Deux cent cinquante ans après la naissance de Beethoven, nous lui rendons hommage avec cet article écrit par Alan Woods en 2006.
« Beethoven fut l’ami et le contemporain de la Révolution française, et lui demeura fidèle même à l’époque de la dictature jacobine, lorsque des humanistes aux nerfs fragiles, du type de Schiller, lui tournaient le dos et préféraient détruire des tyrans sur des scènes de théâtres, au moyen d’épées en carton. Beethoven, ce génie plébéien, méprisait fièrement les empereurs, les princes et autres magnats – et c’est le Beethoven que nous aimons pour son optimisme inébranlable, sa tristesse virile, le pathos inspiré de sa lutte et cette volonté d’acier qui lui permettait de saisir le destin à la gorge. » Igor Stravinsky.
S’il est un compositeur qui mérite le qualificatif de révolutionnaire, c’est Beethoven. Le mot « révolution » vient, historiquement, des découvertes de Copernic, qui a prouvé que la terre tourne [du latin « revolvere ». Ndt] autour du soleil, et qui a ainsi bouleversé notre vision de l’univers et de la place que nous y occupons. De même, Beethoven a sans doute accompli la plus importante révolution dans le domaine de la musique moderne. Son œuvre, très riche, comprend – entre autres – neuf symphonies, cinq concertos pour piano, un concerto pour violon, des quatuors à cordes, des sonates pour piano, deux messes, des mélodies et un opéra. Il a transformé la façon de composer et d’écouter de la musique. Jusqu’à sa mort, il ne cessa d’en repousser les limites.
Après Beethoven, il n’était plus possible d’en revenir aux temps où la musique était considérée comme un somnifère à l’usage des riches, qui s’assoupissaient sur une symphonie avant de rentrer paisiblement chez eux. Après Beethoven, on ne rentre pas chez soi en fredonnant quelques airs plaisants. Ce n’est pas une musique qui apaise. Elle choque et trouble. Elle pousse à ressentir et à penser.
Les premières années
Comparant la France et l’Allemagne, Marx soulignait qu’à l’époque où la France accomplissait des révolutions, l’Allemagne en faisait un objet de spéculation théorique. A la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’idéalisme philosophique prospérait, en Allemagne. En Angleterre, la bourgeoisie réalisait une grande révolution dans le domaine de la production. De l’autre côté de la Manche, les Français faisaient une révolution tout aussi grandiose dans le domaine politique. En Allemagne, où les rapports sociaux étaient en retard sur ceux de la France et de l’Angleterre, il n’y eut de révolution que dans le domaine philosophique. Kant, Fichte, Schelling et Hegel discutaient de la nature du monde et des idées – pendant que d’autres peuples s’attelaient à révolutionner effectivement le monde et l’esprit des hommes.
Le mouvement Sturm und Drang – « Tempête et Passion » – était un phénomène typiquement allemand. Goethe était influencé par la philosophie idéaliste allemande, en particulier par Kant. Ici, on détecte les échos de la révolution française – mais ce sont de lointains échos, strictement confinés au monde abstrait de la poésie, de la musique et de la philosophie. Reste que le mouvement Sturm und Drang reflétait la nature révolutionnaire de cette fin de XVIIIe siècle. C’était une époque d’énorme effervescence intellectuelle. Par leurs assauts contre l’idéologie de l’Ancien Régime, les philosophes français avaient anticipé les événements révolutionnaires de 1789. Comme l’écrivait Engels dans son Anti-Duhring : « Les grands hommes qui, en France, ont éclairé les esprits pour la révolution qui venait, faisaient eux-mêmes figure de révolutionnaires au plus haut degré. Ils ne reconnaissaient aucune autorité extérieure, de quelque genre qu’elle fût. Religion, conception de la nature, société, organisation de l’Etat, tout fut soumis à la critique la plus impitoyable ; tout dut justifier son existence devant le tribunal de la raison ou renoncer à l’existence. La raison pensante fut la seule et unique mesure à appliquer à toute chose. Ce fut le temps, où, comme le dit Hegel, le monde était mis sur sa tête, en premier lieu dans ce sens que le cerveau humain et les principes découverts par sa pensée prétendaient servir de base à toute action et à toute association humaines, et, plus tard, en ce sens plus large que la réalité en contradiction avec ces principes fut inversée en fait de fond en comble. »
Mais c’est seulement avec Beethoven que l’esprit de la révolution française trouve son authentique expression musicale.
