Préambule
Une chose extraordinaire s’est passée aux États-Unis le vendredi 20 janvier 2017 : l’inauguration de Donald Trump, un businessman milliardaire et vedette de la télévision, comme le quarante-cinquième président de la république. Déjà, le 8 novembre précédent, quand il était élu, l’événement avait choqué non seulement la nation étatsunienne, mais aussi l’ensemble de l’opinion internationale. Pour plusieurs raisons, on le devine bien.
L’une d’entre elles est le fait qu’il s’est acheminé au pouvoir pratiquement en insultant presque tout le monde qui se trouve sur son chemin, appelant les Mexicains des violeurs, se prononçant pour le bannissement des Musulmans et l’expulsion de masse des sans papiers. Son programme politique inclut l’abrogation de la loi sur l’assurance-santé, et celle touchant à la constitutionnalité de la loi Roe v. Wade qui reconnaît aux femmes le droit d’avoir un avortement. Tout cela sous un fond de glorification d’un passé mythique et de la loi et l’ordre.
Une autre raison, c’est l’effet illusionniste de toute l’histoire : Trump se présentant comme le champion des Blancs pauvres et laissés-pour-compte, victimes des outrances du mondialisme et de l’indifférence des élites de l’Establishment qui ont toujours contrôlé le pays ! Il a énoncé sous ses vocables vulgaires des griefs légitimes, mais ce prétendant porte-parole des oubliés, ceux que Hillary Clinton avait maladroitement appelés les « paquets de déplorables », est le moins représentatif et le moins qualifié pour articuler leurs doléances.
Une deuxième chose extraordinaire s’est passée aux États-Unis, et aussi à travers le monde : les Marches des Femmes, ce vendredi 21 janvier, soit le lendemain de l’inauguration de Donald Trump, pour dénoncer le sexisme de celui-ci et demander l’égalité politique, la préservation des acquis démocratiques de ces dernières décades, et la résistance contre le programme xénophobe du nouveau président. Plus de trois millions de personnes, à majorité femmes, mais aussi des hommes et des enfants, descendent ce jour-là dans les rues dans 600 villes des États-Unis, parmi les plus impressionnantes se trouvent Los Angeles, Washington, Boston, New York, Seattle, San Francisco, Chicago, Atlanta et autres (ces huit villes déployant à elles seules une estimation de 2.000.000 personnes). Près d’une soixantaine de pays dans le monde lancent aussi des « marches sœurs », bondées de monde.
Et une troisième chose remarquable dans cette série d’événements croisés (celle-ci ne sera sans doute pas la dernière), c’est l’ordre exécutif de Trump, à seulement neuf jours de son entrée en fonction, qui interdit pour trois mois l’entrée au territoire des États-Unis aux ressortissants de sept pays d’Afrique et du Moyen-Orient à majorité musulmane (Iran, Irak, Soudan, Libye, Yémen, Somalie, et Syrie), le décret fait exception des minorités religieuses non musulmanes de ces pays. Tout de suite, le décret sème la panique à travers le monde entier, plus d’une centaine de passagers provenant des sept pays mis à l’index sont questionnés et détenus dans plusieurs aéroports étatsuniens, dont JFK à New York, Logan à Boston, O’Hare à Chicago, Seattle-Tacoma à Seattle, etc. Sans compter, bien sûr, les milliers d’autres personnes dans le monde entier interdites de prendre l’avion. Seulement quelques heures après l’annonce du décret, des dizaines de milliers de personnes descendent dans la rue et dans les aéroports concernés pour demander l’abrogation de l’ordre et l’élargissement des détenus. Suite à l’injonction de la juge Ann Donnelly de Brooklyn, un arrondissement de la ville de New York, qui s’ensuit, ordonnant le blocage et la non application du décret présidentiel, des avocats mobilisés par l’ACLU (American Civil Liberty Union), l’une des principales organisations de défense des droits humains aux États-Unis, affublés des habits de weekend, carnets de notes à la main, se sont rendus sur place pour réclamer la liberté des détenus.
Ces trois événements, vus dans l’alternance d’Obama à Trump, illustrent le caractère schizophrène de la succession présidentielle étatsunienne en 2016-2017, et aussi les espoirs d’un lendemain démocratique aux États-Unis après le chaos déstabilisateur du moment.
Obama vu à travers ses deux termes au pouvoir
Le Kényan Barack Obama Sr. – père de Barack Obama –, qui séjourne aux États-Unis en 1962 grâce à une bourse d’étude à Université Harvard, fuyant la guerre civile et la crise politique de son pays natal, le Kenya, n’est pas si différent, vu dans une perspective pluridimensionnelle des choses, de ses homologues haïtiens qui immigrent aux États-Unis, fuyant l’instabilité politique et la pauvreté endémique.
Cela dit, c’est bien dommage que l’un des derniers actes du président Barack Obama fût de réactiver la politique d’expulsion des immigrants haïtiens sans papiers et jugés coupables de crimes (une politique qui a été suspendue après le tremblement de terre du 12 janvier 2010). Ironiquement, le premier président noir des États-Unis emporte l’insigne honneur d’avoir expulsé durant seulement le premier terme de son règne beaucoup plus d’immigrants en infraction que les deux termes combinés de son prédécesseur George W. Bush.
Cette nouvelle mesure d’Obama était comme une illustration du côté négatif de son administration, qui, au cours de ses deux termes, recouvre l’escalade en Afghanistan, la ré-intervention en Irak et la manipulation de la politique intérieure d’Haïti, y compris l’imposition de la présidence de Michel Martelly et les manipulations en sous main des dernières élections présidentielles et législatives en Haïti.
On lui a décerné le Prix Nobel de la paix seulement quelques semaines avant son escalade en Afghanistan, et on a continué à l’amadouer comme un apôtre de la paix quand, avec Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, il joue le rôle principal dans l’intervention en Lybie et la déstabilisation du pays qui en résulte, sans compter, bien entendu, la sorte d’implosion graduelle que l’interférence étatsunienne a suscitée en Syrie, armant les rebelles anti-régime là où une politique de médiation aurait rendu plus de services.
En outre, malgré sa rhétorique à fleur de peau sur les droits de l’homme, il a fini ses deux termes sans fermer le camp de détention de Guantanamo, comme il avait promis dans ses discours de campagne en 2008. Sa politique répressive contre les dénonciateurs clandestins qui révèlent les secrets des mécanismes de surveillance érigés par le NSA (National Security Agency) laisse une étoffe touffue qui touche à l’Orwellien. Il traite Edward Snowden comme un traitre quand bien même son propre ex-ministre de la justice, Eric Holder, reconnaît que celui-ci a rendu au pays un service en dévoilant le degré de surveillance illégale dont les citoyens étaient sujets.1 Les efforts de sa CIA à la déstabilisation du Venezuela restent à être établis ; le président Nicolas Maduro a dit récemment, que le règne de Trump « ne sera pas pire que celui d’Obama …(…) ; on se souviendra de lui pour ses trois coups d’État ».
Naturellement, son règne n’a pas que des négatifs ; en fait, comparée à l’ensemble de ses prédécesseurs après deux siècles et demi d’un homme blanc à la présidence, l’ascension d’Obama a été vécue comme un moment à la fois excitant, exorcisant d’un passé dont on n’était pas trop fier, et aidant à la rédemption d’une morale libérationnelle dont les pères fondateurs du pays avaient à cœur mais qu’ils n’avaient pas toujours appliquée dans la réalité, comme on l’a vu dans la perpétuation du système esclavagiste après la valeureuse lutte d’indépendance contre l’Angleterre.
Après huit ans d’endurance des néoconservateurs de George W. Bush, qui disaient ouvertement qu’ils entendaient imposer la domination suprême des États-Unis sur le reste du monde, le monde entier était content d’accueillir Obama comme un nouveau départ, comme un « air frais ». C’est dans ce contexte qu’on doit voir son Nobel. Malheureusement, représentant principal d’un empire qui tire sa raison d’être justement de sa position dominante dans le monde, c’était naïf d’espérer d’Obama une politique autre que ce qu’il a offerte et appliquée empiriquement.
Même la part la plus pertinente, la plus conséquentielle, de son héritage politique, à savoir le fait d’être le premier Noir président du pays, a un goût d’amertume, parce que, à cet électorat qui l’a voté à 90% (les Noirs), il n’a donné rien vraiment de substantiel, ni de durable. Conforme à sa tendance à tenir le juste milieu entre toute relation antagoniste, et son attention à la susceptibilité de l’électorat blanc, qui comprend des libéraux qui ne sont pas nécessairement réceptifs à une demande de justice sociale qui inclut la réforme du système judiciaire et carcéral profondément biaisé contre les Noirs, à la fin le bilan de sa politique aura été extrêmement minimal, voire même déplorable, par rapport à ses possibilités et promesses du départ.
En termes de ce qu’on appelle ici la justice criminelle, son administration aurait pu être plus utile si elle tenait vraiment à aider les Noirs. À son entrée en fonction, les prisons étatsuniennes étaient remplies à une proportion alarmante de Noirs, dont un sur quatre est impliqué dans des litiges judiciaires. Ça n’a guère changé à son départ. Peut-être un petit peu, si on tient compte des ses pardons et permutations de peine de plus d’un millier de prisonniers la dernière semaine de son mandat. Avant lui des Noirs étaient tués avec impunité par des policiers blancs racistes, la même situation a perduré durant ses huit ans au pouvoir, cette proportion a même augmenté selon les cas reportés. À chaque assassinat d’un Noir par un policier blanc à gâchette débridée, il dit un beau mot consolatoire et annonce que son ministère de la justice va entamer une enquête, à la manière haïtienne. Naturellement, rien n’est fait, et la vie continue. Et l’injustice contre les Noirs aussi.
Une rupture ratée
C’est le piège que le système lui a tendu, un système qui, loin de lui être reconnaissant pour avoir sauvé le capitalisme du naufrage qui le menaçait dès la veille de son arrivée au pouvoir, cherchait à lui imputer la responsabilité de tous ses maux, du moins si on se fiait aux républicains. Si, en effet, depuis la mise à mort scandaleuse de Trayvon Martin, âgé de dix-sept ans, par un vigilante en Floride, le président faisait clairement entendre que son ministère de la justice ne tolérerait plus l’assassinat des Noirs sous fausse justification légale, cette pratique macabre aurait eu une grande chance de cesser. Malheureusement, il s’est contenté de déplorer la tragédie et d’espérer que son éloquence verbale l’emporterait sur des réflexes d’autant plus récalcitrants qu’ils sont alimentés par des mécanismes institutionnels profondément retranchés.
Vous vous demandez sans doute comment un homme armé qui tue un jeune non armé après que la police légale lui enjoigne de laisser le jeune en paix puisse être trouvé non coupable de crime contre un être humain ? Le tueur a plaidé la défense légitime, allégeant que sa vie était en danger ! Un jury choisi à l’épingle tombe d’accord avec l’argument de la défense et le laisse partir. Comment un adolescent de dix-sept ans, non armé, tué par un homme armé qui l’approche après que la police ait conseillé à celui-ci de ne rien faire, pourrait-il mériter de mourir – comme impliqué par le verdict de défense légitime – quand on sait que l’homme armé a initié la rencontre ? C’est cette sorte d’injustice contre les Noirs que le premier président noir a laissé perdurer, malgré les multiples manifestations dans les rues demandant la fin de ces exécutions sommaires des Noirs.
