Une tribune pour laisser retentir l’urgence de l’intranquillité capable de terrasser l’insignifiance académique et traquer la précarité qui tue l’intelligence collective. Partout où les défaillances sont le fait de médiocrités de la conscience, il faut que l’engagement éthique éclaire le savoir pour porter la lumière des compétences plus loin que le petit rectangle de papier froissant du diplôme.
De la solitude des lanceurs d’alerte
Il y a quelques jours, le 8 décembre dernier, les médias alternatifs en ligne relataient, le décès de Brandy Vaughan. De qui parle-t-on pour que ce soit à ce point digne d’être souligné ? D’une ancienne représentante pharmaceutique des laboratoires Merck & Co qui était devenue lanceuse d’alerte antivaccin. Comme on pouvait sans douter, cela n’a pas fait grand bruit dans les médias occidentaux. Et pour cause. Car cette disparition coïncide étrangement avec le démarrage prochain d’une immense campagne de vaccination en Europe et aux USA contre le coronavirus.
Qui aurait intérêt à agiter dans l’opinion ce décès, potentiellement suspect, quand on sait que la victime avait quitté ses fonctions pour sensibiliser l’opinion sur les risques et la dangerosité des vaccins, en prônant la liberté vaccinale contre la contrainte. Car, « après avoir compris que le Vioxx, médicament qu’elle avait contribué à commercialiser, avait finalement causé la mort de plusieurs centaines de milliers de patients à travers le monde, elle avait démissionné de ce puissant groupe pharmaceutique [1] ». Une démission justifiée alors par des mots forts [2] : « J’ai choisi le courage. J’ai choisi la compassion. J’ai choisi l’intégrité. J’ai choisi la santé. J’ai choisi l’honnêteté. Et surtout, j’ai choisi l’amour [de la vie]. »
Vers une pédagogie de l’éthique
Alors, je surfe sur cet exemple de courage éthique (qui, précisons-le, n’est jamais sans risque) pour rappeler combien Haïti a immensément besoin de cette forme d’intelligence pour relier les parcours académiques, les compétences professionnelles à des postures de dignité et d’intégrité. Des postures qui pourront auréoler des trajectoires de vie pour laisser transpire l’éthique comme ultime intelligibilité de notre humaine condition. C’est quand même dommage que les gens ne mesurent pas l’importance de l’éthique comme démarche individuelle pour protéger le collectif. De toute évidence, il semble illusoire de se reporter à la société et à ses institutions pour garantir la performance d’un collectif. Dans la mesure où, de la base au sommet, toute société n’est constituée que de groupes d’intérêts et d’organisations qui sont eux-mêmes constitués et dirigés par des individus, ce sont donc les préoccupations et les motivations des individus qui font tourner les organisations et les sociétés. In, fine, c’est sur eux qu’il faut agir pour induire la stabilité comme on agirait en amont sur défaillance localisée pour performer en aval le système global.
La vraie défaillance d’Haïti n’est pas sa pauvreté, mais la pauvreté humaine de ceux qui brandissent les diplômes et revendiquent la réussite.
Une société et ses institutions ne sont pas des abstractions philosophiques et des nébuleuses qui apportent la stabilité, la justice et la performance par décret et injonction démocratique. Les institutions politiques, les entreprises privées et les organisations de la société civile d’un pays sont des réalités contextuellement façonnées et modelées par les exigences de la population, laquelle n’est un agrégat d’individus. Or, ceux-ci, par la diversité de leurs aspirations et par leurs faiblesses innombrables, représentent les maillons faibles de l’écosystème organisationnel et social. Et comme dans tout écosystème, c’est au niveau précis où les maillons faibles sont localisés qu’il faut porter l’action puisque ce sont eux qui apportent les déséquilibres nuisant à la stabilité globale.
Comme dans un système thermodynamique régulé par son enthalpie, laquelle est portée par son énergie interne, sa pression et son volume, une société est régulée par son intelligence collective, laquelle détermine son évolution à partir de la valeur des processus de ses organisations et de l’engagement éthique de ses membres. Ceux-ci, dans leurs interactions, produisent de la valeur, comme énergie interne, qui amène la société à se sublimer pour résister aux pressions externes. Nécessairement, toute démarche rigoureuse pour faire évoluer un système dynamique et modifier sa trajectoire erratique doit tenir compte de la pression externe afin de mieux activer et entretenir cette énergie interne. Dans les conditions humaines de défaillance, plus la valeur éthique des individus dans une société est élevée, moins ils ressentent la précarité externe et plus ils agiront intelligemment pour garantir la stabilité de leur écosystème (clin d’œil à la loi des gaz parfaits). L’éthique apparait donc dans notre approche, non comme une démarche politiquement neutre, mais comme une démarche de gestion de risque qui vient éclairer l’action politique pour sécuriser les maillons faibles des processus organisationnels afin de renforcer les protections contre les défaillances stratégiques pour maintenir l’équilibre et la stabilité de la société.
