(10e partie)
Avec l’arrivée de l’ancien Gouverneur de la banque centrale ( BRH), Fritz Alphonse Jean, à la tête du Conseil Présidentiel de Transition (CPT), succédant au lavalassien Leslie Voltaire, le 7 mars dernier, certains pensaient que le dossier de la corruption relative à la BNC mettant en cause trois Conseillers-Présidentiels : Louis Gérald Gilles, Smith Augustin et Emmanuel Vertilaire, pourrait être relancé par le représentant de l’Accord de Montana, histoire de se réconcilier avec les signataires de l’Accord du 3 avril 2024 mais aussi d’attirer l’attention du nouveau locataire de la Maison Blanche, Donald Trump, sur Haïti de manière plus positive. Cela tombe bien. Nous aussi, nous allons tenter de boucler cette chronique sur ce dossier suite à l’arrêt de la Cour d’appel de Port-au-Prince du 19 février 2025 donnant un « sursis » aux trois accusés.
Après toutes les prises de paroles et de positionnement de l’ensemble de la classe politique et de différents secteurs de la société sur le Rapport de l’ULCC, c’était au tour de l’appareil judiciaire de prendre le relais ou d’entrer en scène par le biais du Parquet de Port-au-Prince. Le 16 octobre 2024, on a appris, en effet, que le Commissaire du gouvernement (Procureur de la République) près du Tribunal de première instance de Port-au-Prince, Lionel Constant Bourgoin, avait saisi le doyen du Tribunal de Première instance de la capitale, Me Bernard Saint-Vil, afin de désigner un juge d’instruction sur l’affaire et sur la publication du Rapport de l’ULCC. « Le décanat a reçu le réquisitoire d’informer qui est un acte non public. Il revient au doyen du Tribunal de désigner un juge. C’est au juge saisi sur la base de ces présomptions d’implication de ces personnes dans un pacte de corruption qu’il appartiendra de les inculper ou pas durant l’instruction préparatoire.
Pour l’instant, il n’est que d’attendre une instruction sereine en vue de démontrer s’il existe des charges suffisantes ou non à l’encontre de ces personnes pour les traduire ou non devant une juridiction de jugement. Le fait par le Commissaire du gouvernement d’envoyer un réquisitoire d’informer au doyen pour saisir un juge d’instruction constitue une mise en mouvement de l’action publique » avait indiqué une source du quotidien Le Nouvelliste daté du 16 octobre 2024. Naturellement, les personnes auxquelles fait allusion la source du journal de la rue du Centre sont les Conseillers Présidentiels : Emmanuel Vertilaire, Smith Augustin et Louis Gérard Gilles qui, en dépit des pressions et des conseils de leurs amis et des organisations qui les avaient patronnés au CPT, demeurent obtus en refusant de quitter leur fonction au sein du Pouvoir exécutif de Transition. Sitôt saisie, sitôt la justice s’est mise en mouvement. Le 17 octobre 2024, la nouvelle était confirmée. Me Bernard Saint-Vil avait désigné le juge Benjamin Félismé pour mener l’instruction sur ce scandale de corruption dans lequel les trois Conseillers sont accusés.
Pendant ce temps, la Société civile haïtienne maintient la pression sur le pouvoir, sur les trois concernés et sur l’appareil judiciaire. Invitée aux Nations-Unies lors d’une séance sur les droits humains le 23 octobre 2024, l’organisation de Pierre Espérance, le RNDDH (Réseau National de Défense des Droits Humains), était revenue sur ce scandale tout en mettant l’accent sur la déficience de la justice qui peine à rendre justice tant la corruption, justement, gangrène l’institution judiciaire. Me Rosy Auguste Ducéna qui conduisait la délégation de la RNDDH et faisant office de porte-parole devait déclarer à la Tribune de l’ONU « La corruption gangrène le pays. La gestion du dernier scandale ayant éclaboussé des Conseillers-Présidents qui veulent à tout prix s’accrocher au pouvoir, en constitue une preuve irréfutable. L’administration publique haïtienne est victime d’une vaste opération de pillage des ressources de l’Etat où fonctionnaires et cadres siphonnent les deniers publics et s’enrichissent illicitement.
