Collé à la réalité

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Ce sont deux camarades de promotion. Ils se sont connus pendant douze ans à l’école, de la douzième à la philo. Devenus «philosophes», voilà des années qu’ils ne se sont pas vus, depuis l’époque des gros concombres aux prises avec les petites aubergines. Ils se revoient donc, un beau matin, en coup de vent. Leur saisissement dure l’espace d’une chaude accolade, car l’un ne doit pas manquer son train pour Washington, et l’autre est déjà en retard pour un rendez-vous très important avec son avocat. Ils prennent donc rendez-vous. Au jour fixé, Pierre S. (Pedro) s’amène chez Edouard C. (Dadou).

– Pedro papa, comment vas-tu? Mais ça fait presque quarante ans que nou pa kwaze, pale m de ou, non…parle-moi donc de toi.

– Bon, ça va pas mal, ça va pas mal. Ma femme et moi nous sommes en train de pianguer, les salaires ne nous font pas la courte échelle, tu sais. Toi, tu es médecin, tu n’as pas ce genre d’ennuis.

– Écoute, Pedro, t’exagères, afè m pa pi bon pase sa. Je fais tout juste deux cent mille balles par an, après taxes… tu comprends…

– Bien sûr, je comprends, je suis même édifié, tout juste deux cent mille… À ce que je peux voir, tu habites une sacrée belle et grande maison.

– En effet, elle est magnifique. C’est ma femme, Nicole, qui s’est occupée de la décoration. Elle a passé un an à prendre des leçons d’interior design. Ces jours-ci, elle se trouve en Haïti. Justement, elle est allée se procurer des trucs pour décorer le patio intérieur. Ici, tout est cher.

– Je comprends, avec tout juste deux cent mille tomates, on ne peut pas acheter grand chose.

– Oui, Pedro, deux cent mille ce n’est rien. Je dois donc toujours être sur la balle. Ce pays est plein de fric, il faut seulement savoir comment le trouver et fè l fè pitit.

– Je comprends… deux cent mille, presqu’une pitance… dis, c’est quel journal celui-là sur ce fauteuil?

– Bon, c’est le dernier Paris-Match. Dessous, il y a un numéro d’Haïti Observateur. Ce sont mes journaux de chevet, tu y trouves une mine d’informations…

– Je vois, t’en assez comme ça pour tes deux cent mille… Un peu plus, il te manquerait de l’argent pour payer tes abonnements.

– Je vois que tu plaisantes, mais tu n’es pas trop loin de la vérité. Koute byen: trois enfants dans des écoles privées, le jardinier qui s’occupe de ma propriété de deux acres et demi, les échéances sur mon petit bateau à voile, l’entretien de mon petit monomoteur de tourisme, les «donations» aux deux écoles où vont les trois gosses, les factures de Sachs and Fifth avenue, sans parler des multiples assurances que je paye par-ci, par-là, olala! Yon dal kòb, wi, ti mal…

– Je comprends, avec tout juste deux cent mille balles, du train où ça file, tu vas devenir comme Job, on men devan, on men dèyè

– Ou tout comme… Mon vieux, an n kite kantik pran priyè. Je me rappelle, à l’école, en rhéto, tu t’intéressais toujours aux livres. Tu avais un net penchant pour ces revues communistes qui parlaient du général Giap, de Ho quelque chose, rappelle-moi…Ho ki sa ankò ?

– Ho Chi Minh.

– Exactement… Il y avait un poème de Dépestre que tu affectionnais bien…

– «Face à la nuit»

– Exactement…kouman ou fè sonje tout rans sa yo? Tu es un canon! Sans recul, en plus. Entre nous, ne sont-ce pas des rans ? L’âge a dû te ramener à la raison, j’espère… Tu ne dis rien…

– Que veux-tu que je te dise? Je ne peux même pas dire, comme toi, tout juste deux cent mille, je suis toujours en train de pianguer, j’arrive plus ou moins à joindre les deux bouts… au bout de deux cent mille peines, et puis, laisse faire, ce n’est pas grave. Comme ça, ta femme est en Haïti, partie faire des emplettes…

– Oui, vieux, ala yon bon peyi!

– Plus maintenant, Dadou, ce pays est terriblement malade. Ces connards de politiciens, cette bourgeoisie bicolore et cette petite bourgeoisie en transfert de classe ont tué notre pays, ou presque…

– Mais Pedro, tu déménages, tu déraisonnes, tu déconnes, tu déglingues, c’est du délire, qu’est-ce qui te prend pour parler ainsi? Depuis la chute de Jean-Claude, le pays a fait un grand bond…

– Dans ta direction, peut-être.

– Mais voyons, quels journaux lis-tu? Tu as des fréquentations tout à fait délétères!