Les origines biraciales d’Obama et son identification à sa partie africaine lui valent une reconnaissance immédiate de la part des Africains-Américains qui votent pour lui en masse, à une proportion de 90%, dans ses deux campagnes présidentielles (2008 et 2012). Son programme de gouvernement a été largement bénéficiaire aux riches et à Wall Street, tandis que la partie de son programme qui favorisait un tant soit peu les pauvres et les classes moyennes a été systématiquement sabotée par les républicains, usant d’abord la force relative de leur statut minoritaire au Congrès, puis leur majorité après les élections législatives partielles de 2010, pour consolider leur rang et maintenir un travail obstructionniste de premier plan.
J’applaudissais la rupture qu’offrait la campagne d’Obama, puis sa présidence, avec la tradition qui maintenait la lignée d’hommes blancs à la présidence du pays. Son élection et la compétence avec laquelle il a conduit le pays au cours de ses huit ans lui vaudront sans doute un honneur spécial dans l’Histoire, spécialement quand on sait qu’il avait hérité, à sa venue au pouvoir, d’une profonde crise économique qui plongeait le pays au bord de la catastrophe et qu’il a laissé le pouvoir avec un taux de chômage de moins de 5% et une économie plus ou moins stable, au moins pour les riches et les moins riches. Un Blanc avec un tel bilan aurait été acclamé comme un héros et un sauveur !
Qu’une large portion de la population choisisse un individu totalement factice, superficiel, vantard, menteur et narcissiste pour succéder à Obama, donc à la tête de la plus grande puissance politique et militaire du monde, ça dit beaucoup sur la contingence historique et politique, spécialement quand cette contingence est manipulée par les milieux puissants, y compris le service de renseignement d’une autre grande puissance comme la Russie…
Quant à Barack Obama, c’est bien dommage que l’Histoire ne lui reconnaitrait pas plus grand qu’il aurait pu être pour n’avoir pas osé aller au-delà des lignes de démarcation que lui a tracées le système (duquel système il devient le porte-parole et le défenseur). De par la nature des choses, il devait jouer certainement – qu’il le veuille ou non – ce rôle. L’Histoire est parfois injuste à ses protagonistes. Plus d’un ont dit qu’Obama devrait être plus agressif dans son combat contre le système, mais c’est alors assumer qu’il était contre le système, un système qui l’a soutenu jusqu’à devenir président des États-Unis !
Un président cool
À lire son autobiographie, son mémoire et ses prononcements sur les grandes questions du moment, il se croit figurer dans la lignée des grands hommes d’action et de réflexion qui promeuvent l’idéal humaniste de l’humanité et qui ont exercé ce que j’appellerais le pouvoir politique pratique (Robespierre, Lénine, Marti, Castro, Mandela, viennent à l’esprit). Ce qui fait la différence pourtant entre ceux-ci et Obama, c’est que celui-ci n’a pris aucun risque dans son engagement politique. Il est venu au pouvoir sur les épaules de l’Establishment dirigeant étatsunien, et, à cause de cela, il n’a déployé pas trop d’efforts pour matérialiser ses slogans de campagne. Il cherchait toujours à ne pas trop antagoniser ses critiques, et trouver le point de conciliation qui, comme par la magie, résoudrait les tensions. Même ses plus célébrés accomplissements, tels la réforme de l’assurance médicale, ou le décret présidentiel dénommé « Dream Act » qui légalise temporairement les jeunes sans papiers, ou encore le rétablissement des relations avec Cuba, tous ont eu lieu dans un contexte de faiblesse et n’ont pas l’impact qu’ils devraient normalement avoir : la réforme de l’assurance-santé appelée dérisoirement par l’opposition « Obama care » a été un compromis à la place de la réforme dite « Option publique », une revendication de la gauche qui procurerait la couverture d’assurance médicale plus ou moins universelle, que l’opposition avait jugée trop « radicale » ; le décret présidentiel dit « Dream Act » qui légalise temporairement les jeunes dont les parents laissent entrer au pays illégalement, lui aussi était une demi-mesure dans l’absence d’une vraie réforme de l’immigration qu’Obama a failli aider à légiférer quand les démocrates avaient la majorité au Sénat au cours des deux premières années de sa présidence. Quant au rétablissement des relations avec Cuba, Obama attendait jusqu’à la dernière année de ses huit ans à la présidence pour le mettre en branle. On dirait qu’il avait peur de se montrer – ou qu’il s’en foutait.
À cause à la fois de l’obstruction du Congrès et de sa faiblesse caractérielle, Obama n’a pas réussi à appliquer une bonne part de ses promesses de campagne, comme la fermeture du camp de détention de Guantanamo, mais l’Histoire le retiendra peut-être comme le plus cool, le plus calme ou le moins cynique comparé à ses prédécesseurs. Sa limitation, c’était de ne pas comprendre que toute activité libératrice humaine implique des adversités et risques souvent existentiels, voire même mortels. Ce n’est pas simplement un exercice de l’intelligence, mais aussi une appréhension profonde de l’expérience d’être qui refuse de jouer la comédie.
Il existe des hommes et femmes d’action et de réflexion qui vivent la vie comme un champ libre où ils/elles cherchent une meilleure manière d’accomplir leurs aspirations et comprennent bien qu’ils/elles doivent combattre, souvent à leur corps défendant, pour faire de ces aspirations une réalité. Je ne crois pas qu’Obama ait jamais eu de telles aspirations. Il a étudié et appris les habitudes de la société étatsunienne avec brio et réalise qu’il a le brain, l’intelligence nécessaire pour accomplir plusieurs choses à la fois : organiser une coalition multiraciale, être le premier président biracial aux États-Unis et satisfaire ses champions de la classe dirigeante. Il avait l’intellection de discerner le côté le plus attrayant, sexy et moralement justifiable dans une problématique ou controverse, mais il cherchait toujours à se tirer d’affaire à moindre frais, trouvant presque toujours une position de juste milieu qui lui siérait bien. Naturellement, dans la plupart des cas la problématique reste insoluble parce qu’il y a, dans les relations humaines, certaines crises qui demandent des réponses radicales, tranchées, définitives. C’était le cas du système esclavagiste aux XVII et XVIIIe siècles, de la colonisation et décolonisation aux XIXe et XXe siècles. C’est le cas aujourd’hui, depuis le début du XXIe siècle, des relations de pouvoir entre les petits pays et les puissances dominantes, et aussi dans les relations d’inégalité entre les classes, les races, les sexes et même les préférences sexuelles.
Les qualités de tempérament d’Obama, sa réserve émotive, la « tranquille dignité » qui émanait de son comportement, comme le reconnaît même un ennemi politique, le sénateur républicain Tom Cotton de l’Arkansas 2, le distinguent de ses prédécesseurs et, particulièrement, de son successeur, Donald Trump, un homme qui stratégise son accession au pouvoir par la voie du dénigrement, de l’abaissement et de l’insulte de ses adversaires et qui semble avoir peu de respect pour les institutions civiques.
L’héritage historique de Barack Obama
Je veux avancer un dernier mot sur l’héritage politique de Barack Hussein Obama vu dans la lueur de son contexte historique. On dirait qu’il était devenu président trop tôt dans sa carrière politique et que, vu la crise économico-financière qu’il a héritée, cela à la veille de son entrée en fonction, ses priorités avaient changé de focalisation. Cependant, si on tient compte du boycottage systématique par le Congrès – sous le contrôle des républicains durant six de ses huit années au pouvoir –, on peut considérer sa présidence comme un succès en comparaison à ses prédécesseurs, mais une totale faillite si on se réfère aux grands rêves d’espoir et de changement que sa campagne avait suscités chez les pauvres, les Noirs, les minorités en général, et aussi dans une bonne part de la classe moyenne, les jeunes, et même chez les progressistes de l’élite establissementielle.
Même les ennemis d’Obama reconnaissent que certains articles de la loi sur l’assurance médicale, comme ceux qui interdisent aux compagnies d’assurance de refuser la couverture à un patient à cause d’une maladie préexistante ou qui permettent aux jeunes de rester sous la couverture de leurs parents jusqu’à l’âge de vingt-six ans, sont des mécanismes judicieux qui protègent une large portion de la population.
C’est bien réconfortant d’observer la formidable résistance du moment contre tout effort pour retourner au statu quo ante où des millions souffrent d’une maladie curable ou simplement meurent à cause du manque de la couverture d’assurance médicale. C’est une telle inquiétude qui fait que deux jours après l’ouverture du Congrès élu des dernières législatives, et deux semaines avant son départ de la Maison Blanche, Obama retourne au Capitole Hill pour conjurer les démocrates à maintenir la résistance contre le démantèlement de son plus grand accomplissement législatif (on a relevé, à la fin de janvier 2017, le dernier mois pour enrôler au programme d’assurance, un regain d’activités où plusieurs centaines de milliers de personnes signent pour l’enrôlement).
À la fin, comme je le dis ailleurs dans un poème, au moins, à tout considérer sur ses huit ans comme président des États-Unis, Obama se révèlera « le fils d’Afrique perdu dans les ténèbres lumineuses de l’Occident ».3 Pris entre les deux actions d’aimantation adverse de ses deux origines – en tant que progéniture d’un Noir d’Afrique et d’une Blonde du Mid-Ouest –, il avait voulu concilier ce qui n’était pas conciliable sans une action de rupture radicale avec les agissements du passé : le problème racial aux États-Unis.
Il a raté beaucoup d’occasions d’exercer un leadership conséquent dans les affaires à la fois domestiques et internationales. Il n’a pris aucune action décisive pour fermer le camp d’internement infâme de Guantanamo, ni d’être constructif dans la guerre civile syrienne (offrant des gages d’engagement aux côtés de l’opposition anti-Assad et les laisser d’être anéantis par l’offensive russo-assadiennes). Parmi ses plus grands exploits militaires, applaudis par les néoconservateurs tout juste échappés de la débâcle irakienne, étaient d’avoir assassiné Oussama Ben Laden et renversé (et éventuellement aidé à assassiner) Mohamad Kadhafi. Son ouverture à Cuba a été admirable, même si c’était plus courageux de la part de Jimmy Carter de l’avoir essayée en 1977, qu’Obama de l’avoir réussie en 2016, quand la majorité de l’opinion étatsunienne en appelait favorablement.
Naturellement, comme tout être humain, Obama n’avait pas que des fautes ; il avait aussi beaucoup de qualités, l’une d’entre elles était le fait qu’il ait dirigé le pays avec un cool quasi-stoïque et un sentiment d’humilité dans ses relations avec les petites nations. À vrai dire, cette disposition d’esprit n’est pas toujours appliquée dans tous les cas, tel le cas d’Haïti où, en 2011, il a donné carte blanche à Hillary Clinton pour suborner la démocratie haïtienne en utilisant les vastes ressources du Département d’État pour manufacturer la présidence de Michel Martelly ; ou encore, en juillet 2013, dans l’humiliation par Obama du président de la Bolivie, Evo Morales, durant sa poursuite d’Edward Snowden pour crime contre la sûreté des États-Unis, alors que tout ce qu’il avait fait, Snowden, c’était de dévoiler au peuple étatsunien l’engrenage infernal d’espionnage et de voyeurisme dont il était objet de la part du gouvernement fédéral. (4)
L’Histoire retiendra peut-être de lui qu’il était l’un des plus décents présidents des États-Unis, et qu’au moins il se voulait incarner une dimension plus noble des affaires publiques, à l’instar de ses prédécesseurs Abraham Lincoln ou Franklin Delano Roosevelt (qu’il voulait secrètement émuler). Naturellement, « noblesse » est ici un beau mot bien convenant si nous nous référons à ce que le pays représente dans la psyché de ses habitants (au contraire de ses habitants originaux largement exterminés par les colons européens immigrés) : une terre d’accueil et de refuge où il est possible à chacun de vivre son rêve de réussite existentielle. Bien entendu, c’était toujours un mythe mais ce mythe donnait de l’espoir à tous ceux et celles qui fuyaient les tyrannies et les persécutions, plus près de nous les régimes iniques de Papa Doc, de Bébé Doc et des dictatures militaires en Haïti.
