Canal de la rivière Massacre, le réveil de la conscience nationale (3)

(3e partie)

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Clément Pierre, Président de la FACNEH (Fédération des Associations des Commerçants du Nord-Est d’Haïti)

En plus de la position des Haïtiens refusant de se rendre à Dajabon, sans excuse du Président dominicain, comme par hasard, le mercredi 11 octobre au matin, un terrible incendie s’était déclaré uniquement aux entrepôts des commerçants haïtiens au Marché binational situé en République dominicaine. Un incendie que monsieur Clément Pierre, Président de la FACNEH (Fédération des Associations des Commerçants du Nord-Est d’Haïti), trouve « suspect ». Dans la foulée, l’une des plus grandes associations d’entrepreneurs en Haïti, l’Association des Industries d’Haïti (ADIH) qui, d’ailleurs a déjà pris position dans ce conflit, est revenue à la charge après la réouverture des frontières côté dominicain.

En effet, dans une note de presse datant du 13 octobre 2023, cette association apporte son soutien à la population du Grand Nord qui s’oppose à la réouverture de la frontière du côté haïtien afin de donner une leçon au Président Luis Abinader.

Dans cette Note de presse, les dirigeants de l’association déclarent « L’ADIH exprime sa solidarité envers toutes les concitoyennes et tous les concitoyens qui exhortent le gouvernement haïtien à garder fermées les frontières avec la République dominicaine. Les cris de cœur déterminés de nos compatriotes, réclamant cette décision, sont entendus et appréciés. Notre nation, qui, au cours des dernières décennies, a enduré tant de souffrances, survit encore, malgré tout. Bien que cette décision puisse être contraignante pour beaucoup, il est préférable de surmonter ces difficultés que de dépendre de la République dominicaine, qui, elle-même, ne défend que ses intérêts. De concert avec d’autres associations patronales du pays, un plan d’action est déjà en préparation avec les instances gouvernementales concernées en réponse à la fermeture unilatérale des frontières. Saisissons cette prise de conscience pour reprendre notre plein potentiel d’autosuffisance. L’ADIH est convaincue que la République d’Haïti, comme tout autre pays, a le droit et l’obligation de privilégier l’utilisation de ses propres ressources au bénéfice de sa population. » 

Marché binational de Dajabon situé en République dominicaine.

Entretemps, plusieurs Comités de vigilance se sont formés tout le long de la frontière par les membres d’une population plus qu’en colère. Ces Comités sont chargés de surveiller d’une part les contrebandiers Haïtiens et Dominicains et de l’autre de saisir et détruire la moindre marchandise ou les produits alimentaires en provenance de la République dominicaine. En dépit de tout cela, il aura fallu attendre le jeudi 26 octobre pour qu’une délégation gouvernementale se soit rendue sur les lieux à Ouanaminthe. Composée des ministres de l’Environnement, James Cadet, de l’Agriculture, Charlot Bredy, du Commerce et de l’Industrie, Ricardin Saint Jean et du Directeur général du Centre National de l’information géo-spatiale (CNIGS), Boby Emmanuel Piard, cette Délégation avait pour objectif « d’exprimer la solidarité du gouvernement aux paysans. Comme les Dominicains, les Haïtiens ont le droit d’exploiter les ressources hydriques de la rivière Massacre. C’est le message du gouvernement. On va  leur demander d’accepter que le gouvernement dépêche une Commission technique sur le chantier. 

Cette Commission aura à recueillir des informations sur les besoins techniques et financiers pour la poursuite des travaux », disait une source du journal Le Nouvelliste le 24 octobre. Finalement, à cause des problèmes techniques et météorologiques, c’est le jeudi 26 octobre 2023 que les envoyés du gouvernement ont fini par arriver dans le Grand-Nord et se sont entretenus avec les membres du Comité responsable de la construction du canal. Le ministre du Commerce et de l’Industrie, Ricardin Saint-Jean, a voulu rassurer et surtout apaiser les craintes en déclarant « Le gouvernement est présent ici afin d’avoir plus de connaissances sur l’avancement des travaux de construction du canal d’irrigation sur la rivière Massacre et de rencontrer le Comité en vue d’évaluer les besoins techniques. L’État est prêt à apporter son support technique et financier au Comité pour la poursuite des travaux ».