De plus, les armes, les munitions ainsi que les produits psychotropes sont vendus illégalement sur le territoire national. Et tout cet argent sale, généré par ces activités illégales, rentre facilement dans un système financier très peu contrôlé. La Justice haïtienne est tout aussi dysfonctionnelle que corrompue. Plusieurs Parquets des tribunaux de Première instance sont jonchés de Commissaires du gouvernement et de substituts qui libèrent des membres de gangs armés contre pots de vin. Des juges, peu courageux, ne veulent pas décider sur les dossiers qui leur sont confiés pour instruction judiciaire. Des dossiers de corruption sont classés sans suite ou démantelés et, dans certaines juridictions du pays, la justice se vend au plus offrant et au dernier adjudicataire. » Le lendemain, 24 octobre, c’est l’accusé le plus discret mais toujours présent à toutes les convocations, Emmanuel Vertilaire, le représentant au CPT du parti Pitit Dessalines de Jean-Charles Moïse, qui va surprendre tous les observateurs politiques du pays.
A l’annonce de la désignation du juge Benjamin Félismé comme juge instructeur sur le dossier, peut-être pris de panique ou conscient que l’affaire passe à une phase qu’aucun des Conseillers-Président ne peut plus négliger sous peine d’être sérieusement menacé, Emmanuel Vertilaire va faire lui-même une sorte d’auto-plaidoyer en parlant de lui à la troisième personne. Sur son compte X et par son bureau de communication, le membre du Conseil Présidentiel de Transition va tenter de se mettre sous le parapluie du CPT en tant que Président. Emmanuel Vertilaire ne se considère pas comme un justiciable ordinaire. Selon lui, son statut de Conseiller-Président lui garantit l’immunité, voire l’impunité. Il récuse la saisine du Parquet devant un juge d’instruction tout en déclarant que le statut d’inculpé n’est pas automatique dans la procédure pénale d’Haïti.

Voici ce qu’on pouvait lire sur son compte X le 24 octobre 2024 et publié aussi en note de presse par son service de communication à la même date : « Le Conseiller-Président Emmanuel Vertilaire s’est présenté volontairement devant l’ULCC pour éclaircir certains faits aux fins d’épargner au pays une crise politique par un scandale imaginaire et intéressé. La présentation volontaire du Conseiller-Président Vertilaire devant l’ULCC n’entraîne pas la renonciation à son statut de Président, l’ULCC n’étant pas une juridiction (art. 7, alinéa 5, du Décret de 2004 créant l’ULCC). La simple saisine du juge d’instruction par le réquisitoire d’informer du parquet ne traduit pas l’ouverture d’une instruction et l’inculpation systématiques. L’ouverture d’une instruction et l’inculpation d’une personne sont subordonnées à des règles procédurales, qui s’imposent au juge. Le législateur n’institue pas un principe général de l’ouverture de l’instruction en ce que le juge peut être confronté à des obstacles juridiques, qui peuvent empêcher l’ouverture d’une instruction.
Le juge d’instruction sera ainsi confronté à l’ensemble de ces principes procéduraux dans l’affaire BNC. Étant la bouche de la loi, le magistrat instructeur sera amené à faire la stricte application des textes normatifs (Constitution, loi : (Code d’instruction criminelle et Code pénal) et décret) en raison du statut du Président Vertilaire dans le cadre du rapport superficiel de l’ULCC issu d’allégations imaginaires. Le statut d’inculpé n’est pas automatique dans la procédure pénale haïtienne et nécessite préalablement la comparution du mis en cause. Le Président Vertilaire n’est pas inculpé à ce jour. » En se couvrant de ce bouclier politico-judiciaire, Emmanuel Vertilaire pensait-il ou espérait-il sortir blanchi de cette accusation de corruption de cent millions de gourdes de la BNC avec ces deux coéquipiers, Louis Gérard Gilles et Smith Augustin et leur accusateur Raoul Pascal Pierre-Louis, l’ex-Président du Conseil d’Administration de la Banque Nationale de Crédit (BNC)? Or, contrairement à ce qu’a imaginé Emmanuel Vertilaire, c’est par le début que le juge va pourtant commencer. Dès le mercredi 23 octobre 2024, le juge instructeur lancera sa première convocation non pas aux trois Conseillers-Président mais à celui par qui le scandale est rendu public. Nous nommons : Raoul Pascal Pierre-Louis.