Ses ennemis l’ont jugé au début un mou envers les immigrants ; pour donner le change, il s’est inventé la tête d’un dur en tapant sur les plus vulnérables éléments de la population active : les sans-papiers. Ça a amoindri à mes yeux à la fois mon respect pour sa grandeur d’âme et mon appréciation de son sens de la mesure. Quel prix d’honneur décerner à un président étatsunien avec du sang africain qui a expulsé plus d’immigrants sans-papiers que le républicain blanc George W. Bush ?
En vérité, quand j’essaie de trouver des mots d’admiration à propos de la présidence d’Obama, je ne peux m’empêcher de penser à sa politique d’assassinat aérien avec les avions drones, qu’il a sacrée – après qu’elle sorte de la clandestinité – comme méthode légitime de la guerre. Pourtant, je reste assuré, en le comparant avec Donald Trump, son successeur, tout comme il a été le cas pour son prédécesseur George W. Bush, que l’Histoire le placera à un haut degré d’excellence même si, relativement parlant, son administration a failli répondre avec satisfaction aux espérances qu’elle avait suscitées.
En tant que produit de l’Establishment politique étatsunien, Obama incarne une certaine idéalité du Parti démocrate proche de John Kennedy. La non négrité de celui-ci lui servait bien dans ce cas-là, car Kennedy, un Blanc, était très vénéré par la population noire étatsunienne à cause de ses positions supportrices des droits civiques des Noirs. Ironiquement, sans diminuer et malgré la grande force symbolique que recèle son élection comme premier Noir président des États-Unis, les prédécesseurs blancs d’Obama, tels Abraham Lincoln, John Kennedy ou Lyndon Johnson, ont fait plus pour les droits sociaux et civiques des Noirs que Barack Obama.
Personnellement, je le trouve très sympathique bien que je ne sache pas comment et où le classer dans mon univers affectif. Je l’applaudissais fortement durant la campagne présidentielle de 2008, mais il ne me prenait pas longtemps pour vérifier et confirmer ma conclusion qu’il était un « Clinton noir » que l’Establishment politique et les corporations économiques avaient coopté pour affermir leur influence, donc maintenir le statu quo.
La montée de l’extrême-droite
Nous observons ces derniers temps, fin 2016-début 2017, une recrudescence et résurgence des populismes d’extrême droite, proto-fascistes, à caractère spécifiquement xénophobe, islamophobe et « anti-élite » – un antiélitisme, toutefois, qui n’empêche pas que le premier cabinet de Donald Trump soit composé pour l’essentiel de multimillionnaires, de multimilliardaires et d’associés du Wall Street ! Naturellement, les perdants de cette imposture seront ces pauvres diables de la classe ouvrière qui voient en Trump le héraut du « changement » qui défendrait leurs intérêts…
Je souscris pourtant à leur critique anti-élite, parce que je perçois moi-aussi cette soi-disant élite politico-intellectuelle de l’Occident, spécialement ceux-là qui s’enorgueillissent d’avoir remporté la victoire dans la Guerre froide, comme des usurpateurs et prestidigitateurs qui ont eu le génie d’imposer un système bio-productif et socio-économique où un producteur peut toucher un salaire des milliers de fois plus élevé qu’un autre producteur (on a reporté récemment qu’une totalité de neuf (9) personnes possède plus de richesse qu’un quart de toute la population mondiale !)
Ce qui est cependant évident dans les mouvements populistes d’extrême-droite, c’est le creux, le vide programmatique qui caractérise l’offre d’alternative impliquée dans leurs demandes. Par exemple, les farouches opposants d’Obama au Congrès étatsunien – parmi eux l’aile dure du Parti républicain dite « tea-party » –, avaient proclamé à longueur de six ans leur rejet de la loi sur la couverture d’assurance médicale mise en place par Obama et voulaient l’abroger, mais ils n’ont jamais énoncé clairement un remplacement même au beau milieu de la campagne présidentielle. La raison, c’est que leur intention n’est pas d’améliorer le système d’assurance médicale en place, qu’ils jugent inadéquate, en le remplaçant par un autre plus bénéfique à la classe moyenne et aux pauvres qu’ils courtisent, mais plutôt de bénéficier les compagnies d’assurance et les compagnies pharmaceutiques, grandes contributrices au Parti républicain, et aussi d’amadouer les puristes du conservatisme étatsunien qui voient d’un mauvais œil l’article de la loi Affordable Care Act (Soin de santé abordable) qui impose à la population en général l’obligation d’avoir et de payer mensuellement pour la couverture d’assurance médicale. À tout considérer, cette obligation n’est pas trop mal en soi, puisque dans l’absence d’une assurance médicale universelle et de l’augmentation de l’impôt pour la payer, ce mécanisme est l’un des plus raisonnables pour couvrir les frais médicaux, mais les républicains font de leur opposition à cette loi un acte de foi qu’ils ont défendu jusqu’à l’absurde.
Il faut aussi tenir compte du rejet ontologique, en tant qu’être humain ayant droit au respect des autres, dont Obama a été l’objet de la part de cette partie de la société étatsunienne qui l’a toujours considéré comme un Autre indésirable. Durant la majeure partie de sa présidence, Donald Trump et sa clique ont promu ce qu’on a appelé le « birther movement », une idéologie raciste qui stipule qu’Obama serait né au Kenya, donc non Américain. Après la « non-victoire » de Hillary Clinton dans la course présidentielle, il devient plus ou moins clair que cette idéologie était plus ancrée dans la population qu’on ne l’imaginait, poussée par les talk-radios, les médias sociaux, etc. Elle a été la croyance prévalente dans trente des cinquante États étatsuniens. Cette profonde ignorance d’une large portion de l’électorat, en addition au piratage par les Russes des papiers du Parti démocrate et les maintes suppressions de vote opérées dans plusieurs États champ-de-bataille, sans oublier le sabotage par le directeur du FBI, ont a constitué l’essentiel du rationnel expliquant la non-victoire de Hillary Clinton.(5)
L’impensabilité de Donald Trump s’est faite réalité
Donald Trump est arrivé au pouvoir aux États-Unis grâce en partie à ses assauts contre l’Establishment, ce que ses partisans du Parti républicain appellent les « élites de Washington » qui, selon eux, se foutent des petites gens de la classe laborieuse, particulièrement les Blancs pauvres ou ceux et celles qui s’appauvrissent de plus en plus à cause du mondialisme, qui résulte dans la délocalisation des jobs ou ce qu’on appelle ici le outsourcing (la sous-traitance ou la relocation des labeurs). Bien entendu, ce ne sont pas seulement les déçus du capitalisme qui voient en Trump un sauveur providentiel, mais également, comme les résultats statistiques de l’élection ont montré, une bonne part de la classes des entrepreneurs et des business moyens attirés par le discours trumpiste d’une « Amérique qui sera redevenue puissante », créant une illusion favorable et fabuleuse à sa candidature, le présentant comme un « ami du business ».
L’ironie dans tout cela, et le plus triste aussi, c’est que, à part ses supporteurs dans sa classe dominante naturelle, les applaudisseurs de Trump se trouvent aussi parmi les plus démunis éléments du pays, d’abord les Blancs pauvres qui le votent à une écrasante majorité ; mais il y a aussi 29% de Latinos, une démographie qu’il a beaucoup insultée durant la campagne. Il y a aussi 8% de Noirs qui votent pour lui. Pourquoi 8% de Noirs voteraient-ils pour un candidat qui feigne d’ignorer l’existence du Ku Klux Klan, l’organisation de la droite raciste qui cherche à remettre les Noirs à leur place à la fin de la guerre de sécession en 1865 ? Très significativement, la première décision prise par Trump dans l’assemblage de son cabinet, c’est de nommer Steve Bannon son conseiller principal, l’une des voix les plus influentes de l’ultra-droite et des Blancs suprématistes, version 2017.
Les petites gens ont mal misé, en vérité, et ils auront vite déchanté après que les effets d’ombre et les étincelles bruyantes de la victoire auront rejoint la nuit des temps. Ils finiront par reconnaître la folie d’avoir placé leur espoir en un milliardaire excentrique, héritier de la richesse de son père qui n’a que faire des conditions de vivre des gens qu’il considère uniquement comme un tremplin pour ses ambitions.
À part sa non représentativité comme champion des « petites gens », il y a le fait de la non qualification évidente du candidat et président Trump, non pas à cause de sa provenance socioprofessionnelle, mais surtout à cause de son ignorance de la chose publique (un fait apparemment qui n’intéressait pas ses supporteurs). Ses déclarations sont intentionnées pour insulter ses rivaux et pour les diminuer aux yeux de l’électorat. De toute évidence, ça a marché pour lui durant les élections primaires comme durant les scrutins finaux. La certitude de sa rivale, Mme Clinton, secondée par tout un éventail de sondages qui tous montraient une avance de la candidate démocrate, achevaient de présenter le résultat de l’élection présidentielle comme une simple formalité qui viendrait vérifier l’investiture de celle-ci…
Dans une interview avec Anderson Cooper de la chaine de télévision câblée CNN, le commentateur Glenn Beck, un guru de la droite dite libertarienne, a qualifié l’arrivée de Donald Trump à la présidence comme une « tragédie américaine ». Bien que Beck tende au sensationnel, il y a certainement une potentialité tragique dans l’élection de Trump et ses implications pour le respect de l’État de droit, comme on l’a vu dans ses directives présidentielles de sa première semaine en fonction. Pourtant, je ne vois pas encore la présidence de Trump comme une « tragédie », mais plutôt comme un « tournant » de l’Histoire. Ce tournant ne durera pas longtemps parce que le peuple étatsunien est arrivé à un haut stade d’appréhension politique qu’il utilisera pour se protéger contre le fascisme idéologique préconisé par une partie importante de la coalition qui a amené Trump au pouvoir. Un tournant temporaire, parce qu’il ne prendra pas longtemps pour qu’on démasque le trou vide du phénomène Trump et dirige la société vers une meilleure poursuite. (6)
Ce qui est tragique, cependant, c’est la sorte d’alternative de l’impasse qu’on donne au peuple étatsunien comme choix de société dans l’option Clinton-Trump. Une impasse à deux volets : d’un côté une candidate qui vante les splendeurs du capitalisme et profite de ses méfaits mais cherche à redistribuer un tant soit peu les miettes du gâteau ; de l’autre côté, un candidat qui profite des méfaits du capitalisme mais qui prétend trouver des moyens (en réalité plus dangereux) pour diminuer les impacts de ses méfaits (ne s’encombrant pas outre mesure des dévastations potentielles de son programme politique sur les pauvres et les moins pauvres). Dans les deux cas, nous avons affaire à la promotion d’un capitalisme nocif, même si l’un des deux candidats prétend se rebeller contre les dégâts du globalisme. Même Bernie Sanders, le candidat autoproclamé socialiste qui cherchait l’investiture démocrate, ne dépassait pas le cadre restreint et insidieux du capitalisme. À plusieurs reprises il disait carrément que son objectif n’était pas de renverser ni de remplacer le système capitaliste, mais plutôt de rendre ses effets moins douloureux pour la société. Son programme politique était « révolutionnaire » si seulement on le place dans le paramètre de la dualité manichéenne démocrate contre républicain ; mais passé ce cadre restreint, sa critique des méfaits du capitalisme ne remet pas en question l’existence du capitalisme, ni encore moins sa nécessité. Je pense que toute réflexion politique qui concède la notion de l’indépassabilité du capitalisme comme vérité révélée s’avoue trop prématurément vaincue dans le débat des idées pour trouver une voie libératrice dans l’économie politique. C’est cette quête pour une voie libératrice que les militants pour les droits humains et la dignité de l’être doivent poursuivre aujourd’hui, spécialement à la lueur des événements extraordinaires qui aident à propulser Trump au centre de la politique étatsunienne : l’élection du premier président noir aux États-Unis ; la méfiance envers les Clinton chez une large portion de la population ; la plateforme médiatique permanente, 24 sur 24, octroyée à Trump par tous les networks et médias importants du pays (Fox News, CNN, MSNBC, le Wall Street Journal, le New York Times, le Washington Post, etc.). Ajouter à cela ce qu’on appelle aujourd’hui les médias sociaux (Facebook, Instangram, Tweeter, etc.) où, tout comme la campagne de Trump, il n’y a pas de frontière entre la vérité et le mensonge ou l’exagération d’un fait. Certains ont même parlé de l’avènement d’une société post-vérité (post-truth society), plus particulièrement dans certaines localités géographiques du pays, tels le Sud et le Mid-Ouest.