Après cette première rencontre attendue depuis trois mois par les agriculteurs et les paysans de la plaine Maribaroux, le gouvernement disait qu’il était en attente de l’autorisation des dirigeants du Comité chargé des travaux du canal afin de dépêcher des techniciens sur place pour superviser le chantier. D’autre part, les autorités qui découvrent les bienfaits de ce canal, si l’Etat participe à sa finition, croient qu’il est urgent d’apporter le soutien nécessaire aux paysans afin qu’ils atteignent leur objectif. Selon le titulaire du Ministère de l’Agriculture, Brédy Charlot, « On est déjà en discussion au sein du gouvernement en vue de définir rapidement des moyens devant permettre aux agriculteurs de produire des récoltes comme le maïs, le calalou (gombo) dans une période de deux à trois mois en vue de venir en support à la population suite à la suspension des échanges commerciaux avec la République dominicaine due à la fermeture des frontières » avançait le ministre. Signalons jusqu’à cette date qu’aucun service des Pouvoirs publics dont relève un tel ouvrage d’art – Ministères de l’Environnement, des Travaux Publics, CNE, de l’Agriculture, des Ressources Naturelles et Développement Rural – ne s’était présenté sur les lieux.

Le Ministre du Commerce et de l’Industrie, Ricardin Saint-Jean

Laissant les paysans, les agriculteurs et le reste de la population engagés dans cette œuvre se décider seuls. C’est ce que regrettait, d’ailleurs, l’une des Responsables du Comité chargé de la construction du canal, l’ingénieure-architecte Wideline Pierre « Toujours pas de présence des responsables de l’État. Le gouvernement que dirige le Premier ministre Ariel Henry n’a fait aucun acte de présence depuis la reprise des travaux le 31 août dernier. Avec des techniciens haïtiens et la détermination des travailleurs, le Comité fait le jeu de la gestion des travaux » affirmait-elle. Si les responsables de la Transition continuent de parler de paix et de solution pacifique, ils reconnaissent néanmoins que Haïti et les Haïtiens ont le droit de creuser des canaux sur la rivière Massacre tout comme les dominicains l’ont fait depuis des années sans que cela ne pose problème à personne à Port-au-Prince.

Par ailleurs, le gouvernement haïtien a accueilli à Port-au-Prince une Mission technique de l’Organisation des Etats Américains (OEA) après qu’elle se soit rendue quelques jours avant à Santo Domingo et sur la rivière Massacre du côté dominicain. D’après Jean Victor Généus, le Chancelier haïtien, interrogé par Le Nouvelliste en date du 24 octobre 2023 « Nous avons pris note de leur offre de médiation et sommes prêts à recevoir l’équipe technique qu’elle compte envoyer. Nous sommes aussi en contact avec d’autres personnalités qui ont offert leur médiation. Contrairement à ce que certains pourraient penser, la communication n’est pas rompue entre les deux États. Les deux chancelleries sont en contact et nous privilégions la diplomatie tranquille, loin des lampadaires en attendant que les négociations soient reprises pour une solution à la crise qui affecte les deux pays se partageant la même île » avait-il affirmé. Finalement, ce Comité technique présidé par le Secrétaire du Département juridique de l’organisme hémisphérique, monsieur Michel Arrighi, accompagné d’Andrés Sanchez du secrétariat au Développement intégral de l’OEA, a été reçu par le ministre des Affaires Etrangères, Jean Victor Généus, le mardi 31 octobre 2023.

