pour comprendre la manière dont on passe de l’opposition politique à l’assassinat d’un chef de l’État. Mais, non ! Et c’est tant mieux car, cette histoire a été écrite maintes fois. L’ambition de ce bon livre, et c’est heureux, est de montrer que l’assassinat d’un chef d’État haïtien n’est pas le fruit du hasard. Il s’inscrit dans une continuité historique. Cette ambition est-elle remplie ? Évidemment oui. L’assassinat dont il s’agit dans ce livre est celui de Jovenel Moïse, président d’Haïti assassiné le 7 juillet 2021 après une présidence chaotique.
Comment en est-on arrivé à ce magnicide ? C’est la mission que s’était donnée Kerns Fleurimond pour la rédaction de son livre. A-t-il réussi à nous expliquer l’assassinat de Jovenel Moïse sans tomber dans le piège de la chronique ? A-t-il réussi à expliquer le basculement d’un État dans l’horreur du magnicide sans faire du manichéisme ? A-t-il réussi à nous expliquer un moment de tragédie politique en restant à sa place d’observateur averti et d’analyste respecté ? Oui ! Kerns Fleurimond a réussi tout cela avec méthode en expliquant avec précision les crises qui frappent l’État, les opérations de déstabilisation du pays, les difficultés du Président Jovenel Moïse à créer un conseil électoral, l’entêtement du président Jovenel Moïse à porter un nouveau projet de Constitution. Kerns Fleurimond illustre l’ivresse du pouvoir qui s’était emparée d’un président Jovenel Moïse « obnubilé par l’étendue des pouvoirs qu’il détenait ». Il montre comment « devenu froid et sans scrupule », Jovenel Moïse a été soudainement pris d’une envie folle de multiplier les interventions dans les médias afin de « dire », de « clarifier » et de « rectifier ».
Mal lui en a pris ! Et c’est en ce sens que ce livre est intéressant. Au lieu de raconter ce que tout le monde sait déjà, Kerns Fleurimond nous explique comment on en est arrivé à l’horreur du 7 juillet 2021. Il permet de comprendre comment la lutte pour le pouvoir entre Jovenel Moïse et ses opposants a dégénéré dans une violence politique sans merci. Un autre intérêt de ce livre est de caractériser ce qu’est l’opposition politique en Haïti. Si ailleurs, l’opposition politique regroupe des personnes élues pour s’opposer à une majorité elle-même composée d’élus légitimes, en Haïti, l’opposition, comme cela ressort du livre de Kerns Fleurimond, est un conglomérat d’individus sans vision et sans programme qui changent de camps et d’alliances en fonction de leurs intérêts personnels. Cela explique leur posture radicale et leur unique objectif : renverser le pouvoir en place y compris par la violence.
Une vérité ressort de ce livre : si l’opposition politique peut être, en partie, considérée comme responsable de la mort de Jovenel Moïse, ce dernier n’est pas pour rien dans le sort tragique qu’il a subi. On pourrait considérer qu’il s’agit d’un jugement qui consiste à renvoyer dos à dos les magnicides et leur victime. Au contraire, il s’agit d’un argument au service du leadership et de la responsabilité politique, ce dont Jovenel Moïse n’a pas fait preuve durant sa présidence chaotique.
Je recommande particulièrement la lecture des chapitres 15 (22 décembre 2019 : le jour où Jovenel Moïse s’est révélé) et 16 (Le jour où Jovenel Moïse a signé son arrêt de mort) et 26 (Jovenel Moïse : La République c’est moi) pour comprendre les raisons de l’assassinat de ce président. Kerns Fleurimond écrit ceci pour illustrer le drame qui se profilait : « malgré les critiques, les suppliques, les mises en garde et les alertes, le chef de l’État paraissait sourd. Il n’entendait qu’une seule voix, la sienne.
On revenait dans la vieille rhétorique, Haïti, c’est moi ! La République, c’est moi, comme il le répétait : “C’est la démocratie à la Jovenel”. Tout est dit » Kerns Fleurimond nous apprend que, emporté dans son élan, Jovenel Moïse a usé de ses pouvoirs pour nommer à tour de bras des ambassadeurs extraordinaires et plénipotentiaires, ainsi que des consuls généraux à travers le monde et dans les organisations internationales. De même, il a essayé de noyauter les institutions et a ouvert de nombreux chantiers institutionnels qu’il était incapable de mener à terme. Tout cela a sans doute contribué à sa chute parce qu’il avait créé des malentendus et des malaises dans les allées du pouvoir. Les personnes lucides comprendront que le pouvoir n’est pas un jeu et que la psychologie d’un homme politique haïtien est une assurance vie ou un passeport pour l’exil ou la mort. Jovenel Moïse ne l’avait pas compris. On sait ce qu’il est advenu de lui ! Et en bon journaliste, Kerns Fleurimond prend le temps de montrer qu’en faisant preuve d’audace et de courage, Jovenel Moïse avait accepté la proposition du président Michel Martelly de lui succéder alors qu’il ne connaissait personne du cercle très fermé des faiseurs de rois de Port-au-Prince.