La surprise d’octobre
Onze jour avant les élections présidentielles et législatives du 8 novembre 2016, le directeur du FBI, James B. Comey, un homme qui a montré quelques mois auparavant son dédain pour Mme Clinton, a envoyée une lettre au Congrès indiquant que son investigation de celle-ci qu’il avait précédemment close, est rouverte à cause de nouveaux courriels qu’il aurait détectés concernant le mari d’une assistante de Mme Clinton, Anthony Winner, impliqué dans une investigation d’une affaire de relation sexuelle avec une mineure. Apparemment, une révélation sensationnelle et juteuse, comme on dit ici ; mais même si la lettre ne dit rien qui indique un quelconque méfait de Clinton, le voile de suspicion qu’elle étale à son sujet était assez pour affecter son appréciation dans l’opinion de l’électorat. Une semaine plus tard, possiblement à cause du tollé général que la ci-devant lettre a généré, le directeur du FBI fait publier une autre déclaration qui dit que la lettre en question n’affecte en rien la conclusion précédente du FBI, à savoir que son investigation de Mme Clinton était bien close et qu’elle n’avait commis aucun crime ! Naturellement, le mal était déjà fait.
Cependant, en dépit du grand dommage et de la suspicion désavantageuse que la lettre du directeur avait causés et de l’influence négative qu’elle pouvait bien avoir sur le vote de beaucoup de votants, il y a des analystes, y compris cet auteur, qui croient qu’il y avait beaucoup d’autres forces en motion dans l’élection de Trump. D’abord, il y a la fameuse notion nixonienne dite la majorité silencieuse, cet électorat potentiel, non enregistré dans les sondages, qui s’élance dans l’arène au dernier moment crucial pour élire son candidat de choix. Il prend la même forme, que ce soit dans les contextes de l’élection de Richard Nixon en 1968, du retrait de l’Angleterre de l’Union européenne en 2016, ou dans l’élection de Donald Trump en 2016 : invisible et silencieux, il frappe soudainement, comme si sorti de nulle part ! (7)
Dans certains cas, cet électorat potentiel, cette multitude qui vote en bloc, peut aussi bénéficier la gauche, comme on l’a vu dans les élections de François Mitterrand en France en 1981, de Jean-Bertrand Aristide en Haïti en 1990 ou dans celle de Barack Obama aux États-Unis en 2008. Mais, la majorité silencieuse nixonienne et trumpienne est plutôt réactionnaire, animée des idées d’exclusion de l’Autre et de la pureté d’un passé non contaminé par l’intrusion des étrangers et des « races » jugées inférieures. Sa configuration dans l’élection présidentielle étatsunienne de 2016 soulève dans l’émoi de plus d’un le sentiment de résurgence du relent raciste qui n’a jamais tout à fait disparu dans le pays.
Il faut remarquer aussi que dans le cas de l’élection présidentielle de 2016, ce n’est pas seulement l’intervention de la majorité silencieuse qui a fait la différence entre la victoire et la défaite, mais l’action de sape conjointe entre la campagne de Trump et la grande puissance russe, utilisant ses vastes ressources d’espionnage et de renseignement pour faire pencher la balance au profit de Trump (par voie de dénonciation constante de Mme Clinton qui avait déjà les traits d’une amazone pas trop aimable…).
C’est intéressant que l’importance des implications de l’ingérence de la Russie dans l’élection présidentielle étatsunienne soit donnée plus d’ampleur après l’élection et non avant, bien que l’information fût connue et largement distribuée dans la presse. On a dit que le FBI était au courant de l’immixtion russe et décidait de n’en pas faire un big deal. Curieusement, il paraît que l’administration Obama savait beaucoup sur le piratage par les Russes des institutions politiques du pays dans le contexte de l’élection présidentielle mais choisissait de n’en rien faire, assurée de la victoire prochaine de Clinton sur Trump, comme presque tout le monde, y compris la campagne de Trump elle-même, l’était. Pour cela, à la fois l’administration Obama, la direction du Parti démocrate et la campagne de Hillary Clinton choisissaient d’être prudentes, cherchant à éviter toute possibilité de débordement.
L’ampleur de la réaction de la population, après l’élection, dit beaucoup sur la maturité de la culture politique du pays : semaine après semaine, les gens continuent à descendre dans la rue pour crier : « He is not my president ! » (il n’est pas mon président). Ces manifestants se sentent dupés par le système électoral étatsunien (partageant en cela l’expérience de l’électorat haïtien de ces dix dernières années). Ils sentent que la victoire leur a été volée. D’autres l’ont senti comme une sorte de coup d’État institutionnel, et cela d’autant plus que leur candidate, Hillary Clinton, dépassait son rival gagnant avec près de trois millions de votes populaires en plus. En effet, on peut parler ici d’un coup d’État institutionnel dans la mesure où les règles des institutions étaient manipulées et appliquées au dépens de l’esprit de la constitution…
S’agissant de l’élection de Trump, on peut donc en faire une analyse à twa mouda, à trois paliers qui se complémentent dans une synthèse dialectique : d’abord son effet illusionniste (un milliardaire né et élevé à New York City, diplômé d’une institution universitaire plus ou moins respectable, membre à part entière de la grande bourgeoisie affairiste, dont le père lui a laissé 14 millions de dollars pour commencer dans la vie, dandy et vulgaire tour à tour). Puis, il y a le fait qu’il a mené sa campagne électorale comme une série d’insultes ciblées contre chacun des seize candidats républicains qui l’opposaient durant les élections primaires. Beaucoup d’entre eux des politiciens chevronnés et respectés par leurs constituants, tels l’ancien gouverneur de la Floride Jeb Bush, fils et frère des deux précédents présidents Bush ; les sénateurs Lindsey Graham, Rand Paul, Marco Rubio, Ted Cruz ou l’actuel gouverneur du New Jersey Chis Christie, etc. Je me rappelle de l’un des débats télévisés où Jeb Bush, exaspéré par les attaques de Trump, lui dit : « Donald, tu ne vas t’acheminer à la présidence par des insultes ! » En fait, c’est exactement ce qui est arrivé en réalité. Trump a trouvé des insultes descriptives pour désigner chacun ou chacune de ses compétiteurs : Il appelle Jeb Bush « low energy » (pauvre d’énergie) ; Marco Rubio « little Marco » (le petit Marco) ; Ted Cruz « lying Ted » (Ted le menteur) ; il a suggéré dans un débat des candidats que Carly Fiorina, la seule candidate féminine du Parti républicain, n’a pas un visage attirant. Quant à Hilary Clinton, la candidate victorieuse à l’investiture démocrate, Trump l’a surnommée « crooked Hillary » (Hillary la corrompue).
Quand le public avait vu une vidéo datée de dix ans où Donald Trump, exhibant son machisme anti-femme, affirmait dans sa propre bouche qu’il avait jadis touché des femmes parce qu’il était une « vedette », beaucoup croyaient que cela allait terminer sa candidature. Et les sondages le montraient qui descendait en chute libre.
Mais, ce que ces sondages d’opinion et l’expertise des commentateurs n’avaient pas détecté, c’étaient l’ampleur, la profondeur, la loyauté et l’enthousiasme des supporteurs de Trump. Il a dit un jour, au cour de la campagne présidentielle, qu’il pouvait tuer quelqu’un au grand jour au milieu d’une rue de la ville de New York, cela n’importunerait en rien ses supporteurs. Cet adage de Trump s’est révélé vrai, en tout cas son côté métaphorique, tout au long de sa campagne. À chaque fois que ses excès de langage semblait menacer sa chance, on le retrouve plus fort qu’avant, si tant qu’une commentatrice de la télévision eût à dire dans une citation qui devient fameuse que les supporteurs de Trump le prennent au sérieux mais n’entendent pas littéralement ses déclarations, tandis que ses critiques ne le prennent pas au sérieux, mais acceptent littéralement ses déclarations. Tout cela indique aussi que la machine de propagande et d’agrandissement d’image qui supportait Trump marchait formidablement.
Le lendemain de l’élection de Trump à la présidence des États-Unis, un événement qui était pour moi aussi incroyable (même si plausible) comme le reste des observateurs, j’ai écrit un poème en anglais pour mettre en une perspective historique le choc que nous venions d’expériencer. Dans une partie du poème, je rappelle aux lecteurs qu’ :
Après les journées glorieuses de 1989
Venait Napoléon le boucher de la liberté ;
Puis survenait la Restauration de l’ancien régime.
Après le parricide au Pont Rouge en Haïti
Venaient deux cents ans d’oppression,
Puis l’espoir d’un demain meilleur. (…)
Ainsi le cercle continue mais l’espoir reste encore en vie ;
L’Histoire est un long voyage plein de tournants inespérés.
Trump est aujourd’hui notre tournant et défi. (…)
La lutte pour une vie meilleure est notre destin collectif,
Et la vie offre toujours une opportunité de nous réinventer.
Nous ne devrons pas retourner dans les ténèbres du passé ;
Notre cheminement vers la beauté d’être ensemble reste illuminant.