L’image mise en exergue illustre les liaisons structurantes entre les différentes dimensions d’un écosystème performant. La performance ne se décrète pas, elle est la valeur restituée par un écosystème intelligent dont les processus d’affaires des organisations et des institutions sont en cohérence avec l’engagement éthique du collectif. C’est cet engagement éthique qui doit nourrir toutes les dimensions de l’écosystème comme une ardente énergie interne (enthalpie). Une énergie appelée à irradier à la fois l’intelligence des données d’activités des entreprises et des organisations, l’intelligence du pilotage des affaires, pour que, tout en se nourrissant de l’intégrité des acteurs, elle puisse générer la performance comme une valeur restituable, comme un construit collectif contextuellement objectivable. L’intelligence éthique n’est pas sorcier. C’est un prolongement de l’intelligence collective avec une spécification de son domaine d’action.
Concrètement, si l’on excepte les goulags, les fusillades en masse et autres atrocités inhumaines, déjà exploitées infructueusement, il ne reste plus que l’éthique comme ultime démarche pédagogique pour circonscrire les risques induits par le facteur humain dans une société. Mais, empressons-nous de dire que l’éthique est prise ici, non dans une dimension de contrainte morale imposable à tous ; mais dans une dimension de compétence transversale intégrable aux autres compétences pour forger de nouvelles technologies de l’intelligence et faire émerger des infrastructures de résistance capables de s’opposer aux défaillances. L’éthique doit donc pédagogiquement s’imposer comme une soupape de sécurité intégrable aux compétences académiques et professionnelles pour préparer, ceux et celles qui seront en situation de prise de décision, à exercer leur responsabilité dans une logique priorisant l’intérêt collectif. Un savoir dispensé en un lieu donné n’a de pertinence que s’il prépare les individus de ce milieu à faire face aux problématiques et défaillances contextuelles. Le Japon a su intégrer la problématique sismique dans toutes ses préoccupations stratégiques, il en est résulté un empire technologique.
Refonder la conscience sur des bases structurantes
Ce qui nous permet de revenir et d’insister sur l’immense indigence du projet éducatif haïtien qui se contente, soit de préparer des cadres qui iront se proposer au salariat dans d’autres pays, soit de former des entrepreneurs et créateurs d’emploi pour fructifier le business d’un patronat spécialisé dans la culture des mauvais arrangements, soit de préparer des cadres qui vont servir d’intermédiaires aux ONG. La vraie défaillance d’Haïti n’est pas sa pauvreté, mais la pauvreté humaine de ceux qui brandissent les diplômes et revendiquent la réussite. Ici les chercheurs en éducation gèrent, à partir de données faussées et trafiquées, de petits projets pour les agences internationales, comme les spécialistes de la santé publique qui gèrent, sans aucune donnée probante pour le pilotage de leurs activités, des projets de lutte contre les contagions. C’est la même chose au niveau de la justice. Tout un pays mis en chantier par de petits projets incohérents et insignifiants. En effet, c’est plus confortable, car plus rentable, de travailler sur ce qui n’aura aucun impact sur les défaillances. Ce sont les défaillances qui permettent à ces projets de se pérenniser.
Est-ce étonnant que devenu ministre ce vice-recteur soit impliqué dans l’architecture de l’une des plus grandes opérations de corruption (PetroCaribe) du siècle dans le pays ?
Alors même que l’on sait que le modèle d’affaires dominant est la corruption, alors même que l’on sait que l’instabilité globale repose sur l’impunité, le manque d’intégrité des acteurs et l’absence de courage éthique des, on ne voit aucun projet éducatif qui propose de s’attaquer à ces déficiences. Et, même, en toute imposture, on trouve des universités haïtiennes qui proposent des programmes de Master en intelligence artificielle et en robotique, alors que l’écosystème informationnel du pays est un vaste foutoir. Et oui, les « génies » haïtiens, pour montrer leur savoir et snober l’indigence, dissertent et organisent des ateliers sur l’intelligence artificielle alors que dans leur pays l’intelligence est une fiction. Car, quand il n’y a ni intelligence des affaires, ni intelligence analytique, ni imputabilité des actions, ni intégrité des acteurs, on voit très mal comment articuler un projet d’intelligence dont la cohérence repose sur l’intelligence des données et des activités. Comme si l’épistémologie du Big Data, sur laquelle repose l’intelligence artificielle, ne doit pas être en résonance avec l’intelligence éthique de l’écosystème où elle agira.