Celui-ci a pris la fuite à l’étranger pour sa sécurité selon ses avocats, mais il a été invité par Me Benjamin Félismé à se présenter dans son bureau dans le cadre de ce dossier de corruption de la BNC pour y être entendu le 14 novembre 2024 selon un courrier en date du 23 octobre 2024. « Le juge d’instruction près le Tribunal de Première instance de Port-au-Prince, Me Benjamin Félismé, vous invite à vous présenter en sa chambre d’instruction criminelle sise à la route de Frères, complexe 107, le jeudi qui sera le 14 novembre 2024 à 10 h a.m. pour y être entendu sur les faits de corruption active, prévus et punis par les articles 5.5 et 14 de la loi du 12 mars 2014 portant prévention et répression de la corruption. Cette démarche s’inscrit dans le cadre de l’instruction ouverte et suivie contre vous, le Consul Lornick Léandre et les trois Conseillers-Président Emmanuel Vertilaire, Smith Augustin et Louis Gérald Gilles ». Rappelons que l’ancien Président de la BNC n’avait pas répondu à la convocation de l’ULCC qui voulait organiser une confrontation entre lui et les Conseillers-Présidentiel mis en cause dans le cadre de l’enquête sur le scandale des 100 millions de gourdes de la BNC. Avec l’envoi des premières convocations, les choses commençaient à devenir de plus en plus sérieuses. De fait, les trois accusés, notamment Emmanuel Vertilaire, avaient entamé toute une série de démarches visant à prouver leur innocence ou pour récuser leur renvoi devant un juge d’instruction, en l’occurrence le juge Benjamin Félismé.
Mais, la presse aussi cherchait à savoir un peu plus sur l’attitude des accusés qui laissaient entendre qu’ils sont protégés par leur statut de membre du Conseil Présidentiel de Transition, donc bénéficiant de l’immunité politique pour ne pas se présenter devant le juge. Ainsi, certains juristes et avocats ont été sollicités sur différents médias de la capitale pour donner leur compréhension du dossier sur le plan juridique. Parmi ces spécialistes du droit, on a relevé l’analyse de Me Patrick Laurent dans l’émission Panel Magik sur radio Magik9 le mercredi 30 octobre 2024. En ce qui concerne le statut juridique des trois mis en cause, ce spécialiste tenait à rappeler ce qui suit : « Le juge d’instruction peut être saisi in rem, c’est-à-dire sur les faits ou in rem et personae, c’est-à-dire sur les faits et sur les personnes. Dans le second cas, les personnes citées dans le réquisitoire sont des inculpées jusqu’à une ordonnance les retirant sous le coup de l’inculpation. Les trois Conseillers auraient dû éviter de répondre à la convocation de l’Unité de lutte contre la corruption (ULCC) ou, le cas échéant, envisager une démission avant de s’y présenter. S’ils se sont rendus à l’ULCC, il n’y a pas de raison pour ne pas se rendre à l’audition du juge d’instruction.
L’inculpation n’est pas une condamnation. Le juge d’instruction adoptera les décisions appropriées au cas où les personnes inculpées bénéficieraient d’un statut particulier pouvant empêcher leur poursuite dans l’immédiat. En ce qui concerne les privilèges de juridiction, un inculpé peut faire valoir ses droits devant un juge d’instruction. Le juge instructeur est tenu de les respecter. À la vérité, dans le cadre de l’instruction d’une affaire, ce n’est pas par voie de presse qu’un inculpé peut faire valoir ses droits de privilège de juridiction. Quand il est invité par le juge instructeur, il doit, par le biais de son avocat, l’écrire en bonne et due forme ». Il semble que l’avocat ait été soutenu par plusieurs organisations des droits humains, tel que l’Action des juristes concertés pour la défense des droits humains, (AJCDDH), Réponse de missionnaires engagés en droits humains (REMED) qui, toutes, ont appelé les trois Conseillers à la raison en se dirigeant vers la sortie.