Ses premières semaines au sérail
En dépit des multiples preuves tangibles que Trump ne sera pas un président comme tous les autres, on gardait encore l’espoir que, face aux obligations pratiques qu’exige l’acte de gouverner, il reprendrait ses sens et prioriserait les intérêts du pays. Au cours des premières semaines de son administration, il ne fait aucun doute que Trump est bien Trump et qu’il tient à rester le Trump hâbleur, imprédictible, vaniteux, menteur et facile à la colère qu’on a eu à connaître durant les élections primaires. Il continue à utiliser son Twitter comme moyen de communication privilégié, lançant des déclarations incendiaires au beau milieu de la nuit. Est-il fou ? Peu de monde veut l’affirmer clairement, mais on sent que beaucoup se posent la question de sa présence d’esprit dans leur for intérieur.
Durant seulement la première semaine, il se met à l’action d’une manière vertigineuse et signe une série de décrets présidentiels qui entendent abroger des lois établies sans la consultation ni l’apport du Congrès. Parmi eux, le reversement de la décision fédérale sur le pipeline à Standing Rock, au Dakota du Sud ; la cessation de financement fédéral à toutes organisations, aux États-Unis ou à l’étranger, qui supportent l’avortement ou qui même en informent les personnes intéressées ; le décret sur la construction du mur sur la frontière mexicaine (dont une mini-crise avec le président Pena Gomez) ; et, bien sûr, l’ordre d’interdiction d’entrée aux États-Unis pour une période de trois mois aux ressortissants de sept pays d’Afrique et du Moyen-Orient à majorité musulmane (Iran, Irak, Soudan, Libye, Yémen, Somalie, et Syrie), l’ordre a excepté les minorités religieuses non musulmanes des pays concernés.
À vrai dire, le nouveau président était bien irrité qu’on ait reporté que son inauguration était moins nombreuse que celle d’Obama en 2009, spécialement après qu’on l’ait trouvé en flagrant délit de mensonge, photo à l’appui.8 À la vérité, pour moi rien ne sortait de l’ordinaire durant ces premières semaines de l’administration Trump, l’ordinaire du nouveau fascisme étatsunien, s’entend. Pourtant, c’est cela même que nous devons combattre : l’ordinarisation de l’inordinaire, la normalisation de l’anormal. Si on cherchait des assurances sur un Trump « présidentiel » qui placerait au placard ses conneries de candidat en campagne, ces premières semaines s’avèrent révélatrices qu’on aura désormais affaire à Trump tel qu’il est et tel qu’il sera sans doute jusqu’à sa fin naturelle. Percevant Trump comme ayant déjà tout, c’est-à-dire les aisances de la richesse et les honneurs du pouvoir (et de la santé, si on croit son docteur principal), une bonne part de la population, fâchée, désillusionnée, qui cherchait un changement qualitatif de sa vie, pouvait bien attendre de Trump une plus bonne disposition à son égard, ce n’est pas trop difficile de comprendre ce penchant. Regardant tout autre que lui, j’aurais probablement moi aussi partagé un tel espoir. Mais la vantardise et l’arrogance de Trump sont trop envahissantes pour laisser la place à l’humilité que requérait une telle possibilité.
À l’annonce du nom de chaque titulaire nominé au premier cabinet de Trump, on sent une certaine frayeur émaner chez ses opposants. Au contraire de la compétente « équipe des rivaux » d’Abraham Lincoln et de Barack Obama, l’équipe dirigeante de l’administration Trump est un amalgame de true-believers, de croyants dévots, de cyniques, de multimillionnaires et multimilliardaires d’extrême-droite, de généraux en mal de pouvoir, de sympathisants de l’idéologie de la suprématie blanche, qui croient au programme traditionnel des républicains, toutes tendances confondues : l’affaiblissement de l’État-providence – ou de l’État tout court au profit du marché –, l’accroissement du pouvoir des banques, la baisse de l’impôt pour les riches, la criminalisation de l’avortement, la remise des Noirs, et des minorités en général, à leur place, etc.
Très significativement, Trump a nommé dans presque les deux-tiers de son cabinet des personnalités qui avaient publiquement exprimé leur dédain des ministères concernés, comme le sénateur Jeffe Sessions au Département de la justice, qui avait jadis combattu contre les droits civiques des Noirs quand il était procureur en Alabama ; ou l’ancien gouverneur Rick Perry au Département de l’énergie ; Ben Carson au Département du logement et développement urbain, ce dernier ayant avoué lui-même qu’il ne se sent pas assez qualifié pour être à la tête d’un ministère bureaucratique tel le HUD. On se rappelle de la fameuse gaffe de Rick Perry, ancien candidat à l’investiture républicaine, qui, dans un débat télévisé, ne se souvenait pas du nom du Département de l’énergie qu’il entendait abolir. Il en devient aujourd’hui, grâce à Trump, le titulaire à part entière !
Usant de l’infrastructure opérative de la machine répressive que lui a laissée Obama, l’administration Trump s’évertue dès sa troisième semaine en fonction dans l’application de la politique d’expulsion massive des immigrants sans documentation qui vivent au pays, supposément fixant son attention sur ceux qui ont commis un crime. L’exécution de cette promesse de campagne a particulièrement excité les plus intolérants de ses supporteurs. La commission de crime peut inclure n’importe quoi, du plus banal, comme une infraction de trafic routier déterminée « criminelle » ou l’usage d’un faux numéro de sécurité sociale pour travailler,9 au plus sérieux. En Californie, où ont commencé les premiers raids de l’ICE, plus de 160 personnes ont été arrêtées, détenues, beaucoup refoulées à leur pays d’origine d’une manière rapide et expéditive. Des raids similaires sont menés dans plusieurs autre États (parmi eux Arizona, Texas, Géorgie, Caroline du Nord, Caroline du Sud, New York). Cette politique de la nouvelle administration, qui était plutôt de facto et silencieuse au cours du premier mois, est prévue pour être légiférée dans un nouveau décret présidentiel dont le Département de la sécurité de la patrie (Homeland Security), avec son bras de fer l’ICE, est déjà en train de mettre en application avec une zèle renouvelée.
C’est très réconfortant de voir les dizaines de milliers de gens qui descendent dans la rue dans ces États et dans d’autres États et villes du pays pour se solidariser avec les immigrants sans papiers, insistant sur le fait que le pays est un pays d’immigrants, tous, eux ou leurs ancêtres, provenus d’autres parts du monde, excepté les habitants natifs, vastement exterminés par les conquérants-colonisateurs venus d’Europe. C’est l’histoire du pays, une histoire chargée de tragédies et de tournants critiques mais dont les protagonistes restent encore actifs pour défier les forces de l’obscurantisme et de l’égoïsme de classe, pour exiger que le bien-être de la collectivité, des êtres humains vivant dans le réel, ne soit pas sacrifié au profit des intérêts mesquins des corporations, pour demander la reconnaissance de l’Autre comme ayant les mêmes droits et partageant les mêmes espoirs d’une humanité toujours en quête de renouvellement et d’amélioration qualitative.
Malgré tous les efforts et moyens qu’il déploiera pour suborner la démocratie étatsunienne, je reste confiant qu’il se révèlera une institution importante du pays – tel le pouvoir judiciaire, comme on l’a vu dans les décisions des juges contre l’ordre présidentiel de Trump sur le bannissement des sept pays à majorité musulmane –, pour infirmer les décisions capricieuses de Trump et le forcer à accepter le respect du droit et de la justice. Ou, peut-être, le déloger complètement du pouvoir.
Ce qui cependant me réjouit à l’instant, c’est le nombre impressionnant de personnes, dans la majorité des États étatsuniens, qui participent dans les manifestations et protestations anti-Trump et antifascistes de toute sorte qui se succèdent ces dernières semaines depuis l’inauguration de Trump.
Le Raspoutine moderne : Steve Bannon à la Maison Blanche
On ne peut comprendre l’émergence politique de Trump sans l’apport de Steve Bannon, ancien éditeur de Breitbart, le site de l’ultra-droite fondé par Andrew Breitbart et hérité par Bannon. Trump est un produit et leader de l’Establishment étatsunien, mais un « leadership » obtenu seulement grâce à sa richesse personnelle, qu’il a utilisée à merveille au sein de la société étatsunienne, se faisant appeler « Le Donald », sobriquet qui indique une distinction honorifique. Steve Bannon, d’origine irlandaise et catholique, son père membre de la classe ouvrière mais qui a fait son chemin au sein de la corporation où il travaillait. Son profil dans l’hebdomadaire Time le peint comme un défenseur des défavorisés, selon ses propres dires, mais son parcours à Wall Street et à Hollywood comme producteur de documentaires, ses relations dans les milieux d’affaires, indiquent un plus prosaïque déterminant. Le profil, qui s’annonce sur la couverture du Time, photo du visage en gros plan, sous le titre « Le Grand Manipulateur », rend compte de son influence « énorme » à la Maison Blanche en tant que stratège principal de Trump, certains le qualifient comme le Raspoutine de Trump, en allusion à Grigori Raspoutine, le génie malin qui manipulait en sous main les affaires d’État dans la Russie pré-révolutionnaire. Le profil parle de l’admiration de Bannon pour le livre de William Strauss et Neil Howe Fourth Turning (Quatrième Tournant), qui théorise les conjonctures historiques comme une série de crises cycliques ou tournants conjoncturels qui arrivent chaque quatre-vingts ans (la conjoncture de la Seconde guerre mondiale de 1939-1945 leur servant comme dernier indicateur).
Ce qui m’a paru le plus inquiétant dans le reportage du Time, c’est la préconisation ourdie de ces théoriciens du chaos d’une « inévitable » guerre avec la Chine ou avec l’un des pays du Moyen-Orient (Iran est un bon candidat). En outre, l’article du Time « ordinarise » Bannon là il aurait été plus conséquent de dénoncer sa théorie du Quatrième tournant comme inacceptable en tant que pensée politique actionnable, particulièrement avec Trump comme président et avec Bannon comme son principal stratège.
On avait parlé de l’avènement d’un « air frais » au pays quand Obama devenait le quarante-quatrième président des États-Unis en 2008, succédant à l’atmosphère houleuse des dernières années de George W. Bush. Aujourd’hui il y a une sorte d’ « air pollué », négatif, nauséabond, qui pénètre notre quotidien, nous autres vivant aux États-Unis au moment, cela dès le premier jour de l’ère trumpienne. À la fonctionnalité compétente, routinière, appliquée et régularisée de l’administration Obama se sont substitués l’imprédictibilité, le chaos et l’appréhension effrayante de l’administration Trump. Ses manières de briseur de porcelaine peuvent plaire dans un environnement d’orthodoxie sociale et intellectuelle, d’autant plus que celui-ci est accompagné d’une diminution graduelle et substantielle des moyens de vivre d’une bonne portion de la population. Il a propulsé une image d’antisystème et d’antiélitisme qu’il a su cultiver avec une main de maître. Il peut être obsessif et impulsif par moments, mais il n’est pas fou, comme certains le pensent.