L’impact de cette effervescence pré-révolutionnaire se fit sentir bien au-delà des frontières de la France : en Allemagne, en Angleterre et même en Russie. En littérature, les vieilles formes classiques étaient graduellement dissoutes. Cette évolution se refléta dans la poésie de Wolfgang Goethe – le plus grand poète que l’Allemagne ait produit. Faust, son plus beau chef d’œuvre, est saturé d’esprit dialectique. Méphistophélès y incarne l’esprit vivant de la négation qui pénètre toute chose. Cette tendance révolutionnaire trouve un écho dans les dernières œuvres de Mozart, et notamment dans son Don Giovanni, dont le chœur passionné clame : « Vive la liberté ! ». Mais c’est seulement avec Beethoven que l’esprit de la révolution française trouve son authentique expression musicale.
Ludwig van Beethoven est né à Bonn, en Allemagne, le 17 décembre 1770. Son père, Johann, était un musicien d’origine flamande employé à la cour de l’Archevêque-électeur. Toutes les sources le décrivent comme un être sévère, brutal et alcoolique. La mère de Ludwig, Maria Magdalena, souffrit le martyre avec résignation. L’enfance de Beethoven ne fut pas heureuse. Cela explique sans doute son caractère introverti, maussade – et son esprit rebelle.
L’éducation du jeune Ludwig fut au mieux médiocre. Il quitta l’école à l’âge de 11 ans. La première personne à détecter son énorme potentiel fut l’organiste de la cour, Gottlob Neffe, qui l’initia aux œuvres de Bach.
Ayant remarqué le talent précoce de son fils, Johann tenta d’en faire un enfant prodige – un nouveau Mozart. Mais Johann fut rapidement déçu. Ludwig n’était pas le jeune Mozart. Bizarrement, il n’avait pas d’inclination naturelle pour la musique. Il fallait le pousser. Son père l’envoya chez plusieurs professeurs pour le forcer à développer ses talents musicaux.
Beethoven à Vienne
A cette époque, Bonn, capitale de l’Electorat de Cologne, était une ville provinciale endormie. Pour évoluer, le jeune Beethoven devait aller étudier à Vienne, en Autriche. La famille n’était pas riche, mais Beethoven parvint à s’y rendre une première fois en 1787. Il y rencontra Mozart, auquel il fit une forte impression. Plus tard, Haydn fut l’un de ses professeurs. Mais il dut rapidement revenir à Bonn, où sa mère était gravement malade. Elle mourut peu après. Ce fut la première d’une longue série de tragédies familiales et personnelles qui, toute sa vie, accablèrent Beethoven. En 1792, l’année où Louis XVI fut décapité, Beethoven retourna à Vienne, où il vécut jusqu’à sa mort.
Les portraits de l’époque nous montrent un jeune homme ombrageux dont l’expression indique une tension interne et une nature passionnée. Il n’était pas bel homme : une large tête, un nez romain, un visage épais à la peau grêlée, des cheveux touffus qui semblaient ne jamais être peignés. Du fait de son teint sombre, on l’appelait « l’Espagnol ». Petit, trapu et maladroit, il avait des manières plébéiennes.
Ce rebelle né, mal fagoté et d’humeur revêche n’avait aucun des raffinements à la mode dans l’ambiance aristocratique et fastidieuse de Vienne. Comme tous les autres compositeurs de l’époque, Beethoven vivait des commissions et subventions de mécènes. Mais il ne leur appartenait pas. A la différence de Haydn, il n’était pas un courtisan. Ce que l’aristocratie viennoise pensait de cet homme étrange ne nous est pas connu. Mais la grandeur de sa musique lui assurait des commissions – et donc de quoi vivre.
Beethoven ne devait pas du tout se sentir à son aise. Il méprisait les conventions et l’orthodoxie. Il ne prêtait pas la moindre attention à son apparence et à son entourage. Beethoven vivait et respirait pour sa musique. Il était indifférent au confort matériel. Sa vie, chaotique, était celle d’un Bohémien. Son logement, toujours en désordre, était d’une saleté repoussante. Des bouts de nourriture traînaient ici et là – et même ses pots de chambre n’étaient pas régulièrement vidés.
Son attitude à l’égard des princes et des nobles qui le payaient a été saisie dans un tableau célèbre. On y voit le compositeur, sur une promenade, aux côtés du poète Goethe, de l’Archiduchesse Rodolphe et de l’Empereur. Mais alors que Goethe ôte son chapeau et s’écarte respectueusement sur le passage du couple royal, Beethoven l’ignore complètement et poursuit son chemin. Suffoquant dans l’atmosphère bourgeoise de Vienne, il écrivit ce commentaire désespéré : « Tant que les Autrichiens auront leur bière brune et leurs petites saucisses, ils ne se révolteront jamais ». [1]
Une époque révolutionnaire
Le monde dans lequel Beethoven a grandi était en plein bouleversement. C’était un monde de guerres, de révolutions et de contre-révolutions – tout comme le nôtre, aujourd’hui. En 1776, les colons américains sont parvenus à conquérir leur liberté dans une révolution qui prit la forme d’une guerre de libération nationale contre la Grande-Bretagne. C’était le premier acte d’un grand drame historique.