Pendant ce temps, un nouvel organisme Public-Privé a été créé afin de renforcer la position haïtienne sur la crise frontalière. C’est la Commission pluridisciplinaire pour la gestion des eaux partagées. Elle est composée d’experts d’instances suivantes : MAEC, MARNDR, ME, MTPTC, STCMHD, MPHOEA, DAD, CIGS, CIAT, CUCSSP. Une première réunion de travail du Comité technique de l’OEA et de la Commission pluridisciplinaire s’est tenue le mardi 31 octobre 2023. Suite à cette rencontre, les Envoyés de l’OEA ont promis de produire un Rapport technique sur la construction du canal, selon un Communiqué des autorités haïtiennes après le départ des membres du Comité technique. Entretemps, sur la frontière, la tension ne cesse de monter entre la population haïtienne et l’armée dominicaine qui continue de jouer à la provocation en faisant des incursions de temps à autre sur le territoire haïtien. Le mardi 7 novembre 2023, n’était-ce la présence des agents de BSAP qui s’interposaient entre la population et les militaires, il aurait eu beaucoup de victimes.

En effet, ce jour-là, il était environ 13 heures lorsque les militaires dominicains ont fait une démonstration de force quasiment sur le territoire haïtien à bord de plusieurs véhicules blindés tout en survolant l’espace aérien d’Haïti avec un hélicoptère de l’armée. Furieux, les haïtiens se mettaient en position pour affronter les militaires. Ils ont creusé des tranchées afin d’empêcher les soldats dominicains de pénétrer du côté haïtien avec leurs véhicules. Tandis que des agents de Brigade de Sécurité des Aires Protégées (BSAP) faisaient le tampon entre les deux camps pour éviter l’affrontement. Le mercredi 8 novembre 2023, des renforts militaires et policiers haïtiens, composés d’agents de l’Unité Départementale de Maintien de l’Ordre (UDMO), de POLIFRONT, étaient arrivés sur le Site afin de maintenir à distance la population qui voulait en découdre avec les militaires dominicains et aussi dans le but de dissuader ces derniers de pénétrer sur le territoire haïtien. Le gouvernement dominicain en avait fait de même le long du mur près de la borne N° 13 que l’Etat dominicain a érigé depuis un certain temps non loin du canal en construction.

L’incident du 7 et du 8 novembre sur la frontière était si grave que les gouvernements des deux Etats ont jugé utile de réagir chacun par un communiqué suivant leur compréhension, leurs intérêts et leur force sur le terrain et d’appeler au calme d’une part et au respect scrupuleux des frontières d’autre part. Ainsi, les autorités haïtiennes, toujours à la recherche d’un compromis, ont émis ce Communiqué apaisant datant du vendredi 10 novembre 2023  « Le Ministère des Affaires Étrangères et des Cultes informe que le ministre des Affaires Étrangères et des Cultes, Son Excellence Monsieur Jean Victor GENEUS, s’est entretenu avec son homologue dominicain, Son Excellence Monsieur Roberto ALVAREZ, suite aux évènements du mardi 7 novembre 2023, le long de la frontière haïtiano-dominicaine au niveau de Ouanaminthe, au cours desquels des militaires dominicains, secondés par des blindés et un hélicoptère auraient, selon les observateurs, violé le territoire haïtien, apparemment en réaction à ce qu’ils considèrent comme une incursion haïtienne sur leur territoire. 