J’aime son anticonformisme et son non respect des étiquettes sociales prévalentes, mais je le trouve vulgaire et arrogant, des traits qui plaisent apparemment à ses supporteurs. Ayant vécu aux États-Unis pendant tant d’années et observant leurs us et coutumes, jamais avant avais-je vu un représentant ou aspirant représentant du gouvernement, agir d’une manière si canaille et dédaigneuse des institutions de l’État. Même si une part de moi le trouve plus ou moins amusant, il m’est difficile de ne pas apercevoir le caprice de l’héritier riche derrière ses excentricités. On peut avoir une certaine appréciation pour un homme qui dévoile au grand jour le fond de ses pensées et refuse de jouer les bienséances hypocrites de la société. C’est même rousseauesque en quelque sorte. Mais malheureusement, Trump est inacceptable dans une société à vocation de vivre dans le respect de l’Autre, le voisin, et de son droit à part entière à l’environnement que nous tous partageons. Si on pouvait faire abstraction des suspicions que Trump serait contrôlé par les services secrets russes, on pourrait admirer sa désignation de l’OTAN (l’Organisation du traité de l’Atlantique nord), comme une organisation « obsolète » et sa préconisation d’une politique amicale envers la Russie. Mais malheureusement, à cause de l’instabilité de sa personnalité, on ne peut pas compter sur ses déclarations.
On a fait une grande controverse de la réponse de Trump au commentateur de télévision Bill O’Reilly, qui lui demande pourquoi il respecte tant Vladimir Poutine « qui est un tueur » ? Et Trump de répondre : « Pourquoi penses-tu que nous sommes si innocents, nous ? » C’est cette candeur provocatrice qui plait tant à ses supporteurs mais qui ne provient pas d’une critique sérieuse des problèmes, mais sert plutôt comme manœuvre pour contrôler et jouir du pouvoir que lui confère sa classe et ses privilèges. Mais je suis absolument d’accord avec lui que les États-Unis ne sont pas innocents. En fait, c’est bien ironique que l’un des commentateurs dont on a fait appel pour répudier cette assertion de Trump, le général retraité Barry McCaffrey, soit lui-même accusé de crimes de guerre pour le massacre de plusieurs centaines (certains allègent de milliers) de soldats irakiens qui retraitaient de Kuwait les 26 et 27 février 1991, soit deux jours après l’ordre de cessez-le-feu émis par George Bush le père à la fin de la première guerre du Golfe persique, en accord à la résolution de l’ONU. On a vu sur deux autoroutes qui relient Kuwait et Irak – Autoroute 80 et Autoroute 8 – les débris calcinés de 1 800 à 2 000 tanks et véhicules irakiens et la mer de cadavres longeant les soixante-dix kilomètres des deux autoroutes appelées « les autoroutes de la mort ». Le fameux et très respecté journaliste de la revue New Yorker, Seymour Hersh a qualifié le massacre de crime de guerre qui n’était ni provoqué ni nécessaire.
Les comédiens et les commentateurs politiques se réjouissent de la mine d’or que leur offre l’administration Trump en tant qu’objet de dérision et cas d’étude. Je crois que même les votants de Trump qui croyaient voter pour un excentrique et iconoclaste viendront à la réalisation qu’il est un pur produit du système, en tout cas un être indescriptible et imprédictible. En un sens, c’est plus effrayant que le démon lui-même, qui est peu ou prou prédictible.
À part les indécences de Trump durant les élections primaires et générales, il s’ajoute aujourd’hui la réalité empirique de l’administration Trump comme méthode de gouvernement. Pendant seulement les trois premières semaines de sa prise de fonction, il a réussi à importuner et aliéner différentes composantes de la société étatsunienne : les immigrants, les musulmans, les femmes, les familles étatsuniennes familialement attachées à un immigrant sans papiers, les récipiendaires de la couverture d’assurance médicale dite « Obama care », les LGBT, etc. (10)
Le mixage de l’instabilité émotive du président avec son équipe de durs idéologues de la droite raciste étatsunienne, qui a un agenda préconçu, n’augure pas favorablement de l’avenir démocratique du pays, du moins dans le court terme. Mais à voir l’enthousiasme et la grande pluralité de gens, et de jeunes en particulier, qui s’engagent dans la lutte contre Trump, contre le fascisme, contre la vision obscurantiste de ces san fèy au pouvoir aux États-Unis, je garde la confiance que le trumpisme s’avèrera un court instant de folie dans la vie du pays, comme la période dite Post-Reconstruction où le Ku Klux Klan manifestait en masse dans la rue avec l’approbation du pouvoir en place. Tout signe montre, heureusement, en cet instant, soit au cours du deuxième mois de l’administration Trump, que la société étatsunienne la voit plutôt comme une aberration. C’est une aberration de la gouvernance, en effet, que le président se comporte comme un adolescent capricieux, susceptible à l’impulsion incontrôlée, usant son Twitter comme son principal mode de communication et d’attaque contre ses ennemis.
En réalité, personne ne prenait au sérieux la probabilité que Donald Trump pourrait devenir président des États-Unis. Même lui-même ne le croyait pas. C’est ce weirdness, cet acte incompréhensible et insolite qui reste à être éclairci. Durant la campagne électorale, il était clair que Donald Trump était différent et problématique, mais l’Establishment politique ne voulait pas confronter le problème de front, comme s’il attendait que par quelque miracle de l’happening ou du bon sens, on finirait par l’écarter, misant sur une citoyenneté éclairée. Ça n’a pas eu lieu comme espéré. Il fallait une intervention plus sérieuse des pouvoirs établis, l’exécutif d’Obama ou le pouvoir judiciaire en particulier (le législatif étant dans les mains des républicains jusqu’au-boutistes qui n’ont aucun problème à s’allier à Trump pour faire avancer leur propre programme politique). Finalement, soit par faiblesse ou trop de prudence de la part de l’administration Obama, soit par un défaut de jugement de la part de toute la classe politique, ou soit encore par l’ingéniosité du tandem Russie-FBI, l’inespéré et l’impensé se sont bien matérialisés : Donald Trump est devenu président des États-Unis !
Dès ses deux ou trois premières semaines au pouvoir, il a déjà semé le chaos général à cause de son décret sur le bannissement des musulmans ; entamé des disputes avec l’Australie et le Mexique, deux alliés importants des États-Unis, mais aussi avec la Chine, l’Iran et la Corée du Nord. Ce dernier pays, qui a un président non tout à fait « normal » non plus, a testé un missile balistique de portée moyenne, apparemment en violation d’une résolution de l’ONU. Apparemment aussi pour « tester » Trump. Il faut remarquer, toutefois, qu’il n’a rien fait de tangible contre cette « provocation », même si les va-t-en-guerre du Parti républicain réclament à cors et à cri une réaction confrontationnelle.
Quant à l’Iran, avant même qu’il arrive au pouvoir, Trump avait déjà adopté un ton belliciste à son égard, se déclarant contre l’accord nucléaire négocié par l’administration Obama avec Iran et cinq autres puissances mondiales (Russie, Chine, Royaume-Uni, France et Allemagne). Si on croirait la théorie préconisée dans Quatrième Tournant par William Strauss et Neil Howe, les directeurs de conscience de Steve Bannon, pour faire matérialiser l’échéance cyclique de quatre-vingts ans et accomplir la prédiction (ou prophétie), il faudra une guerre avec la Chine et « un pays du Moyen-Orient ». Dans le présent contexte géopolitique on peut mettre la Chine et la Corée du Nord dans la catégorie « Chine » identifiée par Strauss et Howe, et Iran dans celle « Moyen-Orient ». L’inquiétant, bien sûr, c’est dans quelle mesure ces théoriciens du désastre comme possibilités (tels les néoconservateurs préconiseurs de la guerre contre Irak en 2002), peuvent influencer la mise en branle d’une vraie guerre entre les États-Unis et la Chine/Corée du Nord et l’Iran ? C’est une importante préoccupation.
Un pays en vigilance et en résistance
Même les organisatrices et organisateurs des Marches des Femmes, tenues ce samedi 21 janvier 2017 à travers tout le pays, ne s’attendaient pas à une telle réponse enthousiaste et participation massive des populations. Initialement organisée comme une de ces « marches sur Washington » qui prennent forme de temps à autre, la plus fameuse étant celle de Martin Luther King en 1963 pour les droits civiques des Noirs, la Marche a engendré d’autres « marches sœurs » qui pullulent dans tous les États étatsuniens, dans 600 villes, 57 pays étrangers, et sept continents. Aux États-Unis les plus impressives étaient les marches de Washington DC (la foule estimée à 500.000 personnes), Los Angeles (750.000), Boston (200.000), New York (150.000), Chicago (100.000), Seattle, Atlanta et autres villes également comblées. À la Marche de Boston où j’ai participé avec ma femme Jill au Boston Common, le parc et les rues attenantes étaient bondés de monde. Ces vastes proportions de personnes rejetant le monde offert par la présidence de Trump dit beaucoup sur la force d’âme du pays, mais aussi sur son inquiétude devant l’inconnue nébuleuse que représentent Trump et son équipe de cyniques milliardaires qui n’ont que faire du bien-être de la société. Beaucoup des participants aux marches sont peut-être motivés par le discours inaugural, proto-fasciste de Trump dans lequel il vante un passé glorieux qu’auraient eu les États-Unis dans un temps mythique. La plupart des observateurs ont relevé l’étroitesse d’esprit et le sous-entendu raciste qui sortent du discours, un commentateur de la chaîne de télévision câblée MSNBC, Chris Matthews, a qualifié le discours inaugural de Trump d’« hitlérien ».
Les Marches des Femmes se révèleront un exutoire bien à propos, voire une voie à la délivrance du cauchemar trumpien. En plus d’envoyer un message à Trump pour lui signifier qu’on n’absorbera pas son programme d’exclusion dans la passivité, les marcheuses et marcheurs veulent aussi élever et réaffirmer les valeurs morales, civiques, culturelles et humanistes qui donnent à leur vie un signifiant et qui leur aident à maintenir le cap. En cela, les manifestations de masse du 21 janvier n’étaient pas seulement un rejet de Trump, mais aussi et surtout, en face de la menace régressive que son administration représente, un appel à la résistance et une réaffirmation de l’idéal humaniste de la nation. Les termes et slogans les plus prévalents explicitement glorifient la solidarité universelle entre les peuples, les droits des femmes comme des droits humains, l’égalité sexuelle et de préférence sexuelle, beaucoup de banderoles exhibant la revendication dite Black Lives Matter, le mouvement de dénonciation des abus et assassinats d’hommes et femmes de couleur noire par des policiers très souvent blancs, des assassinats dûment tolérés par le système judiciaire. Très typiquement – ou atypiquement, ça dépend –, un des chants-slogans des Marches dit : « Immigrants, sachez que vous êtes bienvenus ici ! » Ce chant est scandé et répété pendant tout le parcours de la marche de Boston, probablement de toutes les autres.
En vérité, prenant lieu seulement le lendemain de l’inauguration, soit le jour de la prise de fonction réelle de Trump comme président, les manifestantes et manifestants lui envoient une sorte de mise en garde quant à l’inacceptabilité de son programme de gouvernement. Elles/ils lui signifient qu’il y a une conscience critique du peuple étatsunien – et de l’opinion mondiale – qui est toujours là et qui observe ses démarches, et qui tient à rester vigilante pour contrer son agenda draconien. En tout cas, c’était l’espérance illuminée sur le visage des marcheuses et marcheurs, une espérance faite de la praxis collective pour défendre et sauver ce qui peut être encore défendu et sauvé des grands idéaux émancipateurs de la nation étatsunienne. Et beaucoup d’autres peuples du monde étaient là avec le peuple étatsunien pour lui venir en aide, solidaritaires des mérites de la lutte.
