«Le corps se perd dans l’eau, le nom dans la mémoire.
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli»
Victor Hugo (Oceano nox)
Dans son recueil «Les Rayons et les Ombres», Victor Hugo rappelle à notre mémoire le souvenir glauque et lugubre de ces marins et capitaines «partis joyeux pour des courses lointaines /dans ce morne horizon se sont évanouis…/sous l’aveugle océan à jamais enfouis». Combien de recueils faudrait-il à nos poètes pour rendre hommage à ces innombrables petites gens de notre pays tout heureuses d’être partie prenante de la belle et difficile aventure humaine, mais qui dans le morne horizon de la cruauté souvent animale de l’homme se sont évanouis et, depuis, sont restés enfouis sous l’aveugle océan de l’oubli. Ils méritent d’accéder à la reconnaissance de notre mémoire. Ne serait-ce que l’espace d’une minute de silence, ils ont droit à une pensée fraternelle, ils ont droit à notre amour, eux qui ont atteint avant nous les rivages lunaires de l’au-delà.
Ils sont légion les gens ordinaires qui ont été victimes du tumulte et de la violence aveugle de ces vingt dernières années et dont les noms ne nous sont jamais parvenus, parce que anonymes dans la foule des jeunes et des moins jeunes qui manifestent leur ras-le bol, refusant le lourd carcan de l’ordre établi, aspirant à des conditions de vie meilleures, justes, dignes. Chaque moment de leur existence leur apprend à comprendre le pourquoi et le comment de la dure réalité de leur vécu, mieux que ne pourraient le faire toutes les pages du «Manifeste» et du «Capital» réunies. A titre d’exemple, n’est-ce pas que les paysans du Sud, depuis Acaau, ont appris à maîtriser la diproblématique de la couleur de la peau. Aux yeux lucides de leur expérience, la couleur de l’épiderme est seulement celle de la richesse ou celle de la pauvreté.
Parmi ces gens ordinaires, il y en a aussi dont heureusement nous connaissons les noms et, souvent, même les visages. Le hasard des choses a voulu qu’il en fût ainsi. Et notre devoir de mémoire à leur égard doit être encore plus agissant, car leurs silhouettes de jeunes ou d’adultes, disparus ou assassinés, sont devenues partie intégrante de notre univers mental, de notre conscience, de notre humanité. Sur l’autel de notre reconnaissance envers leur attachement à une vraie justice pour tous, à une vraie libération de toutes les servitudes, nous gardons allumée la flamme du souvenir.
Parmi ces personnes dont le souvenir reste buriné dans le marbre des souffrances et des violences criminelles vécues par le peuple haïtien, rappelons le crapuleux assassinat de Chine Delva dont on a déjà peut-être oublié le nom. Comment accepter le fait accompli d’une ignoble et lâche violence sur la personne d’une lycéenne de 22 ans? Comment comprendre la cruauté bestiale de ce militaire macoute qui le 15 janvier 1987 abattait froidement une jeune femme innocente occupée à vaquer à ses activités dans l’épicerie de ses parents à Belladère, et dont malheureusement il ne nous est resté aucune image.
C’était le 15 janvier 1987, presque une année après le renversement de la tyrannie. Thomas François, un militaire en «gros bleu» s’amène dans l’épicerie des parents de Chine Delva située non loin du marché communal de la ville de Belladère. Sur son visage s’épanouit la morgue du parvenu de l’argent et d’un pouvoir diabolique. Du haut de la force absolue qu’il incarne, à travers des regards lubriques de concupiscence débridée, et sans crier gare, la bête en rut dévoile ses viles et abjectes intentions. Chine Delva interloquée, abasourdie et terrifiée par la violence de l’impertinence fait remarquer au sale intrus qu’elle est encore une élève en classe de quatrième et qu’elle est toute entière à ses études et qu’elle ne pouvait donner suite aux propos trop osés de ce fauve en liberté.
Sans même le soupçonner, Chine Delva avait signé son arrêt de mort. Le militaire macoutard vexé d’avoir été ainsi éconduit sortit son revolver avec grand fracas et force violence verbale, visa la jeune demoiselle à la poitrine et lui tira dessus avec toute la rage que charriait sa concupiscente virilité mise en échec par une jeune fille qui avait refusé de céder à ses pulsions animales. Il n’y eut jamais d’enquête. Les parents de Chine Delva et la population de Belladère durent se résigner au fait accompli d’une mort violente et imméritée.
Nous ne saurons jamais combien de Chine Delva ont été ainsi victimes de la violence sans merci des hommes en kaki, en gros bleu ou en «tenue de léopard», au temps de la féroce répression duvaliériste et post-duvaliériste. Chine Delva faisait partie de cette frange de la société haïtienne aux moyens économiques précaires et dont l’entourage peinait à joindre les deux bouts. Ils ont été enlevés à l’affection des leurs. Le cas de Chine Delva est particulièrement poignant et révoltant car elle n’était mêlée à aucune militance politique. Elle est morte à la fleur de l’âge, victime imméritée du terrorisme militaro-macoute.
Gardons Chine Delva vivante dans nos pensées, symbole d’une jeunesse éprise de liberté et de dignité. Gardons aussi dans notre mémoire tous ces jeunes partis trop tôt sans avoir eu la chance de continuer à être partie prenante et active des changements irréversibles qui se sont opérés au sein du peuple haïtien: Charlot Jacquelin, alphabétisateur disparu sous le CNG du sinistre duo Namphy-Regala; les trois lycéens des Gonaïves Jean-Robert Cius, Mackenson Michel et Daniel Israël; l’adolescent Vladimir David disparu depuis la mémorable marche du 7 novembre 1986 pour réclamer le retour de Charlot Jacquelin aux siens.
Comme se le demandait Hugo: «sont-ils rois dans quelque île? Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile?» Leur souvenir ne restera pas enseveli dans l’indifférence. Si les corps se perdent parfois dans l’eau, le nom et l’image de ces jeunes ne se perdront pas dans notre mémoire. Sentinelles vigilantes, nous monterons la garde aux portes du souvenir.
16 janvier 2017