– T’as jamais entendu parler des dégâts et du deuil causés par l’insécurité? Des gens de la haute, des mecs dans l’entourage de ce Martelly qui a passé cinq ans au pouvoir à ne rien foutre, font partie de gangs qui kidnappent, volent, violent et tuent. Avec Jovenel Moïse, ce sera probablement pareil, il s’en vient pied pour pied derrière Martelly.

– Mon vieux, c’est de la mauvaise propagande par des individus méchants qui n’aiment pas le pays. Je te concéderai que très occasionnellement des voyous en quête d’argent vont dévaliser les bonnes gens. Du reste, ils n’opèrent que la nuit. On n’a qu’à bien se protéger. Écoute, fais pas cette tête! Arrête de colporter ce que racontent les médias de gauche mal informés, biaisés

– Penses-y, Dadou, durant le jour, des salopards font tout juste cent quatre-vingt-dix-neuf mille. La nuit, ils s’arrangent pour arrondir les chiffres, tout juste deux cent mille balles, en kidnappant contre rançon…

– Dis ce que tu veux, mais il n’y a absolument pas d’insécurité, au sens vrai du terme, au sens existentiel du terme. D’ailleurs, dès que Jovenel aura passé le cap des cent jours, tu verras, on aura oublié jusqu’à l’existence de ces incidents troubles…

– Épatant Dadou, super!

– Pa di m epatan, on dirait que tu veux me passer dans un rond de tenten. En passant, je parlais à Marco, l’un des proches conseillers du président Moïse. Il me dit que bientôt, ça va marcher comme sur des roulettes. Le premier ministre est épatant, un homme propre, je veux dire honnête, compétent, avenant, rassembleur, enthousiaste, de bonne fréquentation sociale, excellent médecin, the right man in the right place, du genre ”aux âmes bien nées”, ou sonje Corneille ?

– Je ne suis quand même pas en train de bailler… seulement, je me rends compte que tu es dans l’intimité de grosses légumes.

– Pas précisément, il y a aussi que mon frère Polo a ses entrées et sorties à l’ambassade américaine où il a de solides accointances. Donc, tu vois, de Marco à Polo…

– Oui, c’est tout un voyage. Il y aura les fabuleuses richesses d’Orient à notre portée.

– De quoi parles-tu?

– Bon, je rêve, Dadou, c’est seulement dans mes galaxies à moi que je peux faire  tout juste deux cent mille folies, parfois davantage. Et toi, quand on aura fait appel à toi et que tu seras ministre de ceci ou cela tu pourras faire plus de deux cent mille étoiles.

– Toi, Pedro, tu es toujours dans les nuages, moi je suis en plein dans la réalité, et même, collé à la réalité.

– Quid de l’insécurité en Haïti? Ce n’est pas une réalité? Depuis ces cinq à six dernières années…

– Bon, on ne va pas se quereller, tout juste à cause du seul mot «insécurité», voyons! Au nom de nos bons vieux souvenirs, buvons un coup, un bon rhum punch. Ah, si Nicole n’était pas en Haïti, elle t’aurait préparé un de ces drinks, ouah! L’insécurité, le deuil, les palabres, les candidats malheureux et sans popularité, on aurait noyé tout cela dans un bon «punch cinq étoiles». Ah, ma femme, Nicole! Merveilleuse comme elle seule! (le téléphone se met à sonner. Dadou décroche le récepteur)…

– J’écoute…

– Oui, ici Haïti, appel kòlèk pour le docteur Edouard C., de la part de Leyon

– Bien sûr, j’accepte.

(à l’autre bout du fil, le beau-frère de Dadou, Léon B.)

– Bonjour Dadou, désolé, mais j’ai de mauvaises nouvelles pour toi. Je ne sais par où commencer tellement c’est grave. La vie a de ces surprises. On a beau l’amadouer, la caresser, la prendre par le bon bout, elle finit par avoir le dessus. La vie est comme une allumette. Allumée, tu souffles dessus et elle s’éteint, c’est ça la vie. Sénèque avait dit que «La vie ressemble à un conte, ce qui importe ce n’est pas sa longueur, c’est sa valeur.» Anatole France pour sa part disait: « Nous ne savons pas quoi faire de cette courte vie, et pourtant nous en désirons une autre qui soit éternelle.» Sois brave, Dadou…sois brave…

  • Mais accouche, Léon, je m’en fiche de tes belles paroles, paraboles, hyperboles, symboles ak tout lòt bòl ou yo. Arrête de me remplir le bol.
  • Sois brave, Dadou. Oui, Écoute, Nicole…
  • Nicole what?
  • Depuis hier, elle n’est pas rentrée à la maison. On n’avait pas voulu t’alarmer, te donner la frousse…La police avait été avertie. Personne n’a appelé pour exiger une rançon. Mais ce matin, au petit jour, on l’a trouvée au fond d’un ravin, défigurée, avec deux trous rouges au côté gauche…

 

14 avril 2017

 

 

 

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