Ainsi, les Marches des Femmes indiquent-elles l’orientation active, vigilante que la résistance entend suivre. Avec ses décrets présidentiels sur l’écologie, l’immigration, les pays musulmans, l’assurance-santé, l’avortement légal, les immigrants sans-papiers, etc., il est clair que cet homme, intrus de la chose publique, ne fait pas trop de cas du bien-être de la population, ni de la stabilité de la nation. Sa position privilégiée dans la classe dominante étatsunienne, particulièrement dans la sphère du business, ses flirts et sa relation incestueuse avec les politiciens lui assurent certainement une place importante dans les cercles dirigeants ; mais personne ne l’envisagerait président ! L’Histoire lui reconnaitrait peut-être le génie malicieux d’avoir confondu tout le monde sur la possibilité de son accession au pouvoir. On le croyait un bouffon, il s’est révélé un bon joueur machiavélien. Est-il joué lui aussi ? C’est cette histoire que l’Histoire reste à éclairer.
Naturellement, aucune réponse, quelque positive qu’elle soit, ne clarifiera entièrement ce qui arriverait. C’est le propre de l’histoire humaine que beaucoup de changements sont bruts, écliptiques, bouleversants, inattendus. Auparavant on avait eu affaire à des « réponses » aux crises, Tromp, en janvier 2017, change cela en création délibérée des crises artificielles alimentées par l’obsession anti-normative de sa clique d’idéologues ; c’est ce que Bannon appelle la « déconstruction de l’administration de l’État ». C’est peut-être ça le « nouveau normal » trumpien.
J’ai eu à être témoin de beaucoup d’événements historiques aux États-Unis durant mes quarante ans au pays, mais jamais avant eussé-je à expériencer la vaste communion collective pour changer l’imminence du malheur comme je l’ai vu dans les manifestations du 21 janvier 2017 et des semaines qui suivent. En un sens, Trump a énergisé les votants démocrates et les progressistes pour s’engager contre son programme de gouvernement, une option qui n’était pas suffisamment poursuivie quand Obama était au pouvoir ; c’est comme s’il avait servi de tranquillisant aux pulsions combatives de la nation. Avec Trump on a affaire avec le parabole du loup et du renard de Malcolm X : le loup est un adversaire qui se montre au grand jour, tandis qu’avec le renard on ne sait pas où l’on est. En un sens, dit Malcom, ceux qui se présentent comme votre ami peuvent être plus dangereux qu’un ennemi qui s’annonce clairement comme tel.
Cependant, il n’y a aucune brouille dans le point d’interconnexion entre ce qui est bon pour le changement qualitatif au pays et les demandes des manifestants, encourageant la résistance organique au changement trumpien – que l’administration entend imposer avec tous les moyens nécessaires.
À vrai dire, quelle que pourrait être votre conception de la démocratie étatsunienne, il faut tout de même apprécier le fait qu’une obscure juge d’un district fédéral de Brooklyn, à New York, Ann M. Donnelly, puisse faire arrêter, à la demande d’un plaignant, l’ACLU, et sur tout le territoire national, une directive présidentielle qui a force de loi, citant les « dommages irréparables » que celle-ci a causés. Comme on l’a vu, la décision de la juge a effectivement annulé, même si temporairement, l’ordre de bannissement par Trump du territoire étatsunien des ressortissants de sept pays d’Afrique et du Moyen-Orient. Le premier reflexe de Trump était naturellement d’ignorer le contre-ordre de la juge, et même après qu’il eût licencié la ministre de la justice par intérim, Mme Sally Yates, pour avoir dénoncé la directive présidentielle comme illégale et refusé de la défendre, son administration était obligée de se soumettre à l’édicte d’un autre juge fédéral du district ouest de Washington, James Robart, sous demande du Procureur général de l’État de Washington, Bob Ferguson, qui confirmait l’ordre original de la juge Donnelly. Le soir du 28 janvier 2017, soit moins de vingt-quatre heures après que Donald Trump proclamât son décret de bannissement, l’humeur des résistants contre le trumpisme était amplement revigorée par l’annonce de l’injonction de la juge.
Éventuellement, un panel de trois juges de la cour d’appel fédérale de San Francisco (9e Circuit) (11) auquel Trump a fait appel, a refusé de reverser l’ordre de blocage du décret présidentiel émis par le juge Robart, rejetant ainsi le décret présidentiel de Trump. Les trois juges ont unanimement concouru que le décret a causé des torts inutiles aux personnes concernées. Cette décision a donné seulement deux choix à Trump : faire appel de la décision devant la Cour suprême ou rédiger un autre décret qui tienne compte des objections et réserves des États plaignants.
On peut voir cet incident dans deux différentes perspectives : d’une part un nouveau régime en mouvement qui cherche à établir sa raison d’être tout en satisfaisant sa base néo-fasciste ; de l’autre part, la mise en garde et la mise en valeur par une autre plus grande partie de la population, qui résiste et rejette l’attraction pernicieuse du nouveau régime trumpien.
À l’heure qu’il est (fin février 2017), suite à la démission du conseiller à la sécurité nationale de Trump, Michael Flynn, supposément pour avoir menti au vice-président Mike Pence sur la nature de ses conversations avec l’ambassadeur russe Sergey Kislyak en décembre 2016, soit sitôt après qu’Obama annonçât les sanctions contre la Russie pour son immixtion dans l’élection présidentielle étatsunienne, il est question dans les médias de la possibilité de collusion entre la campagne présidentielle de Trump et la Russie dans la stratégie d’affaiblissement de Hillary Clinton, donc de renforcement de Trump.
Personne n’est dupe sur le fait que Flynn intercédait à l’ambassadeur russe au nom du président-élu – et aussi, avant, possiblement au nom du candidat – Trump. Le bon sens l’indique clairement, mais il faut le prouver en réalité, c’est-à-dire montrer que les contacts ont eu lieu en temps réel et que les personnes mises en question sont des représentants de Trump. On vient d’apprendre en cette fin de février 2017 que le chef de cabinet de la Maison Blanche, Reince Priebus, en violation des règlements en place, a demandé au directeur adjoint du FBI, Andrew McCabe, de récuser un article du New York Times relatant les contacts entre la campagne de Trump et la Russie. Autrement dit, l’administration essaie de faire pression sur le FBI pour récuser la véracité des révélations, donc subvertir l’investigation. Comme on le sait d’après le précédent du scandale Watergate, la dissimulation est souvent considérée plus grave que le crime lui-même.
Je crois personnellement que c’est une question de temps pour qu’on arrive à éclaircir l’affaire. En tout cas, c’est ce qu’espèrent plus d’un. Trump a fait trop d’ennemis dans les cercles puissants de l’Establishment étatsunien pour qu’il dure trop longtemps comme dénonciateur en chef. Il arrivera un temps où le dénonciateur sera dénoncé à son tour, et ce sera sa fin. Ce sera le moment où tous les vautours de la classe politique, pour employer une métaphore de Victor Hugo à propos de la défaite de Napoléon Bonaparte à Waterloo, se pencheront autour du cadavre de Trump.
Ça, bien sûr, c’est le côté optimiste de l’alternative. Et si arrivait-il le pire, une attaque terroriste à grande échelle par exemple ? On sait qu’Hitler avait délibérément mis en feu le Reichstag, le parlement allemand, pour pouvoir blâmer les communistes et se faire donner les pleins pouvoirs. On a insinué que George W. Bush se serait délibérément restreint de répondre à l’avertissement qu’Oussama Ben Laden allait frapper, vrai ou non il avait en tout cas exploité les attaques terroristes du 11 septembre 2001 pour raffermir son programme de conquête du Moyen-Orient et de répression et surveillance de l’intérieur. Qu’est ce que fera Donald Trump ?
Autant que Trump accélère sa furie vertigineuse pour briser les fondements démocratiques de l’État de droit étatsunien, autant la société civile résistante accélère la leur pour le contrer. À chacune de ses attaques ciblées, soit pour expulser des immigrants sans papiers, soit pour dénoncer les journalistes comme des « ennemis du peuple » ou pour annoncer son renouvellement, sous des fards embellissants qui satisfassent les juges, de l’ordre de bannissement des musulmans, la population résistante lancent des marches contrariantes, telles celles durant le weekend de la Fête des présidents (Presidents’ Day) sous le thème « He is not my president » (il n’est pas mon président), ou celle pour supporter les musulmans, ou encore pour reconnaître et honorer la science et les scientifiques (sous attaques par le régime obscurantiste de Trump). Ces marches réunissent des centaines de milliers de personnes dans les grandes villes du pays.
Pour l’heure, plus d’un mois sous le nouveau régime trumpien, le pays est en suspens sur le prochain mouvement de l’administration. Le pays est en suspens également sur ce qui va arriver à Trump lui-même, suite à la démission de son conseiller à la sécurité nationale. Plusieurs candidats à son remplacement de haut profil se sont récusés, citant leur anticipation de problème avec l’actuel management de la Maison blanche. Il vient de choisir un général de l’armée toujours en service actif, H.R. McMaster, qui semble recueillir l’unanimité d’approbation au sein de la classe politique.
Il existe à présent une investigation sérielle de Trump pour collusion avec la Russie, menée par cinq différents comités, dont celui, bipartisan, sur l’intelligence du Sénat. Bien que les républicains contrôlent en ce moment toutes les deux chambres du Congrès, le comité sur l’intelligence peut pencher en faveur des démocrates grâce à la défection de la sénatrice républicaine, Susan Collins, qui vote souvent avec ceux-ci. Il y a d’autres comités intéressés à l’affaire qui comprennent des faucons républicains tels les sénateurs John McCain et Lindsey Graham, critiques assidus de Trump, qui sont souvent la cible de sa verve. Selon la réaction des sénateurs qui ont jusqu’ici vu les documents top-secrets relatifs à la subversion par les Russes de l’élection présidentielle de 2016, on peut penser qu’il y a dedans quelque chose pour s’inquiéter.