Le drame haïtien est aussi là : il y a une inflation de gens diplômés, mais ils n’ont pas le courage éthique pour porter leur savoir comme un outil de changement au service de l’intranquillité pour s’attaquer aux défaillances du lieu où ils vivent. Le savoir est pour eux un effet de mode, un artifice de séduction intellectuelle. L’effondrement de la conscience est si manifeste en Haïti que le lettré Haïtien se sent plus à l’aise et plus savant à discourir sur les problématiques étrangères qu’on lui impose par injonction ou qu’il fait siennes par séduction que sur les propres problématiques qui objectivent le contexte de ses défaillances. Haïti doit se donner les moyens de construire son propre récit de performance à partir d’une contextualisation du savoir de ses élites ; celles-ci doivent se sentir contraintes d’agir sur les problématiques qui contextualisent les défaillances de leur milieu et non plus de continuer de vivre dans les rêves d’ailleurs.
À ce propos, comme je l’avais déjà souligné, n’est-ce-pas absurde que l’École Nationale des Politiques Publiques (ENAPP), conçue par les Canadiens pour Haïti, ne dispense aucune formation reliant la prise de décision aux enjeux éthiques et à la maitrise des risques informationnels ? Pourtant toutes les écoles canadiennes mettent l’accent sur l’éthique, la responsabilité, le sens du bien commun et la culture des données comme supports d’aide à la décision. Est-ce étonnant alors qu’Haïti soit le pays le plus corrompu des Caraïbes ? Alors que le lien entre mauvaise gouvernance et déficit informationnel est fondé, n’est-ce pas un signe de médiocrité de constater si peu d’initiatives de renforcement cherchant à sécuriser les risques éthiques et les risques informationnels des institutions haïtiennes ? Or, tout un chacun sait que ces risques servent de portes d’entrée à la corruption.
Voilà qui explique pourquoi l’écosystème informationnel de la gouvernance publique haïtienne reste un véritable foutoir permettant aux gestionnaires et administrateurs de s’enrichir, tout en rejetant les contreperformances de leurs institutions sur la médiocrité collective : « à l’image du pays ! ». En effet, que ce soit pour la justice, pour la sécurité publique, pour la police, pour l’éducation, pour la sécurité sociale et pour la santé, il n’y a aucune cohérence dans la gestion de l’information stratégique. Tout se fait au petit bonheur, selon un modèle économique performant (voir notre article l’économie de la défaillance) qui, conforté par l’impunité, nourrit l’irresponsabilité et les médiocrités. Il y a des variables objectives qui confortent la théorie de l’indigence dans ses fondamentaux comme un effondrement dans la conscience induisant une errance collective que nourrissent la malice et la culture de la corruption (voir notre article l’équation de l’errance quantique).
Fort de ce constat, dans un écosystème aussi humainement précarisé, comment ne pas chercher à faire émerger chez les universitaires, des exemples qui peuvent nourrir et magnifier cette enthalpie collective à travers des postures d’intégrité. D’autant, que c’est par rafales successives que défilent les images explosives de l’indigence des universitaires haïtiens. En voulez-vous des exemples de choix ? En voici trois significatifs à plus d’un sens :
Qui ne se souvient pas de l’attitude immonde de ce vice-recteur aux affaires académiques de l’Université d’État d’Haïti applaudissant servilement un président jugeant convenable d’insulter publiquement un journaliste qui a osé lui poser une question pertinente ! Est-ce étonnant que devenu ministre ce vice-recteur soit impliqué dans l’architecture de l’une des plus grandes opérations de corruption (PetroCaribe) du siècle dans le pays ?
Qui ne se souvient pas des images indigentes montrant un ministre contraint pour ne pas perdre son poste, non seulement de porter la couleur d’un parti politique dont il n’est pas membre, mais aussi de chanter et de danser avec le président qui animait les conseils des ministres de son gouvernement comme au temps où il animait son orchestre comme Sweet Micky ? Comment prendre au sérieux aujourd’hui les recommandations de cet ex ministre sur la bonne gouvernance éducative quand son éducation ne lui a pas permis de résister ou de s’opposer aux mille dérives du gouvernement dont il a été membre pendant environ 3 ans entre 2012 et 2015 ?
Un savoir ne prend ses marques qu’en se révélant face aux contraintes, qu’en agissant sur les défaillances.