 

Le Ministre de l’Agriculture, Brédy Charlot

Face à cette situation qui a engendré une vive tension dans la zone et le mécontentement de la population, les deux Chanceliers se sont entendus de travailler pour calmer les tensions, afin d’éviter toute escalade, en attendant une solution satisfaisante et conforme au Droit international. Le ministère des Affaires Étrangères et des Cultes réitère la volonté du gouvernement de poursuivre le dialogue et la négociation avec la partie dominicaine et profite pour lancer un appel au calme et à la sérénité » disait le Communiqué de la Chancellerie haïtienne. Du côté Dominicain, la tonalité est tout autre. Leur Communiqué de presse du 7 novembre 2023 est quasiment un ultimatum à l’encontre des autorités de Port-au-Prince, puisqu’il leur exige de mettre fin immédiatement aux incursions des Haïtiens en territoire dominicain. C’est la présidence de la République dominicaine qui, dans un long, très long Communiqué, a exprimé le sentiment de Luis Abinader à l’égard d’Haïti.

« En ma qualité de Porte-parole du Président de la République, je souhaite informer l’opinion publique sur les événements survenus ce matin aux abords de la Pyramide 13, située sur la ligne frontière qui divise la République Dominicaine et la République d’Haïti. Un groupe de ressortissants haïtiens est entré sur le territoire dominicain pour faire obstacle à la patrouille automobile effectuée par l’Armée de la République dominicaine sur la route du côté Ouest de la clôture périphérique intelligente dans cette zone frontalière. Cette action semble être due à une incompréhension apparente de la part des citoyens haïtiens concernant les limites des frontières qui séparent les deux pays. Pour établir la frontière actuelle entre la République dominicaine et Haïti, 311 pyramides de ciment numérotées en série ont été placées, commençant au nord, à l’embouchure de la rivière Dajabón ou Massacre, et se terminant à l’embouchure de la rivière Pedernale, au Sud. Toutes ces pyramides sont marquées du numéro du pays où elles se situent (RD ou RH) et de l’année 1929. La pyramide 13 marque la frontière dans cette zone particulière et le territoire de l’autoroute internationale entre la clôture périphérique et la pyramide 13 appartient à la République dominicaine. 

 L’Armée de la République dominicaine dispose de tous les pouvoirs pour effectuer des patrouilles dans cette zone. Heureusement, l’incident n’a pas dégénéré grâce au professionnalisme de nos soldats qui ont agi avec prudence et dans le respect des droits de l’homme, des accords et traités internationaux. Cependant, à titre préventif et pour garantir la sécurité de la zone, l’armée a décidé d’augmenter le nombre de militaires et de véhicules de patrouilles dans la zone. Le Gouvernement dominicain considère cette action comme une provocation, dans le but de générer un conflit aux conséquences imprévisibles qui ne fera qu’aggraver les relations entre les deux pays. Nous exigeons que les autorités haïtiennes mettent immédiatement fin à ce type de violations. Nous prévenons que notre Gouvernement remplira le mandat constitutionnel de préserver la souveraineté territoriale dominicaine » a prévenu Santo Domingo dans sa note qui n’a rien d’apaisant.

En attendant que les autorités des deux pays trouvent vraiment un terrain d’entente qui n’altère les droits d’aucun des deux peuples, le Président dominicain, Luis Abinader, peut continuer de jouer à la guerre de l’autre côté de la frontière avec son impressionnante armada militaire ; tandis que du côté haïtien, comme si de rien n’était, le premier canal sur la rivière Massacre continue d’avancer à grand pas sous les yeux vigilants des Agents de BSAP (Brigades de Sécurité des Aires Protégées). Ces brigades sont les bras armés de l’ANAP (Agence Nationale des Aires Protégées), un organisme public placé sous la tutelle du Ministère de l’Environnement. L’ANAP est chargée de protéger la biodiversité et d’assurer la gestion de l’environnement sur l’ensemble du territoire national. Pendant ce temps, hommes et femmes : ingénieurs, maçons, ferrailleurs, architectes, conter-maîtres et ouvriers s’activent pour livrer à la population haïtienne en général et aux agriculteurs de la plaine de Maribaroux dans le Nord-Est du pays en particulier, leur premier canal creusé sur la rivière Massacre en vertu du Traité de paix, d’amitié et d’arbitrage signé par les deux Etats le 20 octobre 1929.

(Fin)

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