Même le journal parisien Le Figaro, qui n’a pas une prédisposition particulièrement haïssable envers Trump, a reporté le 20 février dernier la publication sur le site Instagram par le DJ star newyorkais Moby des révélations plus ou moins connues ou allégées mais qui n’ont pas eu une large distribution dans la presse. « Le dossier russe sur Trump est 100% vrai, y a dit celui-ci. Le gouvernement russe le fait chanter, pas seulement parce qu’il s’est fait pisser dessus par des prostituées russes, mais pour des faits bien plus abominables. (…) Depuis le premier jour, l’administration Trump est de connivence avec le gouvernement russe. Cela se confirme avec la démission de son conseiller en sécurité nationale, coupable d’avoir entretenu des relations étroites avec l’ambassadeur russe à Washington. » Le Figaro a suggéré que « le troisième point évoqué par le DJ est peut-être le plus inquiétant. Il évoque la volonté supposée de Washington de s’engager dans une guerre ouverte avec l’Iran. ». Et Le Figaro de citer encore Moby : « l’Administration Trump a besoin d’une guerre, plus précisément avec l’Iran. Elle place des navires de guerre américains au large des côtes iraniennes dans l’espoir que l’Iran attaque l’un d’entre eux et donne ainsi un prétexte pour les envahir. » « Le fervent militant anti-Trump, qui avait refusé de chanter à l’investiture présidentielle, dit Le Figaro, ne s’arrête pas là. Selon lui, la droite américaine élaborerait à l’heure actuelle une stratégie pour se débarrasser de Donald Trump. Un véritable complot ourdi par le parti républicain et les Koch Brothers, puissants industriels conservateurs. Enfin, ultime pied de nez à Donald Trump, le chanteur révèle l’opinion désastreuse qu’ont les services secrets du nouveau président des États-Unis : « Les services de renseignement dans le monde entier et aux États-Unis sont horrifiés par l’incompétence de l’Administration Trump et se préparent à révéler des informations qui mèneront à des évictions au plus haut niveau et finalement à l’impeachment. »(12)
Dans le débat en cours, il y a aussi des considérations fort inquiétantes sur la succession de Trump dans la probabilité où il sera obligé de démissionner ou poursuivi en jugement d’impeachment. Après d’être mis au courant des documents top-secrets présentés par le directeur du FBI James Comey au comité d’investigation du Sénat, le sénateur Lindsey Graham s’est exclamé : « 2017 sera l’année où nous enculerons les Russes », demandant que les États-Unis punissent davantage la Russie. L’ironie de la situation, c’est que, malgré ses philippiques et vitupérations, souvent vulgaires et racistes, sur les immigrants, les Chinois ou les extrémistes de l’ISIL, Trump n’est pas un va-t-en guerre ni un idéologue. Quand tout le monde était agité par le test par la Corée du Nord d’un missile balistique de moyenne portée dans la mer du Japon, Trump maintenait son calme et continuait son diner quand il apprenait la nouvelle du test en compagnie du premier ministre japonais Shinzo Abe, son invité à sa résidence à Mar-a-Laga en Floride. Son vice-président Mike Pence, le dada des conservateurs républicains, trop contents que Trump leur procure la couverture distractionnelle nécessaire pour accomplir leur agenda en sourdine, est en un sens plus inquiétant que Trump. Sous ses manières de gentilhomme et son ton bas qui inspire de l’assurance, Pence poursuit le démantèlement des derniers vestiges de l’État-providence. Avec les généraux James Mattis « surnommé Mad Dog/Chien Enragé » à la défense et H.R. Master à la sécurité nationale, l’administration signale qu’elle mènera une politique extérieure plus belliciste que celle d’Obama. Avec Trump ou pas. Un autre général, John Kelly, veillera sur la sécurité de l’intérieur et s’occupera de la répression contre les immigrants sans papiers.
Ce qu’on a appelé le phénomène Trump est un affront de front contre l’idéalité démocratique de la société étatsunienne, c’est une régression de l’appréhension et de la connaissance politique en 2016-2017. L’une des plus malheureuses répercussions de l’émergence et de la présidence de Trump – et nous espérons que ce ne sera pas un legs qui dure –, est la voie libre donnée aux racistes et antisémites de tout poil pour se montrer au grand jour. Et c’est bien déplorable, surtout pour un pays qui vient de si loin et qui a vaillamment combattu pour ses acquis politiques en termes de respect des droits civiques des Noirs et des droits humains en général de toute sa population, y compris les droits humains des femmes, des enfants, des handicapés ou de ceux ou celles qui ont différentes préférences sexuelles. Même si ces acquis ne sont pas toujours parfaits et restent à désirer, ils indiquent une certaine idéalité de la part de la nation. C’est cette idéalité que défendent les marcheuses et marcheurs du 21 janvier 2017, et des semaines qui suivent, pour demander aux autorités de respecter, et à la population en général de combattre, pour préserver.
Conclusion
J’ai sous-titré cet essai « une succession schizophrène aux États-Unis » parce que je voulais souligner la rupture paradigmatique entre la présidence d’Obama et celle de Trump. Durant toutes ses huit années au pouvoir, Obama avait fait appel à ce qui est bon, louable, décent et humain chez ses interlocuteurs, et même chez ses adversaires. Intérieurement, il rêvait d’une société où nous nous aimons tous et tolérons nos différences et limitations. Naturellement, extérieurement, un Irakien, un Pakistanais, un Yéménite ou un Afghan dont la famille a été victime de l’un des assassinats téléguidés par drone ordonné par Obama, ne partagerait nullement une telle perception angélique de lui. Mais l’imperfection est le propre de la nature humaine. Comme on a vu, durant toute sa campagne et après, Trump semble privilégier l’insulte, l’humiliation et la vantardise dans ses relations avec les autres.
Comme je l’ai dit dans un poème consacré au phénomène Trump, son usage des fragilités de la nation étatsunienne pour faire avancer ses desseins inspirés par ses plus égoïstes intérêts — surtout à la lueur de l’histoire du pays, une terre de tourment, de souffrance et de regret toujours sous l’envoûtement de son passé génocidaire —, c’est impardonnable. Pour avoir déstabilisé la paix encore délicate du pays et réveillé ses instincts les plus bas au service des impulsions crasseuses, Donald Trump est inacceptable. Je suis certain qu’il émergera une coalition pour nous en débarrasser. Combien de temps la tragi-comédie durera-t-elle ? Six mois ? Un an ? Deux ans ? Quatre ou huit ans ?
Le discours de bannissement et d’exclusion de l’Autre, le venin sur le visage de la foule, la mise à l’index des minorités et des altérités, les poings levés et serments à la gloire de la patrie, la dévalorisation des valeurs humaines, sont autant d’indices qui nous rappellent d’un horrible récent passé.
Étant donné les intersections entre le politique et le business dans la vie de Trump, étant donné aussi qu’il y a cinq investigations en cours sur la connivence entre les services secrets russes et la campagne de Trump, il y a une grande chance que Donald Trump ne finira pas son premier terme de quatre ans. En outre, il a créé trop d’ennemis puissants au cours de sa campagne présidentielle pour être suffisamment protégé contre une action de correction d’envergure ; de plus, son ignorance de la chose publique, le cynisme et l’idéologie délétère des membres les plus puissants de son cabinet, sans compter la corruption endémique et environnementale dont est susceptible une corporation comme celle de Trump, ou, plus dommageable encore que les autres, si on trouve de la preuve qu’il cherchait à subvertir l’élection présidentielle de 2016, etc., ce sont autant de mines constitutionnelles qu’il sera difficile à l’administration Trump de s’échapper dans l’absence d’une politique répressive franchement fasciste pour supprimer l’État de droit étatsunien.
En terme de schizophrénie ou de la double personnalité, on aurait du mal à en trouver un prototype plus authentique ailleurs qu’aux États-Unis : le pays de Tom Paine, préconiseur de la liberté, et aussi de Georges Washington et de Thomas Jefferson, deux des pères fondateurs du pays qui possédaient des esclaves ; le pays de Harriet Tubman, de John Brown, de Frederick Douglass, d’Abraham Lincoln, et aussi de la Confédération sudiste et du Ku Klux Klan ; le pays qui a inventé le jazz, le rap et l’Internet, et aussi qui a mené une guerre exterminatrice contre les natifs Indiens et contre le Vietnam ; le pays dont les scientifiques explorent les espaces interstellaires, et aussi qui croit en des idées les plus simplistes ; le pays qui vient en aide à presque tous les peuples de la terre, et aussi qui a détruit l’agriculture haïtienne et imposé Michel Martelly comme président ; le pays qui a fait élire Barack Obama président, et aussi Donald Trump…
C’est possible qu’en comparaison avec Trump, l’ère d’Obama s’avèrera une expérience exemplaire de la démocratie étatsunienne, mais nous devons espérer explorer d’autres possibilités d’avancement authentiquement démocratiques qui tiennent à cœur et qui promeuvent à la fois le respect de l’inaliénabilité de l’être humain, la quête de l’égalité universelle, y compris l’égalité de salaires pour une même labeur, l’égalité sexuelle, le droit de tous les êtres humains à la protection de l’État et à la poursuite du bien-être.
NOTES
- On a applaudi sa commutation de la peine de Bradley/Chelsea Manning, le caporal de l’Armée étatsunienne trouvé/e coupable en 2013 pour avoir fait illégalement divulguer par le Wikileaks des informations militaires ultrasecrètes relatives à la guerre en Irak.
- « Obama exits, taking his dignity with him », Yahoo News, 20 janvier 2017: https://www.yahoo.com/news/obama-exits-taking-his-dignity-with-him-100004199.html?ref=gs
- Le poème « Hymne d’adieu à un fidèle compagnon de notre lutte » est dédié et consacré à Fidel Castro, mort le 25 novembre 2016.
- Le mardi 2 juillet 2013, l’avion qui ramenait Evo Morales, de retour d’une réunion des pays producteurs de gaz naturel à Moscou, a été bloqué à Vienne, en Autriche, sur ordre de Washington. Les Étatsuniens soupçonnaient l’avion de cacher Edward Snowden. La France, L’Espagne, l’Italie et le Portugal avaient refusé à l’avion de survoler leur territoire.
- J’emploie dans ce texte le terme « non-victoire » au lieu de « défaite », parce que avec près de trois millions de vote populaire en plus que Trump, il est difficile d’appeler la situation de Hillary Clinton une « défaite ».
- Je dois dire que ma conception de l’Histoire comme une succession de « tournants » conjoncturels est différente de celle des théoriciens du « Quatrième tournant » dont Steve Bannon, William Strauss et Neil Howe qui croient qu’il survient une grande crise historique et géopolitique chaque quatre-vingt ans. Ils croient aussi qu’une « guerre existentielle » au Moyen-Orient et contre la Chine est indispensable, voire inévitable.
- En réalité dans le cas de l’élection de Trump cet électorat n’est pas à proprement parler une « majorité » puisque Hillary Clinton a gagné le vote populaire avec près de 3 millions de votes en plus. Une réalité qui rend l’élection de Trump plutôt kafkaesque.
- Venant dans le contexte des questionnements sur sa légitimité présidentielle, cette nouvelle comparaison défavorable avec l’inauguration d’Obama lui apparaissait comme une nouvelle atteinte pour diminuer son importance aux yeux de l’opinion. Et ça l’a beaucoup irrité, « peau fine » qu’il est. Trump aime les nominatifs superlatifs et les répète dans nombre de ses prononcements : « le plus gros… », : « le plus grand… », : « la pire ministre du Département d’État… », : « le meilleur candidat… », etc.
- Comme l’exemplifie le cas de Guadalupe Garcia de Rayos, mère de deux enfants vivant avec sa famille aux États-Unis, en Arizona, depuis l’âge de quatorze ans. Elle a été arrêtée par ICE (Immigration and Customs Enforcement) et refoulée au Mexique aussitôt après.
- LGBT = Lesbienne, gay (homo male), bisexuel, transsexuel.
- Sur demande des États de Washington et du Minnesota, le juge fédéral James Robart avait gelé le décret présidentiel qui refuse l’entrée aux États-Unis aux ressortissants des sept pays d’Afrique et du Moyen-Orient. L’appel de l’administration Trump de ce blocage a été entendu par trois juges de la cour d’appel fédérale du 9e Circuit : juges William Canby (nommé par l’ancien président démocrate Jimmy Carter), Richard Clifton (nommé par l’ancien républicain George W. Bush) et Michelle Friedland (nommé par l’ancien président démocrate Jimmy Carter).
- Cf. Le Figaro « Moby : ses révélations fracassantes sur Donald Trump », 20 février 2017 : http://www.lefigaro.fr/musique/2017/02/18/03006-20170218ARTFIG00060-moby-ses-revelations-fracassantes-sur-donald-trump.php
-Tontongi, fin février 2017
Merci pour ces précieux conseils, je vais les appliquer.