Qui ne se souvient pas de l’attitude minable et déplorable de ce directeur du conseil national des télécommunications (CONATEL) au lendemain d’une séance publique au cours de laquelle le président de la commission de justice du Sénat de la République annonçait des numéros de téléphone des officiels haïtiens qui communiquaient régulièrement avec les gangsters. Au lieu de mettre son institution au service de la justice pour identifier ces puissantes complicités politiques, économiques et diplomatiques qui protègent les gangsters et les bandits, il a préféré, pour protéger son poste, déclarer publiquement qu’il n’était pas responsable de la communication de la liste des dits numéros de téléphone.
Faut-il que je précise que dans tous ces cas, et dans les milliers d’autres qui font la renommée du shitole haïtien, il s’agit exclusivement de gens qui ont fréquenté les prétendues meilleures écoles haïtiennes, ont étudié dans les plus grandes universités étrangères, notamment européennes et américaines, et qui travaillent ou ont travaillé pour les plus grandes agences internationales de développement ou de protection de droits humains ! Preuve s’il en était encore besoin de l’enfumage que fait régner ceux qui revendiquent le savoir et la réussite en Haïti.
Comment terminer cette fouille sur les postures éthiques sans rappeler que c’est dans la banalité des comportements et dans les irresponsabilités individuelles que les médiocrités se répandent pour devenir normes sociales, déviances collectives et défaillances politiques imposables à tous ? Comment face au vide éthique terrifiant qui déforme l’écosystème haïtien ne pas être inquiet pour l’avenir au point de demander une rupture d’avec ces impostures ? En tout état de cause, il faut se demander si Haïti pourra réussir le sursaut nécessaire pour sortir des abysses de l’errance sans de solides infrastructures éthiques comme ressort ? Surtout, quand l’errance est une auberge en fête qui permet de s’enrichir par la commercialisation de produits avariés et par l’arnaque comme service. Surtout, quand il est plus facile pour des fournisseurs de se spécialiser dans la production et le recyclage de détritus. Surtout, quand les consommateurs ne sont nullement exigeants et se contentent de se pincer le nez pour se remplir la panse d’eau puante Surtout, quand l’impunité vient en soutien à la corruption et à l’irresponsabilité.
Oui, quitte à attirer sur nous les foudres de ceux et celles qui se reconnaissent dans ces indigences, il faut oser dire cette laideur innommable : 12 millions d’individus ne peuvent pas continuer de vivre dans cette trinité résiliente formée par la corruption, l’assistance humanitaire et la migration. Aujourd’hui, Haïti fait figure d’un biais (vide) anthropologique qui augure l’imminence d’un Homo Detritus terrifiant. Et ce, pour l’avenir de toute l’humanité, dans la mesure où cet écosystème précaire et fragile n’est pas autonome. D’autant plus qu’il tient une bonne partie de son indigence de ses échanges avec les autres écosystèmes.
C’est ce qui, malgré les risques professionnels et sécuritaires, nous motive à fouiller intranquillement les strates anthropologiques de l’errance pour provoquer et mettre les faits en situation de récit. Car, pour paraphraser Karen Blixen, nous pensons que toutes les défaillances sont réversibles si on sait en faire une histoire intelligible. Ainsi, on permettra d’objectiver les causes racines de la complexité de cette humaine défaillance contre laquelle on propose des solutions simplifiantes et insignifiantes qui ne font qu’amplifier l’errance.
C’est ce récit que je porte comme témoignage de l’indigence qui fait la fête. Il me semble que les lettrés, les universitaires, les intellectuels haïtiens, les gens de bien de la société civile haïtienne ont suffisamment exhibé leurs diplômes et leurs titres pour qu’on leur demande à présent de prouver la valeur de leurs diplômes et la pertinence de leurs titres en mettant leur savoir en situation autrement qu’en vivant de l’assistance internationale, autrement qu’en fuyant leur pays, autrement qu’en se soumettant ou en survivant à l’indigence. Un savoir ne prend ses marques qu’en se révélant face aux contraintes, qu’en agissant sur les défaillances.
Dans la seconde partie, nous tenterons de faire ressortir comment par l’intranquillité on peut traquer la précarité que nourrissent l’imposture et l’insignifiance du savoir utilisé comme artifice de séduction en Haïti.
Notes
[1] https://aphadolie.com/2020/12/12/brandy-vaughan-deces-de-la-lanceuse-dalerte-ancienne-representante-pharmaceutique-des-laboratoires-merck-co/
[2] https://www.infovaccin.fr/hommages.html
Mediapart 18 décembre 2020