D’après ces organisations, à l’instar de celles citées plus haut, Me Richarson Estimé qui prenait la parole au nom de tous, devait féliciter l’organisme anti-corruption pour son travail et le Rapport sur le scandale des cent millions de gourdes. Selon lui « Les accusés devraient déjà être démis de leurs fonctions afin de permettre à l’enquête de suivre son cours ». Après la convocation de Raoul Pierre-Louis, tout le monde s’attendait à ce que les trois Conseillers-Président soient rapidement convoqués à leur tour par le juge Benjamin Félismé. La leur est arrivée finalement à la mi-novembre, soit le 19 novembre 2024 pour être précis.
« Je n’ai pas encore vu le mandat de comparution, mais notre cabinet a reçu la convocation du juge d’instruction pour le 11 décembre 2024 » indiquait l’avocat de Louis Gérard Gilles quelques heures après. Une fois la convocation officialisée auprès des intéressés, le Président du CPT, Leslie Voltaire, avait réuni tout le monde pour faire le point. Une rencontre durant laquelle la tension a été à son paroxysme. Et pour cause. Leslie Voltaire aurait demandé à chacun des concernés de prendre ses responsabilités pour ne pas faire capoter la structure présidentielle, en clair ne pas sonner la fin du CPT tout entier. Ce que les trois Conseillers n’ont pas apprécié de la part de quelqu’un dont ils ont favorisé l’arrivée à la tête du pouvoir et même renforcé l’autorité en l’aidant à limoger illico presto le Première ministre récalcitrant, Garry Conille. Quelques jours après la rencontre, une fuite venue de la présidence distillée dans les médias notamment, Le Nouvelliste datant du 26 novembre 2024, a évoqué la complexité à laquelle fait face l’ensemble du Conseil. « Le Conseil Présidentiel de Transition dans son ensemble est souvent renvoyé au scandale de la BNC. Ces Conseillers constituent une épine qu’il faudra enlever au pied du Conseil. Ils doivent se mettre volontairement en retrait des décisions du CPT avec leurs privilèges en attendant une décision de justice.
Le retrait des trois membres du CPT revient dans des conversations, des commentaires. Mais, il n’y a pas d’injonctions ouvertes. L’international utilise toujours un langage codé. Les trois concernés savent qu’il y a au-dessus de leurs têtes l’épée de Damoclès des sanctions. » Début décembre 2024, le dossier était toujours dans l’impasse. Malgré la volonté de Leslie Voltaire de trancher en priant les Conseillers impliqués de rendre leurs tabliers, ces derniers laissent entendre que personne n’a le droit de leur demander de partir, car le CPT n’a pas de pouvoir de les démettre de leur fonction. Ce que, d’ailleurs, avait finalement admis Voltaire dans une interview sur RFI et France 24 lors de sa visite à Paris le 29 janvier 2025. « Vous avez bien dit que c’est une tentative de corruption. Ils sont devant la justice et on n’a pas de dispositions légales dans cet Accord politique pour les expulser du Conseil. Ils sont devant la justice, c’est la justice haïtienne qui doit trancher, pas nous-même. »
C’est aussi une réponse au Rapport du Secrétaire général des Nations-Unies, Antonio Guterres, à l’intention du Conseil de sécurité le 15 janvier 2025 qui écrivait : « Les allégations persistantes de corruption risquent d’éroder encore plus la confiance du public dans la Transition politique. Je demande instamment aux dirigeants haïtiens de respecter les principes sur lesquels ils se sont mis d’accord. » Même à l’amiable, le CPT n’arrive pas à trouver le bon angle pour sensibiliser les mis en cause au danger de dislocation qu’ils font peser sur l’ensemble de l’institution. Le 2 décembre 2024, on a appris que, malgré la pression venue de la Communauté internationale et des autres membres du CPT, les trois inculpés tiennent bon et jurent qu’ils ne tomberont pas seuls. Une posture qui a, en quelque sorte, fait baisser la pression sur leurs épaules et en même temps mis leurs six collègues dans leurs petits souliers.
(À suivre)
C.C.