Mais, s’inspirant de ses probables modèles (Paul-Eugène Magloire, François Duvalier et Jean-Bertrand Aristide) comme le pense Kerns Fleurimond, Jovenel Moïse a fait preuve d’excès, d’autoritarisme, de menace envers ses adversaires, etc. Pire, il s’est attaqué à l’oligarchie haïtienne qu’il a défiée dans un discours daté du 22 décembre 2019. Il a ainsi fourni à ses adversaires les armes qui ont servi à le perdre et qui ont fait passer les élites d’Haïti de l’opposition à l’assassinat du chef de l’État.
Ce pas qui a été franchi n’est pas sans conséquence sur la situation politique d’Haïti.
Mais, si Jovenel Moïse a été assassiné, l’opposition n’a pas réussi à prendre le pouvoir. Comme l’écrit Kerns Fleurimond : « Quant à la crise politique, elle continue avec son cortège d’instabilité, de désespoir » Et la conclusion de l’auteur est sans appel : « L’assassinat du président de la République, mis à part son parcours politique, son comportement vis-à-vis des institutions et sa manière de gouverner un pays failli depuis longtemps, est la preuve tangible que les élites politiques, économiques et intellectuelles n’ont pas su tirer les leçons du passé et ont failli à leurs responsabilités historiques. Il faut avoir le courage d’appeler les choses par leur nom. Jovenel Moïse a été exécuté non pas parce qu’il voulait instaurer une dictature en Haïti, sinon cela se saurait, mais parce qu’il commençait à pourchasser ou attaquer quelques têtes d’affiche du système qui, ironie de l’histoire, avait favorisé son élection à la présidence d’Haïti (…) ». Le drame politique est aussi un drame intime !
Et c’est là que l’auteur ressort comme un vrai pédagogue. Il écrit que « Ce n’est pas en assassinant ses adversaires politiques ou les chefs d’État ne partageant pas les mêmes convictions, la même vision économique, les mêmes philosophies politiques qu’on résoudra une crise sociopolitique que l’ensemble des acteurs politiques, économiques et intellectuels ont contribué à générer ».Pour ceux qui n’ont pas compris, on peut résumer le message fondamental et courageux du livre de Kerns Fleurimond de la manière suivante : l’opposition politique ne peut pas conduire à l’assassinat d’un chef d’État. C’est pour dire cela que cet ouvrage a été rédigé. Et cela a dit avec autorité, avec talent et avec méthode. Mais, l’actualité nous laisse entendre que les acteurs de la tragédie politique haïtienne n’ont toujours rien compris. Enfin, la qualité d’un livre repose souvent sur la réputation du préfacier.
Ici, Kerns Fleurimond a fait appel à Jacques Nési, un des meilleurs politologues haïtiens actuels. Avec son regard sans concession et sa connaissance de la vie politique haïtienne, Jacques Nési a apporté sa caution à un ouvrage appelé à devenir une référence dans les études politiques haïtiennes, et je m’en réjouis. Cela veut dire que les sachants haïtiens acceptent enfin de se soumettre à la lecture et à l’évaluation critique entre pairs. Cela ne peut que faire avancer les études de sciences politiques en Haïti et dans sa diaspora. Et les tenants de la doctrine réclament d’autres ouvrages de cette facture pour former les étudiants et édifier les citoyens comme les acteurs politiques de bonne foi.
Cet ouvrage qui est une véritable leçon pour les apprentis politiciens est disponible chez L’Harmattan et sur Amazon.com. Bonne lecture !
Wiener Kerns Fleurimond, De l’opposition à l’assassinat d’un chef d’État. Haïti 220 ans de tragédie politique ! Préface de Jacques Nési, Éditions L’Harmattan, Paris 2024, 452 pages, 45 euros. Disponible aussi sur Amazon, Fnac et toutes les plateformes de vente en ligne !
*Docteur en Droit public, avocat, auteur et spécialiste des institutions politiques haïtiennes.