La Révolution américaine proclamait les idéaux de la liberté individuelle, qui venaient des Lumières françaises. Quelques années plus tard, les idées des Droits de l’Homme revenaient en France d’une façon encore plus explosive. La prise de la Bastille, en juillet 1789, marquait un tournant de l’histoire mondiale.
Dans sa phase ascendante, la Révolution française balaya tout le bric-à-brac accumulé du féodalisme. Elle dressa sur ses jambes une nation toute entière et affronta les monarchies d’Europe avec courage et détermination. L’esprit libérateur de la révolution se répandait rapidement à travers l’Europe. De telles époques exigent de nouvelles formes et de nouveaux modes d’expression artistiques. La musique de Beethoven répondait pleinement à cette exigence. Elle exprime mieux que toute autre l’esprit de son époque.
En janvier 1793, les Jacobins décapitèrent Louis XVI. Une vague de panique submergea toutes les cours d’Europe. L’hostilité à l’égard de la France révolutionnaire s’accentua considérablement. Nombre de « libéraux » qui, dans un premier temps, avaient salué la révolution avec enthousiasme, s’en détournaient et ralliaient le chœur de la réaction. Partout, les partisans de la révolution faisaient l’objet de suspicion et de persécution.
C’était une époque orageuse. Les armées révolutionnaires de la jeune République française repoussaient les armées monarchistes et féodales d’Europe – et passaient à la contre-attaque. Depuis le début, le jeune Beethoven était un ardent admirateur de la révolution française. Il était atterré par le fait que l’Autriche dirigeait la coalition réactionnaire contre la France. La capitale de l’Empire était saturée d’une ambiance de terreur et de suspicions. Les espions à la solde du régime pullulaient. La censure écrasait la liberté d’expression. Mais ce qui ne pouvait pas se dire par des mots pouvait s’exprimer dans de la grande musique.
Son apprentissage auprès d’Haydn ne se passait pas très bien. Il développait déjà des idées originales qui ne plaisaient pas beaucoup à ce vieil homme fermement accroché au style aristocratique. C’était un choc entre le nouveau et l’ancien. Cependant, Beethoven se faisait une réputation, comme pianiste. Son style était violent – tout comme l’époque. On dit qu’il frappait si fort sur le piano qu’il en brisait des cordes. Il commençait à être reconnu comme un compositeur original. Il prit Vienne d’assaut. Il avait du succès.
La vie joue parfois aux hommes et aux femmes les tours les plus cruels. En 1796, Beethoven contracta une maladie – probablement un type de méningite – qui affecta son ouïe. Il avait 28 ans et, déjà, une belle renommée. En 1800, il ressentit les premiers symptômes de la surdité. Même s’il ne fut complètement sourd qu’à la fin de sa vie, l’inéluctable déclin de son ouïe fut une terrible torture. Il sombra dans la dépression et songea même à se suicider. A ce propos, il écrivait que sa musique seule le maintenait en vie. L’expérience de cette souffrance aiguë, et la lutte pour la dépasser, a imprégné sa musique d’un esprit profondément humain.
Un homme plus faible que lui aurait été détruit. Mais Beethoven a transformé sa surdité en un avantage.
Sa vie personnelle ne fut jamais heureuse. Il avait pour habitude de tomber amoureux des filles (et des femmes) de ses riches mécènes. Cela se terminait toujours mal – et par un nouvel accès dépressif. Après l’une des ces épreuves, il écrivit : « C’est l’art et seulement lui qui m’a retenu ! Il me semblait impossible de quitter le monde avant d’avoir fait naître tout ce pour quoi je me sentais disposé. »
Au début de l’année 1801, il connut une sévère crise personnelle. D’après le Testament de Heiligenstadt (une lettre à ses frères), il était au bord du suicide. Mais après s’être arraché à cette phase dépressive, Beethoven se jeta avec une vigueur renouvelée dans le travail de création musicale. Un homme plus faible que lui aurait été détruit. Mais Beethoven a transformé sa surdité – un handicap grave, chez tout homme, mais une catastrophe chez un compositeur – en un avantage. Son oreille interne lui fournissait tout ce dont il avait besoin pour composer de la grande musique. L’année même de sa crise la plus dévastatrice (1802), il composa sa magnifique symphonie Héroïque.
A Suivre
Notes
[1] Beethoven se trompait. Vingt ans après sa mort, la jeunesse et la classe ouvrière viennoises se sont soulevées, lors de la révolution de 1848.
La Riposte Socialiste 17 Décembre 2020