La Cour des comptes d’Haïti vient de livrer le troisième et dernier rapport d’audit sur la gestion du fonds PetroCaribe. Le rapport confirme l’étendue de la corruption, impliquant le sommet de l’État, qui continue pourtant à jouir du soutien international.
Le 12 août 2020, la Cour des comptes haïtienne livrait le troisième et dernier rapport d’audit sur la gestion du fonds PetroCaribe. De mars 2008 à avril 2018, près de 44 millions de barils de carburant ont été livrés et commercialisés en Haïti, dans le cadre de l’accord énergétique régional avec le Venezuela : PetroCaribe. Une partie de ces livraisons constituait un prêt à taux très bas, remboursable sur une vingtaine d’années, alimentant un fonds de 1,459 milliard d’euros pour la mise en œuvre de plus de quatre cents projets sociaux et de développement. Ce sont ces projets, au cœur d’un scandale qui a éclaté il y a deux ans, qui font l’objet de l’attention de la Cour.
Ce dernier rapport de la Cour complète et confirme les deux précédents sur l’ampleur et le caractère systématique de la corruption à l’œuvre. La mauvaise gestion, le gaspillage et la dilapidation des fonds sont évidents. Absence d’évaluation des besoins et d’estimation des coûts, manque de suivi et de contrôle, aucune trace des « bénéficiaires », etc. Nombre de contrats ont été réalisés de gré à gré, en violant les règles légales ou en détournant les dispositions de l’état d’urgence pour ne pas recourir aux appels d’offres. Pire, bien souvent, la Cour n’arrive même pas à mettre la main sur les contrats : soit qu’il n’y en ait jamais eus, soit qu’ils sont introuvables ou que les ministères fassent obstruction.
Entre Ubu et Kafka
Force est, en effet, de reconnaître la « légèreté » de ministères, qui ne livrent aucun document (devis, contrat, pièce justificative, etc.) pour de nombreux projets, à hauteur quelque fois de plusieurs millions d’euros. Qui plus est, les montants des résolutions ministérielles ne correspondent souvent pas à ceux des contrats ni aux décaissements réalisés. Certains projets sont surfacturés, d’autres sous financés. D’autres voient leur budget détourné sur d’autres missions ou destiné seulement à couvrir les frais de fonctionnement. Les écarts, parfois très importants, n’apparaissent nulle part.
Dans un tel contexte, faute de documents et de volonté politique des institutions publiques, la Cour des comptes décline, au fil des plus de mille pages de son rapport, son incapacité à se prononcer sur « l’utilisation des montants » et « la régularité des opérations », ainsi que l’impossibilité « de vérifier la fiabilité des travaux réalisés ». On hésite entre Ubu et Kafka. Ainsi en va-t-il de la réponse du directeur général du Fonds de développement industriel (FDI), à propos de l’absence de pièces justificatives concernant les plus de deux millions d’euros accordés à 20.000 microentreprises : « la liste des bénéficiaires (…) ainsi que les dossiers originaux y afférents ne pourront pas être transmis à la Cour des comptes pour cause de confidentialité liée au système bancaire ».
Cela serait drôle si ce n’était aussi tragique. Aucune trace des sept millions d’euros destinés à renforcer la police, alors que l’insécurité explose et les massacres, impliquant la complicité de policiers, se multiplient. De même, aucun contrat ni justificatif pour trois projets à l’arrêt, d’une valeur de plus de 46 millions d’euros, couvrant notamment la construction, suite au séisme de 2010, de 1.500 logements dans la périphérie de la capitale, à Morne-à-Cabri. L’argent a été octroyé à une société dominicaine, Constructora ROFI, aux mains du sénateur Félix Bautista, soupçonné de corruption, et, pour cela même, interdit de séjour aux États-Unis…
Lutter contre l’impunité
L’erreur serait d’isoler les faits, de voir dans la corruption une fatalité, et de conclure à l’incapacité de la population à se gouverner. En réalité, il semble que l’international, États-Unis en tête, s’accommode bien mieux d’un gouvernement corrompu que les Haïtiennes et Haïtiens. Près des deux-tiers des fonds PetroCaribe ont été dépensés – et détournés – sous la présidence de Michel Martelly (2011-2016), dont la stratégie « d’ouvrir Haïti aux affaires » était montrée en exemple par les acteurs internationaux.
L’actuel président, Jovenel Moïse, qui lui a succédé, est son dauphin. Il est directement mis en cause par la Cour, et contesté par une large partie de la population, qui voit en lui l’un des principaux obstacles pour mettre fin à l’impunité. Il demeure pourtant porté à bout de bras par Washington, avec la connivence de l’Union européenne. En fin de compte, on préfère un régime corrompu, avec lequel on pourra toujours s’arranger, que la liberté chaotique d’un peuple, dont on ne maîtrise pas l’élan.
Sous la litanie des irrégularités et des chiffres, il y a le mépris de l’oligarchie, la captation des institutions publiques, une culture du projet et une politique de l’impunité. Et il y a des femmes et des hommes, qui ont crié leur ras-le-bol, en se soulevant en 2018 et 2019, pour exiger justement la reddition de comptes, le procès de la gestion des fonds PetroCaribe et, au-delà, la fin d’un « système » où se confondent pauvreté et inégalités, dépendance et domination. Notre complaisance et leur suffocation.
CETRI 27 août 2020